Psycho Boulot : Pourquoi imagine-t-on toujours le pire ?

Publié dans Psycho Boulot

27 mai 2021

auteur.e
Albert MoukheiberExpert du Lab

Docteur en neurosciences, psychologue clinicien et auteur

PSYCHO BOULOT - Pourquoi procrastine-t-on parfois au travail alors qu’on est “sous l’eau” ? Pourquoi imagine-t-on toujours le pire au boulot comme dans la vie ? Pourquoi travaille-t-on 5 jours par semaine et pas 3, 4 ou 6 ? Ou encore, pourquoi a-t-on décidé que les weekends étaient une bonne idée ? Découvrez Psycho Boulot, la série qui vous offre un divan confortable où aborder les questions existentielles du monde du travail, et prendre (enfin) un coup d’avance sur votre cher cerveau grâce à notre expert du Lab Albert Moukheiber.

Dans deux semaines, vous avez la présentation de votre vie. Ça fait des mois que vous la préparez, toute la boîte sera là. Vous rentrez chez vous, votre présentation est prête, vos slides sont au point, vous vous mettez au lit et… ça commence à mouliner. Vous imaginez tous les scénarios catastrophes au monde. L’ordinateur va planter, le projecteur va exploser, tout le monde va se foutre de vous… Bref, ça va hyper mal se passer. Pourtant, vous êtes prêt·es, vous le savez bon sang ! Mais vous imaginez quand même le pire. Pourquoi ?

Le stress, c’est quelque chose de très particulier. Tout se passe comme si notre cerveau travaillait contre nous. Pourtant, si on remonte un peu le temps, on comprend qu’imaginer le pire pouvait être une propriété pyschologique très utile. J’aimerais faire avec vous une sorte d’expérience. Imaginez que nous sommes à quelques centaines de milliers d’années après l’émergence de notre espèce, Homo sapiens sapiens. Nous sommes dans une forêt, en train de faire la cueillette. Alors que je suis en train de faire la cueillette, j’entends un bruit dans les feuillages. Ce bruit, je ne sais pas ce que c’est : je dois l’imaginer.

Je peux soit imaginer que c’est une bonne chose : le vent. Soit imaginer le pire : un prédateur. Si j’imagine que c’est le vent et que je me trompe, ça me coûte la vie. En revanche, si j’imagine qu’un prédateur se cache dans les feuillages, je me tire, et ça ne me coûte pas grand-chose.

Des ulcères et des zèbres

D’un point de vue évolutionniste, imaginer le pire possède un avantage adaptatif. Certains psychologues considèrent que cette explication évolutionniste est une des raisons pour laquelle nous imaginons les pires scénarios quand nous sommes anxieux. C’est une forme d’autodéfense de notre cerveau qu’on appelle le principe de précaution généralisée. Un principe très adapté lorsque nous étions encore chasseurs cueilleurs, à l’époque où les dangers étaient vraiment mortels.

Aujourd’hui, dans le monde moderne, un adulte peut passer toute sa vie sans jamais rencontrer de prédateur animal. Ma présentation PowerPoint ne peut pas vraiment me sauter dessus pendant la nuit. Nous sommes donc en présence de ce qu’on appelle un « mismatch adaptatif ». Soit une sorte de décalage de l’adaptation entre un réflexe qui était hyper cohérent dans un certain contexte et qui devient délétère dans un autre.

Si je commence à stresser un mois ou des semaines avant un évènement, mon cerveau l’aura tellement anticipé que je vais avoir des trous de mémoire ou que je vais être tétanisé par l’enjeu.

D’ailleurs, stresser n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Il y a des situations où le stress peut s’avérer salvateur. Quand c’est le cas, on appelle cela l’eustress. La différence entre le mauvais et le bon stress ? La temporalité. Le neurobiologiste américain Robert Sapolsky explique dans son ouvrage intitulé Pourquoi les zébrès n’ont pas d’ulcère (1998) que le stress est souvent de courte durée au sein du royaume animal. Imaginez une lionne en train de chasser une gazelle : cette scène dure au maximum 10 à 15 minutes. Si notre gazelle n’est pas stressée, elle se fera tuée. Aussi, le stress est ici une bonne chose puisqu’il s’apparente à une préparation à l’action qui permet la survie.

Chez nous, le stress est beaucoup plus long et selon Sapolsky, c’est cette temporalité qui le rend problématique. Si j’ai ma présentation de dingue demain et que je stresse la veille, ce n’est pas très grave. En revanche, si je commence à stresser un mois ou des semaines avant un évènement, mon cerveau l’aura tellement anticipé que je vais avoir des trous de mémoire ou que je vais être tétanisé par l’enjeu. Bref, je ne vais probablement pas réussir

Alors, comment faire pour éviter d’imaginer le pire ?

1. Accepter l’incertitude

Si vous avez déjà essayé de dire à quelqu’un de stressé - « T’inquiète pas, ça va bien se passer » -, vous aurez probablement remarqué que ça ne marche pas. En réalité, ça ne marche jamais. A contrario, la personne va probablement flipper encore plus. Si j’imagine qu’un lion va venir m’attaquer et que vous me dites « Mais non Albert, t’inquiète, ça va bien se passer » , je vais me dire que vous n’êtes pas du tout en train de comprendre la situation dans laquelle je suis.

Si l’on transpose l’action à notre époque, il va sans doute se passer la même chose. Un ami aura beau vous rassurer sur le fait que c’est la meilleure pres’ de votre vie, vous allez penser qu’il n’en sait rien. Et, le pire c’est vous aurez raison ! Personne ne peut savoir comment va se dérouler une action et cette fois-ci aucun mécanisme d’autodéfense de notre cerveau ne pourra y rémedier. Il ne vous restera plus qu’à accepter l’incertitude, en procastinant votre stress.

2. Me décentrer

Salomon est un personnage biblique réputé pour sa sagesse. Présenté dans l’Ancien Testament comme prophète et roi d’Israël, il fera prospérer son royaume grâce à sa clairvoyance et ses conseils avisés. Or, dans sa vie privée, Salomon se trouvait incapable de prendre les bonnes décisions pour lui-même. À tel point qu’il fit de sa vie privée un enfer et que cela finira par faire péricliter l’empire. Au XXIème siècle, des chercheurs en psychologie ont voulu étudier si ce passage de la Bible pouvait avoir une valeur scientifique. Après quelques expériences empiriques, ils sont parvenus à prouver que nous étions effectivement bien plus doués pour donner des conseils aux autres, plutôt qu’à nous-mêmes. En analysant le phénomène, il lui ont donné un nom : « le paradoxe de Salomon ».

La dernière étude d’envergure sur le paradoxe date de 2014 et a été menée par Igor Grossman et Ethan Kross. Dans une série d’expériences, les psychologues ont demandé à des étudiants d’imaginer un scénario dans lequel une personne apprend que son partenaire la trompe. Lorsque les étudiants se mettent à la place de la personne trompée, ils réagissent comme ils le feraient probablement dans la vraie vie : instinctivement, avec colère. En revanche, s’ils imaginent que c’est arrivé à un de leur amis, les sujets développent une attitude plus réfléchie. On appelle cela la distanciation psychologique ou le décentrage. Il s’agit donc d’imaginer un instant que notre problème n’est pas le nôtre mais celui de quelqu’un d’autre. Tout comme le roi Salomon serait sans doute parvenu à sauver son trône s’il s’était lui-même imaginé voyageant pour demander conseil à un autre roi.

Photo par WTTJ
Article édité par Matthieu Amaré.

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