C. Senik : « Il y a un enjeu à maintenir le travail comme lieu de sociabilisation »

11 juil. 2023

4min

C. Senik : « Il y a un enjeu à maintenir le travail comme lieu de sociabilisation »
auteur.e
Anais Koopman

Journaliste indépendante

contributeur.e

Claudia Senik est directrice scientifique de la Fondation pour les Sciences Sociales, de l'Observatoire du Bien-être, chercheuse et professeure. Elle est aussi l'autrice de plusieurs essais dont le dernier, "Travailler à distance" (Ed. La Découverte), dans lequel elle réunit douze chercheurs en sociologie, anthropologie ou encore écologie, pour mélanger études et points de vue sur l'impact du télétravail et pourquoi pas, en soulever les contradictions.

Vous faites rimer “télétravail” avec “mal-être au travail”. N’est-ce pas contradictoire, dans un monde post-covid où les salariés sont nombreux à en faire un critère essentiel ?

En effet, le lien entre télétravail et bien-être au travail n’est pas si simple. Le télétravail agit sur deux canaux de bien-être en particulier, à savoir la flexibilité et l’autonomie (sauf pour celles et ceux qui sont surveillés à distance via leurs ordinateurs). Or, le chercheur en sciences économiques Malo Mofakhami constate qu’après la crise du Covid, l’usage du télétravail à 100% affecte de manière négative tous les autres canaux. Parmi eux, le sentiment d’être inclus dans un collectif, l’engagement dont il découle, le sentiment d’avoir une identité par le travail … Mais aussi et surtout les interactions avec autrui, source à la fois d’efficacité et de plaisir en tant qu’animaux sociaux. Il affirme qu’aujourd’hui, alors que 35 à 45% des actifs télétravaillent et que le télétravail est devenu une condition pour recruter et retenir les salariés, son caractère ambivalent se maintient, d’autant plus lorsqu’il est pratiqué à temps plein.

Alors, quid du télétravail à temps partiel ?

Souvent, les travailleurs se disent que s’ils peuvent travailler quelques jours en entreprise et quelques jours depuis chez eux, ils auront le meilleur des deux mondes. Pourtant, les sources de mal-être liées au télétravail peuvent aussi jouer à temps partiel. Tout dépend surtout de la manière dont les entreprises hybrides coordonnent l’activité et l’emploi du temps des collaborateurs. Si les collaborateurs peuvent retrouver leur bureau et leur équipe telle quelle lorsqu’ils sont sur place, c’est parfait. Mais si les jours où ils retournent au bureau, tout le monde n’est pas là, le sens du collectif se délite un peu et ça devient problématique, aussi bien pour la qualité du travail que pour la santé mentale.

Vous semblez mettre particulièrement l’accent sur le côté sociable menacé par l’essor du télétravail…

Il ne faut pas oublier que le travail est un endroit où l’on sociabilise spontanément et sans avoir à y penser. C’est ici qu’on rencontre ses amis, ses partenaires, de manière tout à fait automatique. Si le travail ne joue plus ce rôle, va-t’il y avoir d’autres espaces de sociabilisation pour le remplacer ? Les applications ? Les réseaux sociaux ? Je n’y crois pas tout à fait !

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Pourtant, on dispose aujourd’hui de tous les outils nécessaires pour rester en lien, même à distance ?

Peut-être, mais beaucoup de choses ne sont pas possibles - ou bien moins - par visio. Lorsqu’on est en télétravail, peut-on encore continuer à nouer des relations constantes et durables ? Ne va-t-on pas, à force, virer vers des relations plus ponctuelles et contractuelles, de type prestataire de service ? Il y a aussi le rôle du hasard. Au bureau, on peut se balader dans les couloirs et d’un coup, entendre un collègue parler de quelque chose de manière informelle, ce qui nous donne une idée, qui deviendra un projet commun, chose qui est bien plus difficile par écrans interposés. Delphine Deschaux-Dutard, chercheur en sciences politiques, explique aussi que dans des milieux plus spécifiques tels que la défense ou le travail parlementaire, la négociation est particulièrement délicate… et encore plus à distance. Via les visioconférences, on peut dire au revoir à la spontanéité, aux discussions informelles, à la subtilité… on va droit au but, certes, mais ça n’est pas toujours comme ça que ça marche ! Il manque aussi l’aspect symbolique : ce type de réunions donnent lieu à des photos de famille, des poignées de main, etc. Sur Zoom, on ne peut rien montrer.

