Comment en finir avec le présentéisme ?

18 avr. 2023

10min

Comment en finir avec le présentéisme ?
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Qui n’a jamais entendu son collègue d’open-space bredouiller une réplique de cet ordre au moment de boucler la journée après sept ou huit heures de bons et loyaux services ? Et même sans les collègues, il y aussi l’auto-culpabilisation. Ces réactions mi-moralisatrices mi-ironisantes en disent long sur le rapport à la productivité et mettent en lumière un mal très français : le présentéisme.

« 18h, t’as pris ton aprem’ ? »
« Tu peux relire la présentation avant de partir ? »
« Tu restes pour le pot de départ de Lou j’espère ? »
« Allez, encore un ou deux soirs de charette et on y est »

Le présentéisme, qu’est-ce que c’est ?

Des définitions du présentéisme

Cette notion, théorisée aux États-Unis, s’est définie en creux et par opposition à l’absentéisme pour caractériser une situation où un salarié est physiquement présent sur son lieu de travail alors que son état physique, mental ou sa motivation ne lui permettent pas d’être pleinement productif.

Cette maladie du travail insidieuse et difficile à décrypter revêt plusieurs visages. On identifie plusieurs formes de présentéisme :

  • Le présentéisme contemplatif (ou absentéisme moral) : concrètement le salarié est présent au bureau, mais il ne travaille pas. Ce phénomène peut être symptomatique d’une souffrance ou d’une démotivation.
  • Le présentéisme stratégique: la personne fait des journées à rallonge afin de montrer qu’elle est là et d’être vue.
  • Le surprésentéisme qui consiste à continuer à travailler, voire à faire des heures supplémentaires alors qu’on est fatigué ou malade. Il s’apparente à un surengagement chronique motivé par diverses raisons : perfectionnisme, culture d’entreprise, charge de travail excessive…

Océane Marchand, psychologue du travail, s’est beaucoup intéressée au présentéisme et sur sa dimension intangible : « C’est un comportement alternatif à l’absentéisme. Contrairement à ce que l’on croit, le présentéisme est indéniablement plus fréquent que l’absentéisme. Lorsqu’on s’absente de son lieu de travail, c’est visible. Mais le présentéisme est invisible, ce qui fait qu’il est moins considéré. »

Les abîmes du présentéisme

Ne pas prendre ses congés, travailler tard le soir et les week-ends … Le présentéisme pourrait presque passer pour une opportunité pour l’entreprise (des heures supp’ réalisées sans être payées) et se décline de bien des façons.

Pourtant, il représente un coût important pour l’entreprise comme pour le salarié. S’il s’apparente à un surinvestissement dans le travail, il ne rime pas pour autant avec productivité. Il recouvre des coûts cachés similaires à ceux de l’absentéisme et va souvent de pair avec une perte de productivité des collaborateurs, une baisse de la quantité ou de la qualité du travail produit, une ambiance de travail délétère, une dégradation du climat social, des coûts d’image importants (insatisfaction du client, dégradation de la marque employeur).

Il peut aussi s’avérer néfaste pour la santé du collaborateur en favorisant l’apparition de certaines pathologies voire, dans le pire des cas, être fatal. Les japonais emploient le terme de « karoshi » ou mort par surtravail pour désigner la mort subite de cadres ou d’employés de bureau par arrêt cardiaque faisant suite à une charge de travail ou à un stress trop important. Thierry Rousseau, chargé de mission pour l’Agence Nationale pour l’amélioration des conditions de travail note que « le présentéisme favoriserait l’apparition de pathologies qui affectent sensiblement les salariés : aggravation des maladies, retard dans les processus de soins, décompensation brutale et burn-out ».

Des facteurs pluriels au présentéisme

Les causes d’un présentéisme élevé se laissent difficilement synthétiser. Elles peuvent découler de multiples facteurs, être impulsées par les salariés eux-mêmes, le management ou être une conséquence de l’organisation du travail. Océane Marchand nous a aidé à en recenser les origines les plus fréquentes :

Causes relatives au travail

Une grande insatisfaction du travailleur vis-à-vis de sa qualité de vie et ses conditions de travail soit « une organisation du travail pathogène : il peut s’agir d’une impossibilité pour le salarié à prendre des décisions sur l’organisation de son travail, un manque de support du supérieur hiérarchique, un salaire insuffisant, une insécurité de l’emploi, l’absence de congés maladies payés… » Il s’agit ici d’une forme de démotivation profonde souvent appelée « démission intérieure ». Les premiers symptômes sont le désengagement et le mécontentement chronique au travail.

