Éléna Poincet (Tehtris) : de la DGSE à la cybersécurité, elle trace sa légende

06 oct. 2022 - mis à jour le 03 oct. 2022

5min

Éléna Poincet (Tehtris) : de la DGSE à la cybersécurité, elle trace sa légende
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Paulina Jonquères d'Oriola

Journalist & Content Manager

Militaire dans les troupes d’élite pendant 12 ans, puis agente pour la DGSE durant 14 ans, Éléna Poincet a cofondé Tehtris et levé près de 20 millions d’euros, soit un record mondial dans la cybersécurité. Mais ce que l’on retiendra surtout, c’est la confiance inébranlable de cette femme intrépide, guidée par son intuition et sa vision de la vie en mode grand format. Portrait chinois.

À quoi ressemble la chambre d’enfant d’une future agente de la DGSE ?

Dans ma famille, nous n’avions pas beaucoup de jouets. Je devais avoir une poupée et une trousse d’infirmière. J’étais le genre d’enfant casse-cou toujours sur son vélo. J’avais besoin de bouger, d’explorer, d’apprendre et surtout, d’être indépendante.

Quelle a été la réaction de vos parents quand vous leur avez annoncé votre désir de rejoindre l’armée ?

Mon père étant un ancien militaire, cela n’avait rien de surprenant pour eux. De mon côté, je ne me voyais pas faire un autre métier. Je voulais m’aventurer au-delà de ma Vendée natale !

Votre premier souvenir quand vous avez enfilé vos rangers ?

J’ai pensé que le treillis n’allait pas aux filles, mais clairement, je n’étais pas là pour ça. À vrai dire, les deux premiers mois ont été difficiles car à l’époque, nous n’avions pas le droit de sortir (notamment pour des raisons médicales liées à la vaccination), ni même de porter de vêtements civils. Mais petit à petit, tout s’est mis en place, notamment car j’étais très sportive, ce qui est central pour un militaire.

Le moment le plus stressant de votre vie, dans les troupes d’élite ou à la DGSE ?

Le stress peut surgir à n’importe quel instant quand on est en mission, qu’elle soit complexe ou non, ne serait-ce que lorsque l’on saute d’un avion. Parfois, c’est (juste) l’angoisse de ne pas revenir.

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Votre technique pour gérer le stress en mission ?

Lorsque l’on est pris dans ce genre d’activité, c’est que l’on a déjà cette maîtrise de soi. Bien sûr, avec le temps, cela se muscle encore davantage, mais je n’ai pas suivi d’entraînement spécifique sur la gestion du stress. La seule chose que je pouvais faire, c’était respecter ce que l’on m’avait appris, faire ce que l’on m’avait demandé, prêter attention au milieu hostile dans lequel j’évoluais. Avec tous ces paramètres, je me créais ma bulle de sécurité et je minimisais les risques.

Le moment où vous avez décidé de raccrocher ?

J’ai décidé d’arrêter en 2009 lorsque j’ai rencontré Laurent Oudot en mission, avec qui j’ai ensuite fondé Tehtris. Il était aussi à la DGSE. Ça a été un coup de foudre professionnel et sentimental. Je n’avais absolument pas pour projet de devenir entrepreneure. Tout s’est fait en l’espace de peu de temps. Une rencontre et ma vie a basculé !

Quelle part donnez-vous à l’intuition dans votre vie ?

L’intuition est centrale pour moi. C’est ce qui a présidé aux grandes décisions stratégiques pour Tehtris, comme la création de notre produit en 2012, notre déménagement dans le bassin bordelais en 2013, puis la levée de fonds en 2020 pour passer à l’échelle. Je vois les choses en grand, c’est essentiel pour moi si l’on veut réussir. Et puis regarder ce qui roule et ronronne, cela ne m’intéresse pas longtemps !

« L’intuition est centrale pour moi. »

Finalement, votre meilleur socle… c’est vous ?

Oui, il le faut. Avec Laurent, nous n’avons pas peur de tout perdre. De toute façon, qu’y a-t-il vraiment à perdre sur cette terre si ce n’est la vie ? Contrairement à beaucoup d’entrepreneurs qui vont se questionner et demander conseil partout, nous préférons avancer en confiance car nous savons où nous voulons aller. Bien sûr, le marché de la cybersécurité est rude au niveau mondial. Mais savoir prendre des risques est fondamental pour passer au niveau supérieur.

Les qualités d’agente qui vous ont permis de monter votre entreprise ?

Par delà mon précédent travail, j’ai toujours conduit et organisé mes activités, anticipé pour que tout se synchronise. Je fais désormais la même chose au quotidien, qu’il s’agisse du management des équipes ou d’autres sujets : comme en mission, il faut toujours avoir deux ou trois coups d’avance. Je crois aussi qu’avec Laurent, nous avons une grande résistance à l’effort. Nous avons toujours travaillé en permanence.

