Le gaslighting, ou quand votre boss vous fait croire que vous perdez la tête

22 sept. 2022

6min

Le gaslighting, ou quand votre boss vous fait croire que vous perdez la tête
auteur.e
Aurélie Cerffond

Journaliste @Welcome to the jungle

« Je n’ai jamais dit ça, tu as rêvé ou mal compris ! » Déformer, omettre des informations, mentir ou nier le ressenti de l’autre sont autant de pratiques qui caractérisent le gaslighting. Cette manipulation mentale fréquente au travail sème le doute dans l’esprit des personnes qui en sont victimes, à tel point qu’elles finissent par douter d’elles-mêmes et de leurs propres perceptions. Quels en sont les principaux rouages et comment s’en prémunir ? Éléments de réponse avec Johanna Rozenblum, psychologue clinicienne.

« Très tôt le matin ou tard le soir, ma manager m’envoyait une liste d’au moins dix tâches à effectuer en urgence en me mettant une pression énorme. » À cette époque, Gwendoline arrivait toujours très tôt au travail pour avancer avant l’arrivée de sa supérieure. Mais la douche froide ne se faisait pas attendre et systématiquement cette dernière lui demandait avec mépris pourquoi elle avait fait toutes ces choses. « Si j’avais le malheur de lui dire que je ne faisais qu’appliquer SES demandes, elle me répondait sèchement “Tu as lu le mail dans le mauvais sens, ce n’est pas du tout ce que je voulais dire !” Ce manège à répétition m’a fait perdre les pédales. Je me pensais idiote… », témoigne l’ancienne assistante marketing, aujourd’hui loin de cette relation toxique.

Qu’est-ce que le gaslighting ?

Déformer ou omettre des informationstu n’as pas eu la note interne ? »), mentir éhontémentje ne sais pas de quoi tu parles ? »), ou encore modifier des détails de l’environnement de sa victimebizarre, impossible de remettre la main sur mon disque dur… ») sont autant de techniques caractéristiques du gaslighting.

Leur but ? Asseoir leur emprise sur leurs victimes pour mieux les affaiblir, explique Johanna Rozenblum psychologue clinicienne, auteure de Pervers narcissiques, comprendre l’emprise pour s’en libérer (Éd. Alpen) : « Le gaslighting renvoie au phénomène de manipulation sur le long terme, on parle de détournement cognitif. C’est une forme de harcèlement qui va priver la victime de son libre-arbitre et de sa confiance dans le seul but d’obtenir ce que l’on souhaite. »

L’expression « gaslighting » tire son origine de la pièce de théâtre Angel Street de Patrick Hamilton qui sera adaptée au cinéma en 1954 sous le titre Gaslight (Hantise dans sa version française). Dans ce thriller psychologique, un mari aisé tente de faire croire à sa femme qu’elle devient folle, notamment quand cette dernière remarque un affaiblissement de l’éclairage au gaz de la maison. Il affirme qu’elle imagine ce changement de luminosité, alors qu’il a bien lieu lorsque ce dernier fouille le grenier, en quête d’un trésor caché. Le terme gaslight sera ensuite repris dans les travaux de recherches scientifiques.

Le bureau, un terreau favorable pour le gaslighting

« Dans le milieu professionnel, le gaslighting permet de déstabiliser le collègue victime pour le mettre en échec et l’accuser ensuite d’incompétence », explique la psychologue.Madeleine en a été victime lors de son premier boulot de coordinatrice pédagogique, lorsqu’elle travaillait sous les ordres d’une chercheuse et professeure d’université qu’elle admirait. Si, au départ, les relations entre les deux femmes sont simples, elles ne tardent à se dégrader : « Elle s’est plainte de la qualité de mon travail auprès de la DRH, m’a même accusée de comploter contre elle… L’ambiance au bureau était délétère. Je ne comprenais pas ce que je faisais de mal et je me remettais tout le temps en question. Petit à petit j’ai commencé à perdre mes moyens et à moins performer au boulot… »

Cette manipulation psychologique propre au gaslighting, et particulièrement insidieuse, détruit doucement la confiance en soi de la victime en la rendant vulnérable psychiquement, précise la thérapeute : « *Elle n’a plus confiance en son jugement, en sa mémoire, elle ne sait plus qui croire… ça rend fou car plus rien n’a de sens ! Les informations sont contradictoires mais toujours sous couvert de bienveillance…* » Pire, avec le temps la souffrance ne se limite plus à la sphère professionnelle et vient envahir le quotidien.

En plus d’un profond malaise psychologique, la victime de gaslighting peut ressentir des troubles du sommeil, des douleurs (maux de tête, maux de ventre, tensions, tachycardie…). Une souffrance qui peut donner des idées noires dans les cas les plus graves ou si cette manipulation reste invisible aux yeux de l’entourage. Isoler sa victime permet d’ailleurs de mieux l’assujettir, comme l’atteste le témoignage de Julie, ancienne cadre dans l’industrie pharmaceutique : « Mon N+1 me répétait à l’envi “tout le monde trouve que tu mets une mauvaise ambiance” ou encore “ton équipe pense que tu travailles mal”. C’était redoutablement efficace, je doutais de moi ET de mon entourage en permanence… »

Une violence psychologique malheureusement commune dans la sphère professionnelle, comme le déplore Johanna Rozenblum, qui en dépeint le cas de figure classique du patron qui fait des reproches humiliants voire menaçants à l’écart du groupe, pour ensuite le tourner en dérision ou dire à sa victime qu’elle exagère ou qu’elle prend tout mal : « En niant sciemment la souffrance de sa victime, il la désoriente au point de la faire douter de ce qui s’est réellement passé. » Le salarié finit par craindre son patron et fera tout pour éviter la confrontation. Ce harcèlement, - car le gaslighting est bien une forme de harcèlement -, aura permis de “soumettre” sa victime, qui ne dénoncera pas son bourreau.

