Absentéisme : les « abus » ne sont pas le problème aujourd’hui !

13 janv. 2021

5min

Absentéisme : les « abus » ne sont pas le problème aujourd’hui !
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

Depuis le 10 janvier dernier, les salarié·e·s français.es qui ne sont pas en mesure de télétravailler peuvent obtenir un arrêt de travail immédiat s’ils/ elles ont des symptômes ou sont cas contact. « Il vous suffira de vous inscrire sur le site de l’Assurance maladie pour obtenir un arrêt de travail immédiat indemnisé sans jour de carence », a expliqué le Premier ministre Jean Castex. Il suffit pour le/la salarié·e de se déclarer en ligne (declare.ameli.fr) pour bénéficier d’un arrêt de travail d’une durée de sept jours.

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Plusieurs voix (patronales) se sont fait entendre ces derniers jours pour critiquer la mesure. On craint qu’elle ne provoque un « absentéisme incontrôlé » à cause des « abus » de salarié·e·s trop content·e·s de « profiter » du système. Pour preuve, certains pointent les plus de 2 500 premières demandes enregistrées ce lundi 11 janvier, rappellons néanmoins que 30 000 arrêts maladie sont déposés en France chaque jour. Parmi ces réfractaires, la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), par exemple, « s’inquiète des conséquences éventuelles de cette annonce qui revient à consacrer le caractère automatique de l’arrêt de travail en cas de symptômes supposés et ce, sans aucun contrôle médical ni test préalable ».

Les craintes concernant l’absentéisme ne sont pas infondées : nous sommes en pleine pandémie ! Les plus de 60% de la population active qui ne peuvent pas rester chez eux/elles seront inévitablement touchées de façon massive, par un virus que l’on sait de plus en plus incontrôlable. Le fameux « variant britannique » du virus – 70% plus transmissible que le variant d’origine – est déjà sur le territoire français, et fait craindre le pire pour la prochaine vague. Ce que l’on observe au Royaume-Uni, où les services hospitaliers londoniens sont déjà débordés par l’arrivée d’un trop grand nombre de patient·e·s, a de quoi nous inquiéter concernant l’absentéisme à venir.
Mais les « abus » ne sont pas le problème ! « Quand le sage désigne la lune, l’idiot regarde le doigt », dit le proverbe. Regarder les « abus » plutôt que l’évolution de la pandémie, c’est la même chose. Sans doute même est-ce pire encore, car dénoncer les « abus », c’est encourager les gens à aller travailler « dans le doute », c’est-à-dire à répandre un peu plus vite le virus. En d’autres termes, parler des « abus », c’est contribuer, directement ou indirectement, à aggraver ce que sera l’absentéisme de demain.

« La suppression du jour de carence encouragera les salariés à s’isoler plus rapidement », a expliqué la ministre du Travail dans un communiqué. En effet, l’existence du délai de carence – la période de temps entre le jour de l’arrêt de travail et le jour à compter duquel la personne perçoit une indemnisation – est la raison principale pour laquelle les gens préfèrent continuer à travailler malgré tout. Parmi les personnes qui ne peuvent pas télétravailler, puisque c’est d’elles qu’il est question dans cette mesure, beaucoup touchent des revenus faibles et ne peuvent se permettre un arrêt de travail.
Entre la certitude de perdre plusieurs jours de revenus et le risque (abstrait) de contaminer d’autres personnes, on comprend que le choix est souvent vite fait : la plupart des gens choisissent d’aller au travail. C’est ce qui s’est passé dans les pays comme les États-Unis, où les personnes malades ne touchent pas de revenus quand elles restent à la maison. Le choix qui s’est posé à de nombreuses personnes était le suivant : ne pas pouvoir payer le loyer et nourrir sa famille ou bien accepter le risque que, peut-être, on contamine d’autres personnes.

Historiquement, on a longtemps valorisé ces personnes qui ne « s’écoutent pas » et choisissent « courageusement » d’aller au travail malgré la fatigue, la fièvre, ou la toux… comme s’il ne s’agissait que d’une lutte individuelle entre la personne et ses symptômes. On a longtemps ignoré le fait que ces personnes « courageuses » sont celles qui répandent la maladie autour d’elles. Notre vision individualiste des choses oublie si facilement les externalités, le fait que nous faisons système les un·e·s avec les autres, et qu’une activité individuelle a des effets externes sur autrui.
Partout où on ignore ces externalités, partout où il n’existe pas de système pour assurer des revenus aux personnes malades qui s’arrêtent de travailler, la pandémie a fait des ravages plus importants. C’est le cas dans tous les pays (comme le Brésil) où l’économie informelle est massive. C’est le cas aussi aux États-Unis où l’on compte déjà 400 000 morts, près de 23 millions de cas avérés, et ce qui sera sans doute des millions de « Covid longs », ces malades qui traînent des symptômes invalidants pendant des mois (peut-être des années).
En France, notre Sécurité sociale nous préserve d’une partie de ces externalités négatives. Elle nous permet de continuer à être solidaires parce que c’est dans notre intérêt à tous. Nous pouvons privilégier davantage l’intérêt général (en l’occurrence, minimiser l’impact de la pandémie) au mépris parfois des intérêts particuliers (comme avoir ses effectifs au complet dans l’entreprise). Elle nous permet aussi de regarder le long terme, à savoir l’absentéisme provoqué par la prochaine vague, plutôt que le court terme de l’absentéisme provoqué par les « abus ».

Les discours sur les « abus » partent d’une culture de la méfiance particulièrement délétère en France. Or quand on parle d’abus, on les provoque. En effet, quel intérêt y a-t-il à adopter un comportement vertueux si l’on vous prête toujours des mauvaises intentions ? Là où il n’y a pas de confiance, il y a effectivement des « abus », car c’est le produit même de la méfiance. Ces discours sont en quelque sorte autoréalisateurs. La méfiance engendre l’abus.
C’est ce qu’expliquait déjà Douglas McGregor en 1960 dans The Human Side of Enterprise. Dans ce livre, il expose ses « théorie X et théorie Y » qui n’ont pas pris une ride. Dans la théorie X, on part du principe que l’être humain n’aime pas le travail et l’évitera s’il le peut. Du coup, on doit le contrôler davantage, rendant ainsi son travail plus pénible. Le résultat, c’est que cet individu X, dépossédé de son autonomie et privé de confiance, va effectivement déployer son intelligence pour contourner les règlements. Dans la théorie Y, en revanche, l’individu est associé aux buts de l’organisation, gère lui-même son travail, et est digne de confiance.

La crainte des abus est aujourd’hui d’autant plus mal placée que l’arrêt immédiat est encadré par de (trop ?) nombreux contrôles visant à les éviter. Le/la salarié·e doit faire un test dans les deux jours qui suivent l’arrêt. L’Assurance maladie procède à un suivi systématique avec des appels téléphoniques. Et la mesure ne s’applique pas aux personnes en situation de télétravail qui devront continuer de se rendre chez le médecin généraliste pour obtenir un arrêt de travail.
Il est absurde et choquant de parler des « abus » quand les risques associés à la prochaine vague de cette pandémie sont si élevés. Nous ne serons hélas pas vacciné·e·s avant ce qui pourrait être un tsunami. L’absentéisme risque en effet d’être considérable dans les mois à venir, mais les « abus » n’y sont pour rien. Ces « abus » pourraient au contraire nous aider à limiter la taille de la vague à venir. En ce qui me concerne, je préfère que les gens « abusent » plutôt qu’ils/elles soient des bon·ne·s soldat·e·s qui continuent d’aller transmettre autour d’eux/elles un peu plus du variant britannique…

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