Philo Boulot : pourquoi notre travail devrait-il être notre carte d'identité ?

Publié dans Philo Boulot

28 juil. 2021

auteur.e
Céline MartyExpert du Lab

Agrégée de philosophie et chercheuse en philosophie du travail

PHILO BOULOT - Pourquoi je me sens aliéné·e dans mon travail ? D’où vient cette injonction à être productif·ve ? De quels jobs avons-nous vraiment besoin ? Coincé·e·s entre notre boulot et les questions existentielles qu’il suppose, nous avons parfois l’impression de ne plus rien savoir sur rien. Détendez-vous, la professeure agrégée en philosophie Céline Marty convoque pour vous les plus grands philosophes et penseurs du travail pour non seulement identifier le problème mais aussi proposer sa solution.

« Tu fais quoi dans la vie ? » Lorsqu’on se présente, nous avons l’habitude de nous définir par notre emploi. Ce que tu nous faisons dans ta vie, c’est notre job, pas nos moments ciné, cuisine, vélo ou bricolage. Notre boulot nous confère une place dans la société et une identité, professionnelle et personnelle. Mais pourquoi notre travail devrait-il être notre carte d’identité ?

Quand vous vous identifiez à votre job, vous donnez des repères aux autres pour comprendre rapidement qui vous êtes et vous situer dans l’espace social. On cite son métier plutôt que ses opinions politiques ou ses passions, comme si c’était l’étiquette la plus fidèle, qui reflète nos choix de vie, nos valeurs ou notre histoire perso. Et quand ce n’est pas le cas, on dit tout de suite qu’on veut changer de voie. Au boulot aussi, on endosse ce rôle attendu de nous, comme le décrit Jean-Paul Sartre dans L’Être et le Néant, à propos du garçon de café qui joue au garçon de café, en exagérant ses manières pour satisfaire l’image que les autres se font de lui, au point de se fondre entièrement dans ce rôle. Bref, notre travail c’est le rôle social qu’on essaie de bien jouer.

Pourquoi on se raconte des histoires ?

Mais pourquoi est-ce le travail, et pas une autre activité, qui nous place dans la société ? Pour Robert Castel, il s’agit en réalité d’un phénomène assez récent. Dans son ouvrage Les métarmophoses de de la question sociale, le sociologue français montre qu’au moment de l’Ancien Régime, les individus sont répartis dans trois ordres : le tiers-État, le clergé et la noblesse. Et seul le premier travaille. Les deux autres ont des fonctions spirituelles, militaires ou politiques qui ne sont pas considérées comme du travail. Pour lui, c’est quand la structure de la société change, d’abord à la fin du Moyen-Âge puis à la révolution industrielle, avec l’apparition de personnes sans place sociale assignée traditionnellement, que le travail vient les fixer à un endroit qu’ils doivent respecter.

On finit par se fixer à un job et on oublie qu’on ne l’a pas vraiment choisi, afin d’éviter de tout remettre en question

On se définit par notre travail quand on n’a pas de fonction sociale déterminée à la naissance : c’est donc à nous de nous placer, par notre formation et notre expérience, sur un marché du travail censé nous attribuer ce qui nous correspond le plus. Mais pour Nietzsche cette impression de liberté est une illusion totale. Déjà, nous sommes tous contraints de travailler plutôt que de ne pas travailler : pour payer les factures et pour s’insérer dans la société où tout le monde travaille. En plus, souvent, nous ne choisissons pas vraiment notre carrière, qui est déterminée par mille facteurs hors de contrôle, comme notre famille, notre lieu de naissance, notre parcours scolaire ou le hasard des conseils reçus et des rencontres. On finit par se fixer à un job et on oublie qu’on ne l’a pas vraiment choisi, afin d’éviter de tout remettre en question. On accepte notre rôle social présent et on s’invente des histoires pour le justifier parce que c’est plus confortable psychologiquement de croire qu’on a choisi son destin. Bref, pour Nietzsche, on se voile la face !

Toi, toi, mon travail

Du coup, faut-il vraiment garder toute sa vie une étiquette qu’on n’a pas choisie ? Pour le philosophe André Gorz, nous ne sommes pas que des travailleurs. Nous réduire à notre fonction sociale, c’est perdre toute la richesse existentielle de notre vie. Gorz distingue le sujet du soi : le soi est défini par les attentes des autres, qui projettent sur nous les clichés de notre emploi ou de notre statut familial. Le sujet, lui, existe en dehors de la case de la fonction sociale, à laquelle il ne se réduit pas. Notre sujet, plus personnel, s’exprime parfois quand on se lance dans un nouveau projet ou que l’on plaque tout pour changer de vie. Mais il peut aussi se réaliser dans d’autres activités que le travail. Gorz nous invite à nous méfier des étiquettes pro qui sont toujours des clichés réducteurs qui empêchent de comprendre qui on est réellement.

Aujourd’hui, est-ce encore pertinent de se définir par son travail avec 10% de chômage et la fin des carrières à vie dans la même boîte ? Quand beaucoup de travailleurs vivent des reconversions, cumulent plusieurs emplois ou conçoivent leur job comme un gagne-pain strictement alimentaire ? Pour Robert Castella précarité et l’instabilité actuelles du marché de l’emploi fragilisent la fonction sociale d’insertion du travail : le travail ne permet plus à tout le monde de se définir socialement. Alors quelles autres activités pourraient le remplacer ?

Si vous voulez vous abreuvez à la source :

  • Jean-Paul Sartre, L’être et le Néant
  • Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale
  • Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir
  • André Gorz, Misères du présent, richesse du possible

Photo par WTTJ.
Article édité par Matthieu Amaré.

Cet article est issu du douzième épisode de notre série qui croise philosophie et travail, Philo Boulot. Elle a été écrite et réalisée en partenariat avec la chaîne YouTube META.

Suivez Welcome to the Jungle sur LinkedIn et Instagram ou abonnez-vous à notre newsletter pour recevoir, chaque jour, nos derniers articles !

Les thématiques abordées