Une grande fatigue causée par une surcharge de travail récurrente ou des missions irréalisables dans le temps imparti. Le présentéisme s’impose pour éviter l’accumulation du travail pour soi ou ses collègues, pour honorer des échéances, par professionnalisme ou perfectionnisme. « Un professionnel avec un sens du travail élevé sera plus enclin à venir au travail malgré son manque de productivité. »

Une culture d’entreprise valorisant l’excès de présence, le zèle ou comme le souligne Océane Marchand « un climat de compétition ou une culture orientée vers l’engagement organisationnel et la performance. Ainsi, venir au travail en étant malade est considéré comme un acte héroïque, on est Superman ! »

Causes relatives à l’individu

  • Des problèmes de santé incapacitants ;
  • Un contrat psychologique avec l’employeur. S’absenter du travail est vécu comme un comportement déviant ;
  • Une éthique du travail visant le bien commun : se rendre au travail devient alors un devoir ;
  • Des caractéristiques individuelles comme une incapacité à dire « non » ou à faire confiance dans la délégation du travail ;
  • Un surengagement dans le travail pour fuir des problèmes personnels. C’est un mécanisme de défense contre le stress appelé « stratégie de coping centrée sur l’évitement » ;
  • Des difficultés financières rendant l’arrêt de travail impossible ;
  • Une fatigue intense liée à des difficultés personnelles et/ou professionnelles ;
  • Un surinvestissement au travail débouchant sur un état d’épuisement émotionnel. On parle de burn-in pour évoquer le stade précédent le burn-out ;
  • Des relations complexes avec ses collègues et/ou son manager ;
  • Un besoin de reconnaissance ;
  • La crainte de se faire devancer pour protéger sa place, ses dossiers, ses chances de progression de carrière…

Je t’aime moi non plus, un rapport ambigu au travail

Le présentéisme recouvre de multiples réalités et questionne profondément le rapport très particulier que nous entretenons au travail.

Certains salariés déploient des trésors d’ingéniosité et de duperie pour montrer qu’ils sont investis : laisser sa veste sur le dossier de sa chaise pour faire croire à sa présence, programmer des envois de mails à 21h, inventer une réunion pour s’éclipser, attendre que le manager ait claqué la porte pour filer en nombre et en douce…

D’autres subissent sournoisement les méfaits de leur rapport au travail et à la hiérarchie et expérimentent la crainte de perdre leur emploi, de l’argent, d’être jugé dans une culture valorisant les amplitudes fortes de travail. Le sens du devoir, le perfectionnisme, la volonté d’exemplarité ou de solidarité envers ses collègues peuvent aussi encourager consciemment ou inconsciemment le surtravail. D’autres facteurs comme l’ennui dans la sphère privée, le présentéisme institutionnalisé ou plus positivement, la passion pour son travail peuvent conduire à un excès de présence.

Le présentéisme interroge la place du travail et cristallise beaucoup de frustrations. Il raconte quelque chose des nouvelles aspirations des individus : quête de sens, renoncement, besoin de reconnaissance, de renouveau, de flexibilité… Comme le souligne, Anaïs Georgelin, co-fondatrice de l’association SoManyWays (un programme pour apprendre à gérer ses transitions professionnelles) : « Nous sommes face à une profonde mutation du rapport au travail. Les individus, et particulièrement les jeunes, sont de plus en plus nombreux à remettre en question les modes de fonctionnement traditionnels de l’entreprise. Le présentéisme en fait partie. Chez SoManyWays nous observons qu’il est une des causes récurrentes de perte de sens et de désengagement au travail. Les participants à nos ateliers partagent qu’ils préféreraient pouvoir être plus flexibles dans leurs horaires : faire une longue pause l’après-midi lorsqu’ils ne se sentent plus productifs, quitte à travailler jusqu’à 22h le soir fait davantage sens pour eux. »

Un mal très français

Cet excès de zèle et de présence est très répandu en France. Le langage ne ment pas ; on valorise les « bosseurs », les « bûcheurs ». Ne dit-on pas d’un employé efficace et productif que « c’est une machine » ? Triste louange. Cette appréciation du travail quantitative (au temps passé) plutôt que qualitative est certainement corrélée au statut et à l’imaginaire du « cadre ». Le cadre, c’est celui qui ne pointe pas et ne compte pas ses heures car il touche un bon salaire (quelle que soit la réalité). Le présentéisme serait donc bien souvent l’apanage de ceux qui « réussissent » et le prix du titre.

