Comment j’ai accompagné une salariée dans sa transition de genre

Publié dans Humans at work

11 avr. 2022 - mis à jour le 12 oct. 2022

4min

Comment j’ai accompagné une salariée dans sa transition de genre
auteur.e
Bénédicte Tilloy

DRH, ex-DG de SNCF Transilien, conférencière, professeure à Science-Po, autrice, cofondatrice de 10h32

HUMANS AT WORK - La carrière d’un DRH et/ou d'un dirigeant est jalonnée d'histoires et de rencontres. Notre experte du Lab Bénédicte Tilloy en sait quelque chose. Au cours de sa carrière, elle a recruté, managé et collaboré avec quelques milliers de salariés dans des écosystèmes divers et variés. Chaque mois, elle revient sur les scènes les plus marquantes de sa vie pro, ce qu'elles lui ont appris sur elle, les autres et le monde de l'entreprise. Aujourd’hui, elle nous raconte comment, il y a quelques années, elle a accompagné Emma dans sa transition de genre.

Je l’ai croisée, il y a quelques mois sur le Pont-Neuf. Il faisait un beau froid d’hiver, bleu et coupant. Depuis les encorbellements du pont, elle contemplait le fleuve. Je l’ai reconnue tout de suite. Sanglée dans un trench élégant, grande et sûre d’elle, les pieds chaussés d’escarpins à talons hauts. Nous avons bavardé comme deux anciennes collègues peuvent le faire, prenant des nouvelles de Pierre, de Paul, découvrant que l’un est en retraite, l’autre grand-père, disant un peu de mal de la nouvelle direction et se laissant croire que c’était mieux de notre temps…

La première fois que j’ai fait la connaissance d’Emma*, elle s’appelait Yves. Je venais de prendre la responsabilité d’une direction majoritairement composée de techniciens habitués à travailler entre hommes sur des sujets d’hommes. C’était il y a 20 ans, et c’est ainsi qu’on aurait résumé la situation à l’époque. Autant dire qu’ils ne s’attendaient pas à ce qu’une femme devienne leur patronne. Yves était des leurs, et je ne lui avais pas prêté plus d’attention qu’à ses collègues, quand je les entendais échanger des blagues un peu grasses à la machine à café.

Un jour, il est entré dans mon bureau en me demandant s’il pouvait me parler. Je l’ai invité à s’asseoir, pensant qu’il s’agirait d’une simple affaire d’organisation du travail. J’avais annoncé que ma porte était toujours ouverte, et mes collaborateurs et collaboratrices avaient déjà eu l’occasion de vérifier qu’ils pouvaient me solliciter facilement. Il s’est raclé plusieurs fois la gorge, se demandant sans doute comment il allait commencer. Et il m’a prié à l’avance de l’écouter jusqu’au bout.

« Il avait besoin qu’au bureau aussi, on lui permette d’être elle-même »

Yves m’a appris qu’il habitait un corps étranger depuis sa plus tendre enfance et qu’après des années de lutte et de grandes souffrances, il avait décidé d’en finir avec le genre masculin. Il avait commencé à vivre avec une identité de femme en dehors du travail. Il avait besoin qu’au bureau aussi, on lui permette d’être elle-même. C’est ce qu’elle attendait de moi. Elle me l’a répété plusieurs fois. J’ai avalé ma salive, répondu oui, et immédiatement, j’ai réalisé que je n’avais pas la moindre idée de ce que ça pouvait vouloir dire, concrètement.

« Il fallait aussi faire reconnaître sa nouvelle identité dans tous les actes administratifs de l’entreprise. »

Maintenant, je sais. Il s’agissait de créer le cadre bienveillant qui permette à Emma de se laisser pousser les cheveux, de venir en jupe la première fois sans être accueillie par des moqueries, de pouvoir aller aux toilettes des filles sans déclencher de protestation, d’être appelée tous les jours Emma et jamais plus Yves, d’être reconnue par les femmes du service comme l’une des leurs et de ne pas faire les frais des blagues à la con à la cantine, ou ailleurs. Il fallait aussi faire reconnaître sa nouvelle identité dans tous les actes administratifs de l’entreprise : son adresse mail, sa fiche de paie, sa convocation aux examens internes, son inscription aux formations, et les multiples courriers reçus dans l’exercice de ses fonctions. C’était indispensable, par ailleurs, pour lui permettre, au-delà de son traitement en cours, de recourir ensuite à la chirurgie.

