Débauchage : quand la pratique vous met-elle « en faute » ?

07 févr. 2023

5min

Débauchage : quand la pratique vous met-elle « en faute » ?
auteur.e
Marlène Moreira

Journaliste indépendante.

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Dans l’univers du recrutement, la tentation de trouver la perle rare chez un concurrent est forte. Et dans un monde du travail en tension, elle est parfois irrésistible. Mais à trop jouer avec les limites, ne risquez-vous pas de vous mettre en danger ?

Regarde comme l’herbe est plus verte chez moi

Paul était tranquillement en train de bronzer dans son jardin, quand une délicieuse odeur de barbecue l’a poussé à se lever de son transat pour regarder par-dessus la clôture. « Miam, des saucisses de tofu ! Oh, et il y a aussi une herbe bien verte, une piscine et une pergola… » Le débauchage, c’est ça, une pratique qui consiste à attirer, puis recruter un collaborateur déjà en poste, et généralement chez le concurrent d’à-côté.

Une nouvelle norme dans le monde du travail ?

Mais le débauchage n’a pas toujours été une pratique commune. Il y a une dizaine d’années, elle était perçue comme très agressive, et donc peu employée. « Avant, les RH faisaient du “post & pray” : ils déposaient une annonce et attendaient gentiment les candidatures », confirme Léo Bernard, co-fondateur de T-Shaped Recruiter et expert du Lab. Depuis, le monde du travail a changé.

Dans certains secteurs ou métiers pénuriques, le débauchage est devenu la norme. Pour Élodie, recruteuse interne dans une ESN, la pratique est même une nécessité. « Je recrute exclusivement des ingénieurs, sur une technologie très précise. Le débauchage, c’est 99 % de mes recrutements. C’est la normalité dans un secteur concurrentiel comme le nôtre, et nos concurrents ne se privent pas de faire de même chez nous », explique-t-elle.

Un terrain de chasse : LinkedIn

LinkedIn, c’est du pain béni pour les recruteurs. En un clin d’œil, ils sont en mesure de connaître les postes et les compétences des salariés des entreprises concurrentes. « Avec le temps, on se met moins de limites. Sur une semaine classique, je peux envoyer des propositions à quatre développeurs de la même société. Puis quatre de plus sur la suivante. Il faut savoir qu’un ingénieur, dans notre secteur, reçoit facilement sept ou huit messages d’approche par semaine », renchérit Élodie. Un travail de volume, qui porte ses fruits.

Le réseau social est d’ailleurs un terrain de chasse si prolifique que certaines entreprises invitent leurs collaborateurs à effacer leurs profils. « Ce n’est pas du tout la norme, mais cela arrive. Et effectivement, cela éloigne 90 % des recruteurs. Mais pour moi, ce n’est pas une bonne pratique et c’est surtout le signe d’un manque de confiance », alerte Léo Bernard. N’est-ce pas aux entreprises de savoir chouchouter leurs salariés pour qu’ils ne se laissent pas séduire par un fumet de saucisse ?

Entre menaces, e-mails furieux et pactes de non-agression

Élodie le sait, ses pratiques sont parfois « borderline ». Sa limite ? Les pactes de non-agression, souvent officieux, imposés par sa direction. « Il y a parfois des accords tacites avec certaines entreprises concurrentes. Auquel cas, on les respecte à la lettre et on ne débauche pas. Mais cela reste rare », observe-t-elle.

« De temps en temps on a le droit à des e-mails incendiaires de sociétés concurrentes qui nous demandent d’arrêter de chasser leurs salariés. On râle un peu, et on arrête… au moins pendant quelques mois »

Mais au-delà de ces accords, elle a appris à jouer avec les règles. « Quand une nouvelle recrue arrive de la concurrence, on lui demande les noms de ses anciens collègues susceptibles d’être intéressés par nos missions », explique-t-elle. S’il ne s’agit pas de débaucher toute une équipe, cette pratique offre de nouvelles pistes à « explorer plus tard ».
« De temps en temps on a le droit à des e-mails incendiaires de sociétés concurrentes qui nous demandent d’arrêter de chasser leurs salariés. On râle un peu, et on arrête… au moins pendant quelques mois », reconnaît Élodie. Mais alors, comment savoir quand la pratique va trop loin ?

Bien pratiquer ce sport à haut risque

Parce qu’un contrat de travail ne lie pas un salarié à son entreprise « jusqu’à ce que la mort les sépare », le débauchage n’est pas interdit. Mais il reste, heureusement, très encadré.

La concurrence déloyale : c’est quoi ?

En matière de recrutement, tout n’est pas permis. « Un collaborateur a un devoir de loyauté envers son entreprise et peut avoir signé une clause de non-concurrence et de confidentialité », rappelle Me Élise Fabing, avocate en droit du travail et experte du Lab.
Sur la brochette des pratiques communément épinglées pour concurrence déloyale, on retrouve le fait d’offrir un salaire démesurément élevé, de détourner la clientèle, de divulguer des secrets de fabrication, et même, de s’engager implicitement à prendre en charge les pénalités susceptibles d’être demandées par l’ancien employeur. Avec à la clé, un dédommagement à payer à l’entreprise victime.

