Alerte au desk-bombing : ces collègues qui nous interrompent sans cesse au bureau

11 mai 2023

7min

Alerte au desk-bombing : ces collègues qui nous interrompent sans cesse au bureau
auteur.e
Manuel Avenel

Journaliste chez Welcome to the Jungle

contributeur.e

Débarquer à l’improviste au bureau d’un collègue, en voilà des manières ! Cette fâcheuse tendance à l’intrusion de notre espace de travail titille à ce point les salariés, que certains lui ont attribué un nom : le desk-bombing. Une véritable atteinte à l’intimité professionnelle ?

À votre poste, vous êtes tranquillement en train de finaliser un mail important à envoyer avant la pause déjeuner quand soudain, dans votre champ de vision, un collègue se lève de sa chaise, traverse l’open-space tel un missil téléguidé, puis se dirige vers votre bureau pour, horreur, entamer une conversation avec un large sourire, détruisant au passage vos efforts de concentration. Boom ! Vous venez de vous faire desk-bomber.

Le desk-bombing, littéralement « bureau » et « bombardement », est un terme anglais qui désigne l’angoisse ou l’agacement que peut générer le fait qu’un ou une collègue débarque à votre bureau sans vous avoir prévenu, alors même que vous vous évertuiez à remplir votre besogne. Mais depuis quand sociabiliser sur son lieu de travail est-il défendu ?

Desk-bomber est-il inapproprié ?

Pilita Clark, journaliste du Australian Financial Review, analyse cette nouvelle anxiété à sociabiliser dans les locaux professionnels comme une « épidémie de timidité excessive, ou d’intolérance à l’interruption, qui est au mieux auto-destructrice et au pire improductive et ennuyeuse ». Intervenir de cette façon est-il pour autant une manière cavalière d’interagir, ou au contraire est-ce tout à fait acceptable et normal dans un environnement professionnel où l’on peut communiquer librement et à l’envi avec ses collègues ? La question est clivante puisque d’après un sondage mené par LinkedIn News Australia, à la question « Que pensez-vous à l’idée de desk-bomber un collègue au travail ? », 41% des répondants trouvent cela acceptable, 49% le font seulement si leur collègue n’est pas occupé et 8% préfèrent de loin envoyer un mail plutôt que d’échanger “pour de vrai”.

Sur TikTok, Sjeddywellness s’interroge sur ce phénomène : « Est-ce que le desk-bombing est un faux pas en milieu de travail ou juste les humains agissant comme des humains ? » Avant d’ajouter : « Méfiez-vous des desk-bombers ! Ils se présentent à l’improviste ! Ils peuvent être perturbateurs. Ne préférez-vous pas envoyer un courriel ou un message Slack ou Teams ? » Qu’il s’agisse de demander une info, d’emprunter votre chargeur d’ordinateur, de vous faire retirer votre casque audio pour un commentaire sur la météo, ces interventions semblent vécues comme des troubles au bureau.

Qu’en pensent les salariés ?

Dans un article de Business Insider, David Clare, un directeur d’agence de communication y voit un « perturbateur d’attention », et se sent plus productif en télétravail qu’au bureau. Il ajoute : « Puisque le travail à distance est devenu beaucoup plus courant, l’équivalent à distance – les appels vidéo soudains et inattendus – peut être similaire, mais j’ai l’impression que vous avez beaucoup plus de contrôle sur ceux-ci. Vous pouvez simplement ignorer ou refuser l’appel et communiquer avec la personne lorsque vous êtes prêt. » Un temps de latence confortable qui permet également de mûrir une réflexion et d’échapper à l’injonction de spontanéité. « Clairement, ça me dérange d’être interrompu quand je suis sur une tâche. Ça veut dire que je devrai reporter et rester plus longtemps en fin de journée pour terminer ce travail, » ajoute Lucas, salarié d’une start-up. Mais tout le monde ne semble pas opposé à ces interruptions. Un autre témoin du Business Insider, George Fryer, consultant, est plus tolérant : « Si je choisis de travailler au bureau, alors je choisis également de m’ouvrir à être approché à mon bureau », dit-il en mentionnant les vertus de prises de décisions plus rapides et de liens entre collègues renoués.