Comment s’assurer de ne prendre que - ou presque - les bons côtés du télétravail, pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent plus s’en passer ?

Il faut faire attention à ce que l’on tient pour acquis ne se perde pas en s’assurant que des deux côtés - collaborateurs et entreprises -, on a toujours les mêmes intensités d’interactions professionnelles et interpersonnelles en présence (moments forts, informels, etc.). C’est vraiment un enjeu pour les entreprises et la société de maintenir le lieu de travail comme lieu de sociabilisation et d’interaction.

Vous soulevez aussi les défis juridiques que posent le télétravail.

Céline Teyssier, docteure en droit privé, explique qu’en 2020, la législation a été prise de court. Et aujourd’hui encore, les enjeux légaux sont nombreux pour faire face à de potentiels risques psychosociaux. Il faut bien comprendre qu’on ne peut pas intervenir de la même manière dans un endroit privé comme la maison ! Comment nous assurons-nous que les domiciles des salariés sont sécurisés ? Comment prend-t-on en compte les accidents sur le temps de travail ? Comment fait-on pour garantir un espace de travail adapté, ergonomique, etc. ? Et quid de la charge de travail ou encore de la confidentialité ?

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Quel bilan faites-vous sur le bien-être de ceux qui télétravaillent versus ceux qui ne télétravaillent pas ?

Si on ne compare que le niveau de bien-être de ceux qui télétravaillent versus ceux qui ne télétravaillent pas, ce n’est pas représentatif. Tout dépend aussi du type d’emploi, des conditions de travail, etc. Dans les métiers où l’on est autonome, où l’on gère son temps, si on a le tempérament pour, le télétravail est favorable. Pour d’autres, le télétravail peut être usant, puisqu’on peut facilement perdre la maîtrise de son temps.

Plus clair en revanche, dans le rapport du bien-être en France 2022 que j’ai codirigé, on remarque que les cadres et professions libérales ont un niveau de satisfaction dans la vie généralement plus élevé que les ouvriers, employés, ou métiers à vocation, télétravail, ou pas.

Et entre les hommes et les femmes ?

Les hommes sont plus nombreux à avoir accès au télétravail. Pour comprendre comment s’explique cette disparité, Gabrielle Schütz a étudié deux organisations publiques. Elle en conclut que cette différence d’accès au télétravail s’explique surtout par le fait que globalement, les femmes et les hommes ne sont pas aux mêmes endroits des organisations. C’est une forme de ségrégation professionnelle. Par exemple, dans les organisations où les hommes sont majoritaires sur les postes de cadres ou d’informaticiens, ils sont plus autonomes, ce qui facilite leur accès au travail à distance. Là où les femmes sont majoritaires sur les postes d’assistantes ou de réceptionnistes, le présentiel prime, de par la nature de leur emploi.

Les hommes et les femmes vivent-ils le télétravail de la même façon ?

D’après Julie Landour, chercheur en sciences sociales, la réponse est non. Par exemple, au moment du confinement, elle constate que le télétravail a été beaucoup moins favorable aux femmes en matière de bien-être et de santé mentale, car la répartition des tâches ménagères et du temps est encore très inégale en France. Et quand toute la vie du foyer se déroule au domicile, cela accroît le travail domestique des femmes. Ainsi, le télétravail est un révélateur des rôles masculins et féminins présents dans la culture de genre.

Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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