Malgré tout, les pénalités pour débauchage restent rares. Car la justice punit principalement le débauchage de masse, qui met réellement en péril la santé et les intérêts de l’entreprise. « Bien sûr qu’en allant chercher des C-level, on déséquilibre la boîte… mais une entreprise peut s’en remettre. La ligne rouge, c’est davantage une question de volume que de profils », explique Léo Bernard. Un constat et une éthique partagés par Élodie : « Je ne m’attaque qu’à de grosses structures, similaires à la mienne, que l’on ne peut pas faire couler en la privant de quelques talents. Personne ne met réellement l’autre en danger. On connaît les règles. » Business is business, n’est-ce pas ?

Nul n’est censé ignorer la loi… et même ceux dont ce n’est pas le métier

Alors qui sont les mauvais élèves en matière de débauchage ? Pas nécessairement ceux que l’on imagine ! Car si les recruteurs internes savent flirter avec la ligne rouge, ce sont rarement ceux qui la dépassent. Les dirigeants, eux, ont parfois moins de scrupules. Pour Léo Bernard, c’est donc aussi le rôle des ressources humaines de jouer les garde-fous quand la direction pense trop « business first ». « Bien souvent, celle-ci connaît peu ces délits de parasitisme, et pense que c’est normal d’avoir de telles pratiques », analyse-t-il.

Les managers du terrain ne sont pas en reste. « Dans la majorité des cas, ils ont des pratiques déloyales “par accident”. C’est pourquoi il est important de former les managers concernés aux bonnes pratiques et à l’éthique de la chasse », ajoute l’expert. Et notamment dans les entreprises en croissance, au sein desquelles les managers sont invités à contribuer aux efforts de recrutement afin de faire grandir leurs équipes rapidement.

Et la clause de non-concurrence dans tout ça ?

Vous la connaissez tous, cette fameuse clause que l’on retrouve sur tous les modèles de contrat de travail téléchargeables en quelques clics sur Internet, n’est-ce pas ? « Chaque salarié s’engage, quand il quitte l’entreprise, à en respecter les clauses. Mais dans les faits, cette clause est rarement bien formulée, et donc inapplicable », observe Me Élise Fabing. Une brèche dans laquelle certains recruteurs savent se faufiler, sans craindre d’être inquiétés par la justice.

« Proposer les mêmes clauses à une personne qui travaille sur des activités communes, et une autre qui travaille sur du secret industriel, cela se retournera forcément contre l’entreprise un jour ou l’autre »

Car pour être valide, elle doit réunir plusieurs conditions : être limitée dans le temps et l’espace, tenir compte des conditions de l’emploi, être indispensable à la protection des intérêts de l’entreprise et comporter une contrepartie financière. Et pour Élise Fabing, beaucoup d’entreprises « pèchent par flemme » : « Souvent, les contrats de travail ne reflètent pas le besoin réel de l’entreprise. Ils ne sont pas adaptés au secteur d’activité et aux profils recrutés. Proposer les mêmes clauses à une personne qui travaille sur des activités communes, et une autre qui travaille sur du secret industriel, cela se retournera forcément contre l’entreprise un jour ou l’autre ».

Alors, si on recrutait autrement ?

Pour beaucoup, le débauchage est vu comme le meilleur moyen de recruter rapidement des candidats opérationnels pour un poste. Mais est-ce vrai ? « J’observe que les collaborateurs qui passent d’un concurrent à un autre ont parfois des œillères dans leur façon de réfléchir. De temps en temps, il vaut mieux avoir du sang neuf. D’autant plus que quelqu’un qui est excellent dans un domaine connexe le sera sans doute ailleurs… et viendra avec de nouvelles idées », recommande Léo Bernard. Et si les passerelles entre des métiers ou des secteurs d’activité proches offraient la meilleure manière de recruter, les risques du débauchage en moins ? Et si la mobilité était une opportunité pour l’employé et pour l’employeur ?

Tout bon recruteur sait qu’un recrutement doit être fait en respectant l’éthique, la loi… et en gardant en tête l’intérêt du candidat. Car c’est lui qui fera le succès ou l’échec de ce recrutement. Renoncer au mouvement, c’est se renfermer et se priver d’idées nouvelles. Pour Elodie, c’est évident : « Chaque entreprise propose finalement des avantages et une culture propre, différente des autres. Donc au fond, si un salarié nous rejoint, c’est parce que la proposition de la concurrence n’était pas faite pour lui. Dans ce grand mercato du débauchage, tout le monde sort gagnant. »
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Article édité par Mélissa Darré, photo : Thomas Decamps pour WTTJ.