SOS Managers en détresse : « Je manage mes anciens collègues et c'est l'enfer »

19 juil. 2022

7min

SOS Managers en détresse : « Je manage mes anciens collègues et c'est l'enfer »
auteur.e.s
Ludovic GirodonExpert du Lab

Consultant, auteur et conférencier spécialiste en management, spécialiste de la confiance et de l’engagement

Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Gabrielle de Loynes

Rédacteur & Photographe

SOS MANAGERS EN DÉTRESSE - Quand vous avez été promu manager, vous étiez (avouez-le) loin d’imaginer ce que diriger une équipe impliquait vraiment. Car trouver le juste équilibre entre leadership, bienveillance et équité, entre autres choses, relève dans certaines situations du parcours du combattant. Dans cette série, notre expert du Lab Ludovic Girodon vous offre enfin les clés pour sortir la tête de l’eau face à vos problématiques du quotidien. Managers, suivez le guide !

Avant, vous étiez une fine équipe. Des collègues soudé·es, des ami·es pour certain·es. Ensemble, vous avez travaillé, bien sûr, mais vous avez surtout passé du bon temps. Il y avait les fous-rires au bureau, les séances de « boss bashing » quand votre N+1 tournait le dos, le bar à billard et les cacahuètes à l’apéro. Mais ça, c’était avant. Avant cette promotion qui a rebattu les cartes. Du jour au lendemain, vous êtes devenu·e le / la boss. Le calife à la place du calife. Vos collègues chéri·es sont maintenant des collaborateur·rices qu’il faut manager. Et c’est vous le / la manager sur qui on crache pour se défouler. Un changement de statut brutal auquel Armand, Victor et Coline n’étaient pas préparé·es…

« Je sens que ma promotion ne lui a pas plu… »

Quand Coline rejoint une startup de produits de beauté en tant qu’assistante marketing, elle n’a pas beaucoup d’expérience. Mais Coline est talentueuse et elle apprend vite. Des qualités qui lui ont permis de sortir du lot assez vite, dans une équipe exclusivement féminine. « La boîte était en pleine croissance et on sentait que l’équipe était vouée à grandir. Je me suis assez facilement intégrée à l’équipe. Les filles étaient vraiment cool et l’ambiance, détendue. On savait qu’on avait de belles perspectives devant nous. » Coline noue des liens particuliers avec une de ses collègues. « Nous avons beaucoup en commun. Même parcours, même timing de vie avec un enfant en bas âge, mêmes centres d’intérêt… » Au travail, comme dans les moments de détente, elles font la paire. Puis, la boîte lève des fonds et se transforme. « J’ai été promue responsable marketing. Je ne m’y attendais vraiment pas et, visiblement, ma collègue non plus. Ça a tout changé entre nous. Elle est devenue distante, voire froide. Comme si je l’avais trahie, alors que je n’y étais pour rien. Je sens que ma promotion ne lui a pas plu. » Une situation inconfortable pour la toute jeune manager. « Auprès des autres filles, la transition vers ce nouveau rôle de manager s’est faite naturellement. Mais avec elle, c’est très complexe. Je dois prendre mille pincettes lorsque je m’adresse à elle, je la valorise tout le temps et je n’ose pas faire de feedbacks négatifs. Sans compter que j’ai le sentiment qu’elle me fait la gueule et qu’elle ne met pas de bonne volonté. C’est invivable. Je ne vais pas tenir longtemps dans cette ambiance pesante. »

  • L’œil de l’expert :

Le diagnostic de Ludovic Girodon est formel : « une trop grande proximité nuit à la relation managériale ». Selon lui, le / la manager doit adopter une posture relativement neutre. « Il doit prendre le recul nécessaire pour manager sans se laisser influencer par d’autres paramètres », détaille-t-il. Dans la situation de Coline, le problème réside dans le fait qu’elle a tissé une relation d’amitié avec cette collègue qui deviendra sa N-1. Dans cette hypothèse, Ludovic Girodon recommande de redéfinir le cadre de la relation. « Plus on est proche des gens au moment où l’on passe manager, plus il faut être rigoureux sur son style managérial. Cela n’implique pas de devenir froid du jour au lendemain et de changer sa nature, mais il est essentiel de communiquer et de poser un cadre. » L’expert suggère à Coline d’entreprendre une conversation franche et ouverte entre elle et sa collaboratrice. « Coline va devoir aborder un sujet sensible. Elle doit donc redoubler de rigueur et de courage managérial pour mettre les points sur les « i ». C’est l’épreuve du feu que devrait s’imposer tout nouveau manager. » Ainsi elles pourront fixer les règles du jeu de leur nouvelle relation.

« J’ai de l’appréhension à l’idée qu’on pense que je joue au petit chef… »

Lorsqu’il rejoint une jeune entreprise de la tech, Armand est un développeur junior. La petite structure devient grande et rapidement, il prend du galon. Beaucoup de galon. « Du jour au lendemain, j’ai été nommé pour remplacer l’ex-CEO. De manager d’une équipe de sept personnes, j’ai été propulsé à la tête de l’entreprise » L’ascension est fulgurante, mais légitime. Armand est un des piliers de la boîte et son niveau technique dépasse très largement celui des autres. « Je crois que ma nomination au poste de CEO a bien été acceptée. Mais ce changement de statut était brutal pour moi. J’ai commencé à ressentir de l’appréhension à l’idée de prendre des décisions. Auparavant, ma voix comptait autant que celles des autres. Aujourd’hui ma position fait que je dois trancher. C’est comme si, soudainement, j’avais plus raison que les autres. » Une situation qui le met profondément mal à l’aise et qui le conduit parfois à repousser une décision qui, pourtant, s’impose. « J’ai de l’appréhension à l’idée qu’on pense que je joue au petit chef. Lorsqu’un collaborateur prend ce que je crois être une mauvaise direction, au début je laisse couler, afin de m’assurer qu’il s’agit bien d’une erreur. À un moment donné, on atteint un seuil, celui où il faut recadrer la situation. Or, cette appréhension que je ressens peut avoir tendance à faire reculer ce seuil-là. Elle repousse ma prise de décision à un moment moins opportun. » Un mauvais timing qui génère, selon lui, une perte de vitesse en entraînant du même coup la productivité de l’équipe vers le bas.