Ne pas desk-bomber ses collègues ? Inenvisageable pour Gaspard, qui débute en tant que chargé de projet en biodiversité. Son quotidien professionnel, il ne l’imagine tout simplement pas sans ces moments passés au-dessus du bureau de ses collègues. « Pour tout vous dire, je ne savais pas que ce terme existait. Mais je me rends compte que c’est exactement ce que je fais au quotidien (rires). Comme je débute un apprentissage, j’ai besoin de beaucoup échanger avec mes collègues pour bien comprendre mes missions. Et à vrai dire, j’en ai un peu ma dose des écrans et préfère de loin, échanger en vrai avec mes collègues plutôt que virtuellement. Surtout qu’on ne se voit pas tous les jours entre le télétravail et le présentiel. Alors, le bureau, c’est un peu nos retrouvailles. »

La faute au télétravail ?

Avec le développement du télétravail et du flex office (formule qui permet d’alterner présentiel et distanciel, ndlr), les rapports entre collègues se sont modifiés. Dans son ouvrage La civilisation du cocon (Éd. Arkhê, mars 2021), le journaliste Vincent Cocquebert analysait déjà le phénomène sociétal de repli sur soi comme un certain isolationnisme volontaire qui, aussi confortable soit-il, n’est pas sans conséquences sur notre rapport au travail et à l’entreprise. Il évoquait même le syndrome de la cabane au sortir des confinements pour désigner la phobie à sociabiliser développée par certains salariés de retour au bureau.

Ce refus de communiquer participe à la dégradation de nos relations de travail déjà altérées par l’utilisation de nouveaux outils de collaboration permettant de travailler en asynchrone. En effet, les Google Doc, Notion, Monday, Slack et autres logiciels de gestion sont devenus monnaie courante en entreprise et nous permettent de faire une économie importante du nombre de conversations. Certaines entreprises ont d’ailleurs adopté une communication uniquement basée sur l’écrit, comme la mutuelle Alan dont le cofondateur et CEO, Jean-Charles Samuelian-Werve, auteur de Healthy Business, manuel de management post covid, en vante les mérites dans une interview : « Pour donner de la clarté à mes idées et communiquer aux autres, la culture écrite et asynchrone est un gage de vélocité. Au lieu de passer six heures par jour en réunion, on résout les problèmes au fur et à mesure. »

Le bureau comme lieu de sociabilité entre collègues : il est hybride, Max !

Max, c’est ce collègue en flex office, un peu trop sympa et qui parle beaucoup lorsqu’il se rend au bureau. Mais pouvez-vous lui en vouloir s’il vient vous voir pour tout et rien ? Depuis qu’il ne vous voit plus arpenter l’open space au quotidien, vous lui manquez un peu. Dans une étude sur l’impact du travail hybride de 2022 menée par Woby - une entreprise qui développe un outil collaboratif pour gérer le flex office, testé auprès de 500 dirigeants, managers et collaborateurs - 14% des salariés expriment un sentiment de solitude fort en télétravail, mais aussi des temps collectifs mieux mis en valeur à 49%. D’ailleurs, parmi les raisons qui donnent envie de retourner au bureau, 87% des salariés évoquent le fait de retrouver leurs collègues, 77% pour voir des personnes d’autres équipes, 71% pour travailler sur des projets qui requièrent d’être en équipe et 42% pour rencontrer des collègues qui partagent leurs centres d’intérêt. Alors oui, le bureau semble plus que jamais devenu le centre des interactions sociales et professionnelles entre collègues. Une aubaine pour les desk-bombers.

Comment échapper aux desk-bombers ?

On a tous dans notre entourage un collègue très (trop ?) sociable, qui adore blablater quelques (longues) minutes en se posant comme une fleur à notre bureau. Si l’on peut passer en sourdine ce dernier lorsqu’il nous spam sur messagerie, il est plus délicat de canaliser ses élans de sociabilité dans la vraie vie. Heureusement, des solutions existent pour couper le fil rouge et désamorcer cet audacieux.