Diriger une boîte, c’est être 100 % authentique ou rentrer aussi dans un costume comme on arbore sa légende quand on est agente ?

Pour moi, c’est être 100 % authentique. Je me souviens de quelqu’un qui m’a dit : « Reste comme tu es ». Cela veut dire aussi que si je dois entrer en conflit avec quelqu’un, je le fais.

Qu’est-ce qui fait selon vous qu’un collaborateur ou une collaboratrice est « fiable » ?

La qualité, le travail et la perfection. Je ne supporte pas les choses mal faites. Pour moi, un collaborateur fiable est tout simplement quelqu’un avec qui je peux travailler en pleine confiance. Je ne cache pas qu’au début d’une collaboration, je vais contrôler le travail pour m’assurer qu’il est bien fait. Mais une fois que cela est acté, je fais confiance à mes équipes. Pour autant, cela ne veut pas dire que je laisse mes collaborateurs en liberté. Tehtris est pour moi comme un train. J’aime poser les rails et Laurent est plutôt à bord. Ce qui ne m’empêche pas de temps à autre d’aller au fond du train pour m’assurer que notre travail est irréprochable… Bien entendu, je ne peux pas avoir des entretiens individuels avec toute mon équipe. Nous sommes passés de 40 à 270 employés ! D’ailleurs, cette phase de scale-up est assez violente, et il y a forcément des dégâts collatéraux, des ruptures, des changements. C’est vraiment dense humainement.

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Votre technique de détecteur de mensonges ?

C’est assez facile de repérer qu’une personne ment, elle ne regarde pas dans les yeux, multiplie les mimiques. Bref, elle n’est pas naturelle !

La valeur n°1 que vous souhaitez transmettre à vos équipes ?

Je ne sais pas si c’est une valeur, mais je veux simplement que mes collaborateurs soient heureux au travail. C’est-à-dire qu’ils soient eux-mêmes, qu’ils soient vrais. Pas besoin de costume pour ça. Je suis convaincue que ce n’est que de cette façon qu’on se connecte vraiment aux gens. Après, on n’est pas obligé de s’entendre avec tout le monde, mais au moins, on échange véritablement.

Votre management, plutôt vertical ou horizontal ?

Dans l’entreprise, nous avons plusieurs directions. La plus grosse d’entre elles est la direction technique où l’on retrouve la majorité des ingénieurs. Cette organisation matricielle est très « flat ». C’est-à-dire, par exemple, qu’une équipe peut intervenir dans une autre si besoin. Par dessus, il y a des leaders techniques qui ne sont pas des managers au sens classique du terme. Nous avons une équipe people transversale qui se charge des points de situation avec les ingénieurs et technical leaders. À l’inverse, notre équipe business est plus pyramidale car les besoins sont différents. Ce sont deux organisations très distinctes, mais une chose est sûre : il est impossible de manager plus de dix personnes en direct. Nous avons même un coach qui intervient auprès des différentes équipes. Certains de nos employés sont très jeunes et il est important pour nous qu’ils se sentent bien dans l’entreprise. Notre souhait avec Laurent est de créer un cocon de sécurité pour nos employés, c’est vraiment essentiel en phase de croissance. Les collaborateurs ne doivent pas être stressés, c’est nous qui devons l’être !

« Une chose est sûre : il est impossible de manager plus de dix personnes en direct. »

En tant que dirigeante, vous vous accordez tout de même le droit à la vulnérabilité ?

C’est certain, on ne peut pas faire face à tout seul, mais notre avantage est que nous sommes deux, du coup je ne connais pas la solitude du chef. Parfois, on nous dit qu’il est étrange d’avoir une entreprise bicéphale, mais je trouve cela extraordinaire car nous avons chacun nos responsabilités. Et puis c’est l’assurance d’une continuité, même lorsque l’un de nous est en déplacement. Et sinon, d’un point de vue plus personnel, je m’accorde 40 minutes de sport par jour. L’activité physique est restée fondamentale pour moi.

Vous vous imaginez où dans 10 ans ?

Là, vous m’en demandez beaucoup ! Mon objectif est que l’on devienne le leader européen des solutions de cybersécurité, et je ne veux pas m’arrêter tant que je n’y serais pas parvenue. Reste que je ne m’imagine pas encore travailler dans 10 ans… Il est difficile, après une carrière si remplie, de se dire qu’on va arrêter. À un moment donné, je devrai faire des choix. Mais pour l’instant, le but est de donner le maximum d’énergie pour atteindre nos objectifs !

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Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