Si le présentéisme est encore plus prégnant au Japon où le cadre sort même le soir avec ses collègues, la France est particulièrement impactée par le phénomène. Une étude européenne menée en 2017 à l’initiative de Fellowes (société spécialisée en fournitures de bureau et aménagement de l’espace de travail) révèle que les entreprises françaises et espagnoles seraient les plus touchées par le présentéisme. Dans l’hexagone, de nombreux managers mesurent la qualité du travail de leurs collaborateurs et leur implication à l’heure à laquelle ils quittent le bureau. Alors qu’au Danemark, en Suisse ou aux États-Unis, celui qui reste au bureau après 18h est mal vu. On le soupçonne de manquer d’organisation, d’équilibre, de papillonner sur Facebook voire même de négliger son couple, ses enfants. Océane Marchand nous révèle qu’ « au Québec, une culture d’entreprise alternative est à l’œuvre. Ainsi, les horaires sont 9h-16h30. Rester après ces horaires est considéré comme un manque d’organisation. Outre-Atlantique, cette façon de travailler donne plus de temps pour les activités extra-professionnelles, le sport notamment. Cela est donc un vecteur de santé ! »

Dans ces cultures, le présentéisme est bel est bien perçu comme malsain, y compris pour l’entreprise. On entrevoit deux conceptions de management : le management du contrôle où le temps passé au bureau permet d’apprécier la productivité. Un autre modèle de management, basé sur la confiance, en prend le contrepied : le temps de travail n’est pas le problème du moment que le travail est fait.

Pour autant, on peut également subir le présentéisme sans avoir de manager. Les professions libérales et indépendants par exemple n’ont a priori pas de contraintes d’horaires. Pourtant, les conséquences sont à peu près similaires : la pression vient de la demande. La peur de perdre un client, la nécessité d’en acquérir un nouveau, le besoin systématique de faire ses preuves, les frontières poreuses entre vie professionnelle et vie personnelle peuvent appeler au présentéisme. Dans ces conditions de travail, des pathologies de surcharge peuvent apparaître ; maux de tête, anxiété, problèmes articulaires, irritabilité, perte de mémoire et d’équilibre, fatigue intense, froideur émotionnelle et déshumanisation.

Vers un modèle d’organisation hybride après la pandémie de Covid-19

Si le présentéisme est un phénomène complexe, protéiforme et bien souvent silencieux, un événement planétaire a bouleversé, ces dernières années, son approche : le COVID-19. Au pic de la pandémie, de nombreuses entreprises avaient mis en place des politiques de travail à domicile ou de congé de maladie payé pour encourager les employés à prendre soin de leur santé et à ne pas se présenter au travail s’ils ne se sentaient pas bien. Les réglementations gouvernementales, les recommandations sanitaires et les protocoles de sécurité au travail ont également renforcé l’importance de la distanciation sociale et de la prévention de la transmission du virus sur le lieu de travail. Depuis, les salariés sont, certes, revenus au bureau. Mais, l’organisation de l’entreprise a évolué.

Une étude d’Ipsos et RingCentral publiée en 2022 montre que 57 % des travailleurs de bureau bénéficient désormais d’une organisation de travail hybride, c’est-à-dire qu’ils travaillent à la fois sur site et à distance. Cette proportion a plus que doublé depuis 2021. Les entreprises ont instauré cette organisation du travail en réponse à la demande des salariés. Près de 8 employés sur 10 souhaitent éviter de passer toute leur semaine au bureau. Cette flexibilité a un impact direct sur la satisfaction des travailleurs et leur fidélité à l’employeur. Selon cette même étude Ipsos, les travailleurs hybrides sont nettement plus satisfaits de leurs conditions de travail que ceux qui travaillent à temps plein sur site dans leur entreprise (53 % contre 38 %).

Présentéisme et les effets pervers du télétravail

Mais dire que les nouvelles organisations du travail liées à la pandémie de covid-19 ont éradiqué le présentéisme au travail serait présomptueux. Le mal reste profond et le télétravail peut même parfois aggraver les effets néfastes du présentéisme. On peut par exemple passer les deux tiers de son temps sur Zoom et se sentir plus aliéné et surveillé à distance qu’on ne l’était au bureau. Notre société glorifie toujours la quantité - l’hyper-sollicitation, l’hyperactivité, l’hyper-réactivité, l’hyper-compétitivité - et ce souvent au détriment de la qualité. Ne faudrait-il pas en finir avec notre culture de « l’hyper » et du « trop » et briguer le « less is more » ? N’est-il pas préférable d’imaginer comment faire mieux avec moins plutôt que de demander toujours plus ?