Le gaslighter, un profil de pervers narcissique ?

« Après m’avoir piégé et humilié devant un client, ma manager a retourné le problème à l’occasion de mon entretien annuel en pointant le fait que je m’étais braqué suite à son “feedback”. J’étais ébahie par sa capacité à remixer complètement ce qui s’était passé », confie Édouard, chef de projet et victime de gaslighting.

Face à ces attitudes qui semblent dénuées d’empathie, on peut se demander si les gaslighters ne seraient pas un peu pervers narcissique sur les bords ? Pour la psychologue, cela se confirme dans la grande majorité des cas : « *Ce sont souvent des individus en quête de pouvoir, de reconnaissance et d’admiration. Ces managers veulent dominer, soumettre. Leur profil narcissique les conduit à humilier et ne jamais se remettre en cause. Ils nieront et feront tout pour faire accepter LEUR version. » Sans oublier que le gaslighter est un menteur pathologique qui réussit très bien à choisir sa victime : « Il gagne sa confiance pour ensuite la “décerveler”. Une étape connue de la mise sous emprise des pervers narcissiques, les profils sont effectivement similaires* », observe la spécialiste.

Ce type de manipulation (un peu extrême) fait-il légion dans les open spaces ou concerne-t-il seulement certains milieux pro ? Si les chiffres manquent, la psychologue atteste d’une récurrence non négligeable de ce type de cas : « La parole se libère et le phénomène de gaslighting se fait de plus en plus connaître, nous (les psychologues, ndlr) entendons donc davantage de récit. Au cabinet, la moitié des patients venant pour un burn out ont été victimes de gaslighting par un supérieur hiérarchique.»

La spécialiste a également constaté qu’il n’y avait pas de milieu professionnel privilégié, ni même de profil socio-professionnel plus représenté. Pour autant, « les grosses sociétés où règnent la compétition et le pouvoir, où les employés sont des “anonymes”, où le travail d’équipe n’est pas valorisé, peuvent favoriser ces profils dominants et manipulateurs. » Dans ces environnements, il faudra alors redoubler d’attention.

Comment reconnaître le gaslighting ? 4 signes qui doivent alerter

Face à sa manager qui la pressurise, Madeleine bloque, n’arrive plus à travailler. Elle regarde son écran pendant des heures sans réussir à écrire un mail, tout devient une montagne. Elle prend du retard, puis c’est la faute… Le gaslighting fait perdre ses moyens, la victime se sent vide, comme broyée, privée de son libre-arbitre : « Un salarié qui a l’impression de sombrer psychologiquement alors que son supérieur prétend l’aider et faire ce qui est “bon” pour lui, doit questionner la nature de la relation, analyse Johanna Rozenblum. L’emprise du gaslighter est peut-être déjà en marche… »

Voici 4 attitudes à surveiller de près lorsqu’il y a un soupçon de gaslighting :

Vous devenez (trop) rapidement le centre d’intérêt et d’attention de quelqu’un (souvent un manager).
Un collègue ou un manager vous impose sa présence au travail mais aussi sur vos temps personnels (appels, mails en soirée…).
Les critiques succèdent aux compliments, les humiliations aux encouragements.
Les phrases du type « c’est pour ton bien » , « tu te vexes vite », « ne fais pas semblant de ne pas comprendre » fusent.

Face au côté insidieux de cette forme de manipulation et l’état de confusion qu’il génère chez ses victimes, il faudra également redoubler de vigilance pour protéger ses coéquipiers. En effet, il n’est pas rare qu’une personne “gaslightée” ait le sentiment de perdre pied et de devenir folle.

Le processus pour s’en sortir peut être long pour la victime, qui aura besoin de verbaliser son expérience et de la partager avec d’autres afin de rompre l’isolement. Dans l’entreprise d’Édouard par exemple, le déclic s’est fait après qu’une autre personne de son équipe a quitté son poste. À ce moment-là, les langues se sont déliées et le chef de projet a alors compris que ce n’était pas lui le problème.

S’accorder une période d’inactivité professionnelle pour se ressourcer, se reconvertir, suivre une thérapie… chacun emprunte un chemin différent pour cicatriser d’une telle expérience. Mais dans tous les cas, consulter un spécialiste est fondamental estime Johanna Rozenblum : « Se confier à un psychologue, - une personne neutre et bienveillante qui ne juge pas - , permettra de faire le récit tel que la victime le vit dans son quotidien et de poser les mots. » Verbaliser, conscientiser, accepter aussi d’avoir été victime, c’est aussi ça le début de la reconstruction.
Photographie par Thomas Decamps
Édité par Romane Ganneval

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