Avec un revenu universel, arrêterons-nous de travailler ?

Publié dans Philo Boulot

07 déc. 2022

auteur.e
Céline MartyExpert du Lab

Agrégée de philosophie et chercheuse en philosophie du travail

PHILO BOULOT - Pourquoi je me sens aliéné·e dans mon travail ? D’où vient cette injonction à être productif·ve ? De quels jobs avons-nous vraiment besoin ? Coincé·e·s entre notre boulot et les questions existentielles qu’il suppose, nous avons parfois l’impression de ne plus rien savoir sur rien. Détendez-vous, la professeure agrégée en philosophie Céline Marty convoque pour vous les plus grands philosophes et penseurs du travail pour non seulement identifier le problème mais aussi proposer sa solution.

Alors qu’on entend partout que l’on connaît la pire crise économique depuis celle de 1929 et qu’il va falloir travailler beaucoup, certains pays comme l’Espagne mettent en place un revenu universel, qui permettrait aux sans emplois de survivre et à l’économie de se relancer par la consommation. Mais comment justifier de distribuer de l’argent à tout le monde sans contrepartie ?

Le revenu universel, aussi appelé revenu de base inconditionnel ou allocation universelle, est une somme fixe qui serait versée à n’importe quel individu, sans conditions d’activité, de contrepartie ni de ressources. C’était une proposition du programme de Benoit Hamon pour la présidentielle de 2017, cependant ce n’est pas une idée nouvelle ! On trouve déjà l’idée chez Thomas More en 1516 dans Utopia, mais c’est Thomas Paine, qui est le premier à proposer une version sans conditions dans Justice agraire en 1797.

Le salaire à vie

Les modalités d’application varient énormément mais on peut distinguer deux tendances : les libéraux à droite proposent un revenu universel d’un montant plutôt faible, entre 500 et 700e par mois, résultant de la fusion des différentes allocations sociales déjà existantes et complétant le salaire. C’est une sorte d’ajout à ce que les travailleurs gagnent sur le marché du travail, leur permettant de choisir leur emploi avec plus de flexibilité et permettant aux patrons de donner des missions ponctuelles plutôt que des CDI. À gauche, le revenu universel envisagé est d’un montant élevé, environ 1000e par mois et son but serait de permettre à chacun de vivre émancipé du marché de l’emploi. Soit on parle de revenu parce qu’on considère que c’est une somme prélevée sur la richesse produite, soit on parle de salaire parce qu’on considère que c’est la contrepartie d’un travail qu’on fait indépendamment du marché de l’emploi, comme le fait le sociologue Bernard Friot dans L’enjeu du salaire qui parle lui de « salaire à vie ».

Cette version du revenu universel comme remplacement du salaire plutôt que complément est la plus intéressante parce qu’elle interroge radicalement notre rapport au travail ainsi qu’au marché économique : le revenu universel est un moyen de vivre en s’affranchissant de l’arbitraire du marché de l’emploi. Il permet à ceux qui ne trouvent pas d’emploi parce qu’ils sont discriminés - parce que trop vieux, trop gros, ou pas du bon genre -, de vivre correctement. Il permet aux étudiants de se consacrer à leurs études sans avoir à faire de petits boulots à côté. Et enfin, il garantit les fins de mois à ceux qui travaillent dans des emplois précaires ou très paupérisés, sans garantie de ressources, comme les artistes, les auto-entrepreneurs, les agriculteurs, ou les bénévoles. Bref, le revenu universel permet de développer mille activités qui ne sont pas rémunérées par le marché économique mais qui ont une importance sociale considérable.

Vous répondrez que c’est impossible à financer, mais pas de panique, il y a mille recherches économiques précises à ce sujet et ce qui nous intéresse surtout ici, c’est sa dimension philosophique !

« Ceux qui sont voués à nettoyer les saletés des autres ne seront jamais des membres égaux d’une même communauté politique »

En revanche, vous pouvez vous demander : si on permet aux gens de s’émanciper du marché du travail laborieux, plus personne ne voudra occuper les métiers difficiles alors ? Force est de constater qu’aujourd’hui, ces postes sont réalisés par les plus défavorisés et c’est peut-être justement l’occasion de mieux répartir ces tâches entre les travailleurs et de réduire les inégalités entre les cols blancs et les cols bleus, ce que propose le philosophe Michael Walzer dans Sphères de justice : si on vise l’idéal d’une société de citoyens sur le même pied d’égalité, il faut répartir ces tâches pénibles, parce que pour lui ceux qui sont voués à nettoyer les saletés des autres « ne seront jamais des membres égaux d’une même communauté politique »

Une utilité sociale indirecte

Dans un tel système, arrêterons-nous tous de travailler ? Tout d’abord, il est probable que beaucoup de gens continuent de travailler dans les fonctions et domaines qui les intéressent mais qu’ils puissent le faire dans de meilleures conditions. Ils seraient moins soumis à des impératifs de productivité et de stress financier, et ils pourraient plus choisir leurs conditions de travail, parce qu’ils savent qu’ils ont les moyens de refuser ce qui ne leur convient pas. Ils pourraient aussi faire des pauses pour se former à autre chose, voyager, élever des enfants, prendre soin de proches âgés, tant de choses qui aujourd’hui dépendent de nos éventuelles économies. Il permet aussi de se projeter dans des projets à long terme, qui nous importent, plutôt que de rester dans une anxiété court-termiste qui consiste à se trouver un CDI pour rembourser son prêt étudiant.

Enfin, le revenu universel favoriserait un pas de côté pour mieux se rendre compte que réduire notre besoin de travail diminuerait aussi la production dont la société a faussement besoin et, par la même, notre consommation de produits superflus. Mais surtout, cela permettrait de s’éclater dans d’autres activités politiques, associatives, personnelles et familiales, comme le propose la sociologue Dominique Méda. Et peut-être que celui qu’on considère comme oisif, ne servant à rien d’après des critères économiques, aura une utilité sociale indirecte en prenant soin de ses parents âgés, en animant la vie associative locale, en prenant soin des chats errants du quartier, en jouant de la musique, en occupant les enfants du coin, ou même en regardant les nuages, tant qu’il ne fait rien de nuisible à la société. Et vous, que feriez-vous si vous touchiez une somme suffisante pour vivre sans contrepartie ?

Cet article est issu du sixième épisode de notre série qui croise philosophie et travail, Philo Boulot. Elle a été écrite et réalisée en partenariat avec la chaîne YouTube META.

Article édité par Soline Cuillère, photo par Thomas Decamps.

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