« God complex » : les salariés prennent-ils de plus en plus la grosse tête ?

01 mars 2022

5min

« God complex » : les salariés prennent-ils de plus en plus la grosse tête ?
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Paulina Jonquères d'Oriola

Journalist & Content Manager

À l’image d’un Kanye West qui s’est auto-érigé en dieu vivant - tel une réminiscence du Christ dans son album “Yeezus” - de plus en plus de personnes affichent une confiance en soi (en apparence) inébranlable au bureau et encore davantage sur les réseaux sociaux pro. Mais d’où vient cette tendance ? Que cache cet ego trip débordant ? Est-il compatible avec la vie de collaborateur.rice en entreprise ? Réponse sur le divan, à mi-chemin entre les bancs de l’école, squid games et un ring de boxe.

Ouvrez LinkedIn. Il ne vous faudra pas plus de quelques secondes pour tomber sur le post de ce CEO qui se congratule du chemin parcouru par sa start-up, cette directrice commerciale qui s’étend sur la signature de son dernier gros contrat, ou encore cet étudiant en reconversion professionnelle qui a compris la marche du monde depuis son dernier voyage en Équateur. Cette tendance à se montrer fort et désirable sur les réseaux sociaux et au bureau, et carrément à se penser supérieur.e aux autres, s’appelle le god complex ou complexe de Dieu en bon français. On pourrait aussi parler de vantardise, de narcissisme, ou carrément de déni, si l’on s’en tient à l’analyse de Michaël Stora, psychologue et psychanalyste, fondateur de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines. « Nous sommes sans cesse challengés par l’entreprise et la barre est si haute que cela nous pousse à être dans une forme de déni, et à peiner à reconnaître nos faiblesses », explique-t-il. Un complexe non répertorié dans les manuels de psychiatrie mais qui évoque à notre expert une forme de délire de toute puissance que l’on retrouve durant les phases maniaques de personnes souffrant de bipolarité. Une tendance encore accentuée par les réseaux sociaux qui nous poussent à nous dévoiler en version papier glacé.

Celui qui savait mieux que tout le monde

Ce comportement, Géraldine l’a observé chez deux de ses collaborateurs. À la tête d’une boîte de conseil, elle a accueilli un jeune homme qui profitait de chaque prise de parole devant le collectif pour se vanter, alors que le but de ces réunions était d’évoquer les réussites de chacun, mais aussi les échecs et les challenges à venir. « Il n’osait jamais dire qu’il ne savait pas. En creusant un peu plus, j’ai compris que ce comportement venait de la culture d’entreprise de sa précédente boîte, qui faisait monter dans la hiérarchie les individus qui adoptaient ce type d’attitude », observe-t-elle. Géraldine a également embauché un jeune étudiant fraîchement sorti d’une grande école de commerce, et qui, selon ses dires, se pensait clairement au-dessus de la mêlée, avec des demandes de conditions de travail hors normes (le garçon voulait être formé à tous les métiers, travailler depuis Toulouse alors que le siège était à Paris et que personne n’était en full remote, le tout avec un salaire mirobolant). Une manière de se positionner qui serait en réalité assez fréquente en entreprise, notamment chez les plus jeunes. « Cette population maîtrise mieux les outils digitaux que ses aînés, ce qui finit par lui faire croire qu’elle sait tout mieux que tout le monde », analyse Anaïs Georgelin, fondatrice de SomanyWays, une entreprise spécialisée dans la transition professionnelle, à l’origine d’un outil innovant, le Workoscope®, qui ambitionne de clarifier nos besoins professionnels.

Ce type de god complex, Lucas, salarié dans un média, l’a également observé chez son jeune frère. À 17 ans, ce dernier enchaîne les formations, boulangerie, puis pâtisserie. « On trouvait positif de sa part qu’il bosse si jeune dans l’artisanat » commente Lucas. Encore apprenti, le jeune homme est pourtant loin de vouloir devenir un salarié « ordinaire » et aspire à de grandes ambitions. « Son schéma de réussite était de devenir chef d’un business de boulangeries à New York et « faire de l’argent » très rapidement. Il était plus séduit par ses idoles du rap et les films mettant en scène l’empire éphémère de mafieux que par le métier en lui-même, perçu comme un moyen. » Le jeune homme parle ouvertement et souvent de son projet. Trop souvent ? « Son objectif élevé n’a jamais été un problème, mais il n’admettait aucune critique de son plan, et si on essayait de le ramener sur terre, il nous faisait comprendre que nous n’avions clairement pas saisi, qu’il savait mieux que tout le monde. Forcément ça a déraillé. » Dans la réalité, les relations patron-apprenti sont mauvaises et le boulanger en herbe se permet des retards réguliers. Il n’est finalement pas conservé et sa formation n’aboutit pas. Aujourd’hui, il ne « boulange » plus, continue Lucas « j’ai surtout compris qu’il galérait dans sa vie sociale et manquait de confiance en lui, cette esbroufe maquillait tout ça. »