Pour booster l’efficacité de ses collaborateurs et leur engagement, une entreprise doit avant tout savoir œuvrer pour leur équilibre et se faire garant de leur bien-être physique et psychique. Encourager un rapport serein et pondéré au travail a des effets positifs sur la qualité du travail et par là-même sur la productivité. On pense ici aux philosophies managériales alternatives telles que le slow management qui plaident pour des environnements de travail coopératifs encourageant l’épanouissement humain.

Malgré les évolutions vers un organisation hybride du travail, le présentéisme reste donc un phénomène complexe, protéiforme et bien souvent silencieux. S’il n’y a pas de recette miracle pour l’identifier et l’endiguer, quelques bonnes pratiques peuvent contribuer à minimiser la contagion.

Comment prévenir ou minimiser le présentéisme ?

Choisir de manager par la confiance

On l’a évoqué, le présentéisme est souvent une conséquence de la pression sociale. Sensibiliser au phénomène et oser, en tant que manager, dirigeant, salarié, afficher une attitude décomplexée et apaisée par rapport au temps de travail sera incontestablement bénéfique. L’exemplarité, dans ce phénomène pandémique, est cruciale ; le présentéisme, par effet boule de neige, entraînera davantage de présentéisme mais un comportement modéré permettra d’établir un climat de confiance et de déculpabiliser les absents (pour raison de santé, télétravail…). Et qu’on se le dise, le fait d’accorder une proportion de télétravail à ses salariés ne résout pas tous les problèmes du management. Celui-ci peut même se révéler tout aussi toxique à distance, voire tourner à l’espionnage.

Repenser l’organisation du travail

Pour limiter la propagation du présentéisme et lutter contre la surcharge, beaucoup d’entreprises se sont intéressées aux conditions de travail de leurs employés et ont déployé des mesures pour leur permettre une meilleure maîtrise de leur temps de travail. Ces pratiques peuvent être mises en place spontanément ou discutées dans le cadre d’accords collectifs. Il semble indispensable d’inclure les salariés et les instances représentatives du personnel dans un débat transparent et ouvert sur le mieux-être au travail.

Quelques exemples de bonnes pratiques :

  • Mettre en place des horaires d’ouverture et de fermeture des locaux (à 18h30 par exemple) ;
  • Instaurer le droit à la déconnexion et une charte de bonne conduite ;
  • Interdire l’envoi d’emails ou les convocations les soirs après 18h, le vendredi après-midi et le week-end ;
  • Définir des plages horaires spécifiques pour les réunions ;
  • Revoir les critères d’attribution des primes à la performance ;
  • Former les collaborateurs à identifier les signes révélateurs d’une charge de travail importante : les heures supplémentaires récurrentes, l’explosion des comptes épargne-temps, le report de congés, les mails et textos tard le soir ou le week-end, l’isolement… ;
  • Instaurer une politique claire de remplacement ou des plans de répartition des activités pour gérer les absences, réduire le sentiment de culpabilité et ne pas surcharger les présents ;
  • Autoriser le télétravail pour proposer une alternative à l’absence totale

Une révolution culturelle et managériale

Le présentéisme est donc un véritable sujet de société et la pandémie de covid-19 a mis en lumière de nouvelles façons de penser l’organisation du travail au sein des entreprises. Au point qu’aujourd’hui, la possibilité de travailler à distance est devenue un critère d’attractivité important lors des processus de recrutement. Selon une étude menée par OpinionWay, près de la moitié des Français interrogés seraient même prêts à changer d’emploi en raison d’un manque de flexibilité. C’est pourquoi 57% des entreprises discutent du télétravail lors des entretiens, en même temps qu’ils abordent la question de la rémunération et des autres avantages sociaux. Mais sous couvert d’implication, d’engagement, d’investissement et autres valeurs travail zélées, nous continuons à laisser ce mal infiltrer insidieusement le travail, quand bien-même soit-il parfois réalisé à distance ; grands groupes, start-up, professions libérales, indépendants… Personne ne semble épargné par ce surinvestissement du travail. L’escalade des horaires perdure.

Et si on osait démystifier un poil la valeur travail et descendre de leur piédestal les golden boys, business women et autres travailleurs acharnés ? Finalement, les absents n’ont peut-être pas toujours tort.

Mise à jour éditée par Romane Ganneval, photo Thomas Decamps pour WTTJ