  • Faites comprendre à votre interlocuteur que vous êtes occupé
    Par tous les moyens et en soignant les apparences : sourcils froncés, visage fermé, faites ressortir votre côté terrible, farouche, votre scareface, afin de décourager l’approchant, d’un air de dire « non mon petit pote, pas maintenant ». Dans une version moins hostile, mais tout aussi efficace, mettez-vous dans une bulle, casque vissé sur la tête, l’air absorbé. Pour plus d’effet, désactiver vos notifications sur messagerie, avec si possible l’ajout d’un emoji ou un status tel que “en réunion”. Nota bene : tourner le dos n’est pas une option, votre ennemi pourrait vous prendre par surprise.

  • Terminez votre tâche quitte à le/la faire attendre
    Si vous êtes perturbé en plein travail, vous pouvez expliquer au fauteur de trouble que votre bureau n’est pas sur la carte des monuments à visiter et qu’il peut bien faire son touriste ailleurs. Comme vous n’avez pas à disposition un bouton rouge qui active l’ouverture de la trappe dans laquelle vous pourriez évacuer ce collègue gênant, à l’instar des méchants de cinéma, vous pouvez tout simplement mettre sur la touche ses velléités en le faisant patienter. Le temps de terminer votre tâche par exemple. Un peu comme au guichet d’une administration. Lente. Très lente. Instaurez un système de tickets et de fil d’attente si plusieurs visiteurs se présentent.

  • Télétravailler, pour ceux qui le peuvent
    Se téléporter hors d’atteinte des desk-bombers, c’est possible en télétravail. Pour les jours de forte charge de travail, c’est une solution, puisque d’après l’étude Woby susmentionnée, 68% des répondants trouvent que leur concentration est optimale en télétravail. Encore faut-il que votre chat ne vous desk-bomb pas à son tour. Il n’aura aucun scrupule à le faire.

Comment ne pas être un desk-bomber ?

Si nous n’aimons pas être dérangés quand nous sommes concentrés, il nous arrive aussi d’être des desk-bombers qui s’ignorent. Voici comment jongler entre efficacité et bonne ambiance au bureau.

  • Prévenir son collègue avant de débouler à son bureau
    « Je trouve parfois absurde d’envoyer un message à un collègue qui se trouve littéralement dans la même pièce que moi plutôt que d’aller lui demander de vive voix. En même temps, je n’ai pas envie d’être trop intrusif. Ma solution ? Lui écrire un petit message avant de lui rendre “visite” et vérifier sa disponibilité », reprend Romain, journaliste. Avant de se ruer à son poste, ce salarié jette un petit coup d’œil pour s’assurer qu’il ou elle n’est pas plongé dans son travail ou en pleine réunion.

  • Choisir le bon mode de communication en fonction de la nature de l’échange
    Organisez vos priorités et demandez-vous, quelles tâches nécessitent vraiment de déranger votre collègue ? Lui demander une information urgente oui, mais lui raconter vos derniers éclats en soirée peut à coup sûr attendre la pause dej. Romain a ainsi développé son sens des priorités : « Pour travailler en équipe ou sur des projets nouveaux, il me semble indispensable et plus efficace d’échanger de vive voix avec un collègue. Après, j’agis aussi en fonction de la distance et de la nature de ma requête. Si la personne est vraiment à la même table que la mienne, je n’hésite pas à l’interpeller en douceur en captant son regard ou en l’appelant par son prénom. Et si j’ai besoin de quelque chose de plus pressé, je ne vais pas forcément prévenir par un message de mon arrivée, ça serait contre productif d’attendre et de guetter la réaction de mon collègue pour savoir s’il est dispo. Si c’est moins pressé mais que cela nécessite une discussion, je lui propose un point audio ou une visio en fonction de ses disponibilités visibles sur Google Calendar, le mieux étant de réserver une salle de réunion pour l’occasion. » Quoi de mieux qu’un bon vieux “one to one” dans la lignée des anglicismes du bureau ?

Il est nécessaire et humain d’avoir des interactions réelles avec ses collègues. Si le desk-bombing est une atteinte à l’intimité pour certains travailleurs, il n’en demeure pas moins qu’un bureau où règne un silence de cathédrale peut se révéler tout aussi angoissant. Avec l’art et la manière, solliciter ses collègues pour un moment d’échange reste acceptable. Après, il y a un temps pour tout, bosser et faire la causette.

Article édité par Romane Ganneval ; photo par Thomas Decamps.

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