Gagner ou mourir

Plus il est poussé à l’extrême, plus le god complex cache en réalité un profond manque de confiance en soi et une grande insécurité. « C’est tout le paradoxe : un narcissisme exacerbé traduit une grande fragilité », affirme Michaël Stora qui nous confie recevoir un grand nombre de patients en burn out après avoir fait semblant d’être les meilleurs pendant des années. Car pour le commun des mortels, cette tyrannie de la réussite est incompatible avec une course de longue distance. « Chez les rappeurs ou les boxeurs, c’est différent. Se montrer plus fort que les autres, leur faire peur, cela fait partie du jeu. Mais ça ne fonctionne pas dans la population générale », souligne-t-il.

Le psychanalyste établit ici un parallèle avec la gamification de la société, visible dans Squid Games : aujourd’hui, le monde de l’entreprise cultive une forme de binarité : on y perd ou on y gagne. Et parfois, comme dans la série : on meurt de ne pas gagner. C’est en partie ce que Géraldine a découvert en prenant le temps de comprendre le comportement de son jeune collaborateur qui adorait monopoliser la parole en réunion. « Mon salarié m’a confié qu’il avait la boule au ventre chaque matin, et qu’il se sentait particulièrement pressurisé dans son ancien boulot. Lorsque nous avons décortiqué tout cela ensemble, à travers la communication non violente, il a réussi peu à peu à ajuster sa posture et à s’intégrer dans l’entreprise », rapporte la cheffe d’entreprise qui précise qu’elle se serait séparée de ce collaborateur qui était en période d’essai, s’il n’avait pas su rectifier le tir.

Aux racines d’un mal-être

Malheureusement, beaucoup d’entreprises ne valorisent pas la culture de l’humilité comme le démontre la précédente expérience du collaborateur de Géraldine. Nombreuses sont celles, notamment dans les équipes business, qui survalorisent la performance et poussent leurs collaborateurs à développer un god complex. « Personnellement, je ne crois pas en ces entreprises à moyen terme. D’autant plus que certains de leurs talents plus réservés n’arrivent jamais à émerger, car ils se sentent encore plus rabaissés par leurs collègues qui brillent », analyse Anaïs Georgelin. Les racines de ce god complex sont aussi à chercher dans notre système éducatif particulièrement élitiste qui explique en partie notre grande peur de l’échec. Nos deux experts insistent également sur la notion de l’enfant roi, qui a marqué l’éducation des millenials, et que l’on retrouve aussi dans certaines grandes écoles qui martèlent à leurs élèves qu’ils sont les meilleurs. « Ces enfants ont reçu énormément d’attention à l’égard de leur bonheur, leur bien-être, mais aussi de leurs performances. Arrivés en entreprise, ils vont encore être en quête de likes, comme s’ils voulaient poursuivre ce destin d’enfant idéalisé, et valider l’amour que l’entreprise pourrait avoir pour eux », analyse Michaël Stora.

Comment trouver le juste milieu ?

Si l’adage “Fake it until you make it” peut revêtir certains avantages, tout est question de dosage. Pour Anaïs Georgelin, le god complex peut mener à une forme d’ambition positive en poussant chacun à se mobiliser pour atteindre ses objectifs. Car la subtilité est bien là : « si vous vous vantez sur les réseaux sociaux d’avoir signé un grand compte, vous avez intérêt à le faire dans la semaine », illustre-t-elle. Même constat du côté de Michaël Stora qui souligne que rien de grand dans ce monde ne se serait fait sans une pincée de narcissisme. Le tout étant d’apprendre à accepter l’échec et se relever, sans quoi le détenteur du god complex risque de se prendre les pieds dans sa propre toile. Tout reposera donc sur un savant équilibre afin de ne pas pousser le curseur de l’auto-congratulation trop loin. De plus, une autre tendance talonne le complece de Dieu, celle du #buildinpublic. Très appréciée des créateurs de contenus les plus suivis sur les réseaux sociaux, elle consiste à démontrer les coulisses et les difficultés d’un projet. Bref, la tendance vient contrecarrer les velléités d’un Sébastien qui se targuerait d’être l’employé du mois. Reste à espérer que cette nouvelle mode fera la part belle à l’authenticité sous peine d’être encore plus rebutante que le miroir de Narcisse.

Article édité par Manuel Avenel

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