  • L’œil de l’expert :

Ludovic Girodon identifie dans l’histoire d’Armand trois facettes du / de la manager. « D’abord il y a ce nouveau statut : “c’est moi le boss”. Ensuite, la maîtrise technique de son métier permet d’assoir sa légitimité. Cependant, c’est un peu limitant parce qu’on peut avoir tendance à s’enfermer dans un rôle de super-formateur. Or, le manager est amené à sortir de ce rôle pour prendre des décisions. Le troisième enjeu du manager se situe donc dans la relation qu’il entretient avec ses collaborateurs. C’est sur cette troisième partie qu’Armand semble rencontrer des difficultés ». Pour Armand, tout est allé très vite, trop vite. Sa promotion l’a propulsé du jour au lendemain au poste le plus élevé. « On a le sentiment qu’il n’a pas pris le temps de réfléchir à son propre style managérial. Il n’a pas pu fixer en amont les règles du jeu. On dirait qu’il a copié-collé par mimétisme le style managérial de l’ancien CEO. Le sujet d’Armand, c’est de se débarrasser de l’ancien boss. Il doit en quelque sorte “tuer le père” et faire le deuil de l’ancien CEO pour imprimer son propre style ». Ludovic Girodon préconise de se poser et s’interroger sur son style à lui, en fonction de sa propre personnalité. Peut-être lui faut-il un management plus participatif ? « Bien sûr, la co-construction a ses limites. Tôt ou tard, il devra trancher, ce qui ne veut pas dire qu’il a la science infuse, mais qu’il s’appuie sur d’autres relais pour prendre une décision la plus éclairée possible. »

« On est trop proches, on est trop potes… »

Avant de passer manager, Victor, lui aussi développeur dans une startup de la French Tech, avait tissé des liens d’amitié avec ses collègues. Le soir, ils avaient coutume de se retrouver au bar, entre un jeu de billard et un bol de cacahuètes, pour rembobiner leur journée. « On se parlait franchement, on se confiait et parfois on critiquait le boss. On était en confiance, c’était bon enfant ». Mais un jour, tout change. Victor devient calife à la place du calife. Et ce N+1 qui avait bon dos, aujourd’hui, c’est lui. « Du jour au lendemain, je suis devenu leur manager. Je me suis rapidement aperçu qu’on était trop proches, on était trop potes, trop francs entre nous. » Chacune de ses décisions est discutée, contestée. « Il est même arrivé qu’un collaborateur rechigne à se voir confier une tâche en marmonnant : “Ça me fait chier”. Je me suis dit que ça allait trop loin. J’ai souvent l’impression que ça n’arriverait pas si j’avais été embauché de l’extérieur. » Un degré de proximité passé qui le dessert dans son rôle de manager et peut avoir tendance à le discréditer. « Il y a trop de transparence entre nous, trop de franchise. Je trouve que ça rend mon rôle de manager plus difficile. »

  • L’œil de l’expert :

« Ce n’est pas évident d’évoluer en tant que manager au sein de son entreprise parce qu’on passe d’une relation A à une relation B. Souvent, on reste ancré dans le schéma de la première. Pour réussir à changer la nature du lien qui unissait auparavant, le manager doit impérativement faire le deuil de l’ancienne situation. » Pour faciliter ce changement, Ludovic Girodon recommande d’organiser un point individuel avec chaque collaborateur·rice afin d’assumer ensemble que la précédente relation doit muter en une relation plus professionnelle. « Il faut définir de nouveaux codes, sans quoi ça ne fonctionnera pas. Lors de ce temps d’échanges, chacun doit redéfinir son rôle et ses attentes. » Ainsi, le / la manager peut demander à son / sa collaborateur·rice : qu’attends-tu de moi en tant que manager ? Comment perçois-tu ces changements ? Quel genre de relation aimerais-tu que l’on entretienne ? Quels rituels mettre en place ? De son côté, le / la manager doit également exprimer ce qu’il / elle attend de l’autre en tant que collaborateur·rice. « Il faut faire évoluer la relation ensemble. Ces regards croisés vont permettre de se mettre d’accord sur un mode de fonctionnement. » Ludovic aime utiliser cette métaphore : « Dans un jeu de société, les règles sont fixées à l’avance. Si quelqu’un en fixe une en cours de route, ça se passe mal. Tout le monde la discute, plus personne ne comprend. On a l’impression que l’autre triche. Alors que si on prend le temps au début de bien lire la règle ensemble, le jeu se passe bien. » Il faut donc fixer les règles dès le premier jour pour ne pas fausser le jeu ou, s’il est trop tard, faire un point à mi-parcours pour les déterminer clairement.

Avec cette promotion, vous êtes brutalement entré·e dans la cour des grand·es. Bien sûr, ce n’est pas parce que vous avez pris du galon que vous devez snober les fléchettes et le saucisson. Encore heureux. Pour autant, que vous le vouliez ou non, les choses ont changé. « Prenez le temps de redéfinir la relation avec vos anciens collègues. Exprimez chacun vos besoins et vos frustrations », conclut Ludovic Girodon. Vous en sortirez tou·tes vainqueur·es.

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Article édité par Matthieu Amaré, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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