« L’arrivée » d’Emma dans l’entreprise

Suite à sa révélation, j’ai demandé à Emma qui elle avait mis au courant dans l’entreprise, notamment dans son équipe rapprochée, et si elle était d’accord pour que je les réunisse pour réfléchir ensemble à la meilleure manière d’accompagner sa transition.

« Elle est montée sur scène, pour la première fois en jupe… et en pleurs. »

Le moment le plus intense pour moi, pour les collègues, et évidemment pour Emma, a été l’officialisation de sa véritable identité devant tous. Nous avions choisi, elle et moi, de le faire à l’occasion d’une « grand-messe » interne, cet exercice classique des grands groupes qui veut que le / la chef·fe réunisse tout son service pour passer des messages et mobiliser ses troupes. J’avais coutume de commencer par une séquence people consistant à accueillir les nouveaux et à remercier celles et ceux qui quittaient notre direction. C’est donc pendant cette rubrique « Points de vue / Images du Monde » – ainsi désignée par mes équipes – que j’ai d’abord remercié Yves pour son engagement et ses résultats, et félicité la DRH qui avait réussi l’exploit de nous trouver la perle susceptible de le remplacer : Emma. Elle est montée sur scène, pour la première fois en jupe… et en pleurs. Elle a été applaudie à tout rompre, le petit fan club d’Emma était dans la confidence de l’annonce et avait bien préparé l’assistance.

Une jeune femme est venue sur scène lui offrir un sac à mains et une trousse de maquillage. Une personne des RH a fait un petit speech de bienvenue, en lui disant qu’elle la remerciait de contribuer à la féminisation des effectifs. Après plusieurs minutes d’émotion intense, Emma a repris ses esprits. Avec beaucoup de pudeur, elle a remercié l’équipe, a dit son plaisir de pouvoir enfin dire et afficher qui elle était. Son courage forçait l’admiration de la salle. Le lendemain, elle était à son poste et tout le monde l’appelait Emma.

La morale RH de l’histoire

Aux DRH confronté·es aujourd’hui à cette situation, je recommande de passer au moins autant de temps à accueillir la personne dans sa nouvelle identité de genre qu’à résoudre les colles administratives que la transition peut poser. Pour autant, ces sujets ne sont pas triviaux et il convient de s’en acquitter soigneusement. Il faut savoir par exemple que certains documents légaux comme le bulletin de paie ne peuvent être modifiés qu’avec le changement d’état civil. D’autres, comme le badge et l’adresse mail, peuvent être plus facilement mis à jour et sont la preuve pour l’état civil que la personne est bien intégrée dans son nouveau genre. Il est donc essentiel de s’en occuper rapidement.

« Je recommande de passer au moins autant de temps à accueillir la personne dans sa nouvelle identité de genre qu’à résoudre les colles administratives que la transition peut poser. »

Nous avions peu d’éléments très documentés il y a 20 ans. Aujourd’hui, des institutions comme l’ANDRH ou le Défenseur des droits fournissent des guides très précieux sur l’accompagnement des salarié·es et agent·es trans. Il ne faut pas hésiter à les utiliser, voire à solliciter l’appui d’associations. Les personnes en transition sont extrêmement sensibles aux symboles qui témoignent de la reconnaissance de leur nouveau genre ; tous les détails comptent. L’idéal est d’engager l’ensemble de ces démarches en complicité avec elles, afin de bien comprendre à quoi elles doivent faire face.

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* Les prénoms ont été modifiés
Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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