« Le travail, c’était mieux avant » : vraiment ? On a vérifié

13 juil. 2022

9min

« Le travail, c’était mieux avant » : vraiment ? On a vérifié
auteur.e
Manuel Avenel

Journaliste chez Welcome to the Jungle

Nous sommes tous sujets à cette tendance à idéaliser dans une certaine mesure le passé, un paradis perdu, un âge d’or, conservé en souvenirs et qui nous laisse parfois échapper un « c’était mieux avant ». Propre à chaque génération, cette prime à « l’autrefois » se retrouve dans tous les pans de la société, du cinéma (remakes, suites de saga mythiques) à la chanson (on s’écouterait pas un petit vinyle ?), et nous colle même parfois aux fringues (la mode, cet éternel recommencement). Et le travail dans tout cela, a-t-il lui aussi droit à son image d’Epinal ? Était-il mieux avant à l’époque des Trente Glorieuses ? Points de comparaison avec l’historien Christian Chevandier, auteur de l’ ouvrage Le travail en France. Des « Trente Glorieuses » à la présidence Macron (Ed. Belin, 2018).

« Non mais la trilogie Star Wars, c’était quand même vachement mieux que la prélogie ! » Il semble inhérent aux êtres humains de rejeter la nouveauté. De la même façon que l’on accueille mieux ce qui nous est familier, ce que l’on connaît déjà et à plus forte raison, que nous l’avons vécu dans un passé lointain. On parle parfois de “misonéisme” pour qualifier cette tendance (soit misein pour haïr et neos pour nouveau, en grec ancien, ndlr). La nostalgie rencontre d’ailleurs un succès marketing certain, le chocolat estampillé « depuis 1875 » et les « recettes ancestrales » et autres purées façon « saveurs d’antan » sont parmi les produits qui surfent sur ce caractère d’authenticité qui semble apporter une valeur plus estimable à notre consommation.

Dans le passé, qu’il soit heureux ou malheureux, « il y a un plaisir dans l’action de se souvenir », soulignait le psychanalyste Jacques André. Et plus nous vieillissons, plus notre passé se teinte d’idéalisme. En effet, avec le temps, la mémoire est sujette à un effet d’effacement : sur le long terme, nous retiendrons surtout les souvenirs positifs et cette tendance s’accentuerait à mesure que nous prenons de l’âge. De là à regarder le passé à travers un prisme déformant, il n’y a qu’un pas. Cette vision passéiste se retrouve dans des formules comme « C’est plus ce que c’était », sous-entendu, c’était mieux avant, ou encore dans la quasi totalité des phrases débutant par « à mon époque… » Et le travail, aussi imparfait qu’il peut nous paraître aujourd’hui, ne semble pas déroger à la règle et véhicule aussi certains fantasmes d’un avant plus soutenable que le présent. À côté de l’expérience subjective et parfois biaisée, nous pouvons toutefois interroger les faits historiques.

En matière économique, on a bien sûr les Trente Glorieuse (1945-1973) en point de référence, période rêvée dont le nom seul, laisse transparaître un éclat sans pareil. Au point que l’on parle parfois des « Trente Piteuses » pour qualifier les années plus ternes qui suivent. Nos aînés « boomers » ont goûté à cette époque au plein Emploi, à de solides carrières, des métiers qui semblaient moins stressants et plus épanouissants. Mais dans le même temps, le travail à cette époque peut nous paraître réduit en termes de choix, dénué de dimension écologique, et encore plus inégalitaire qu’aujourd’hui… D’emblée, Christian Chevandier, professeur émérite des universités en histoire contemporaine, nous met en garde contre le passé : « En fait, c’est toujours plus compliqué. » Nous avons détricoté des idées reçues sur le travail d’avant, questionné si c’était mieux ou moins bien sous différents critères. Liste non exhaustive.

Carrière : Le plein emploi vs le Pôle emploi ?

« Il y avait, en France, dix fois moins de chômeurs en 1956 qu’en 2008. Le temps que l’on passait avant de trouver du travail ou entre deux emplois était alors une donnée presque incompressible », pose Christian Chevandier. Une chose est certaine, l’expression « sécurité de l’emploi » avait tout son sens pour nos aînés et de fait, la période des Trente Glorieuses est marquée par le plein Emploi, soit un taux de chômage en dessous de 5%. En comparaison, le taux de chômage est aujourd’hui de 7,3% en France (16% chez les 15-24 ans) et la durée moyenne d’inscription des demandeurs d’emplois à Pôle emploi était de 388 jours en 2018, avec de fortes disparités, notamment chez les plus de 50 ans (673 jours). Bref, l’accès à l’emploi semble un sujet d’inquiétude bien plus contemporain.

« Aujourd’hui, le chômage est une donnée forte de l’économie et touche surtout les personnes sans qualification : il est cinq fois plus fort chez les ouvriers que chez les cadres supérieurs, reprend l’expert. Il s’agit en France des choix politiques qui ont été faits depuis presque un demi-siècle, de réduire l’industrie, mais aussi des effets de la mécanisation, de la robotisation, bref de la hausse de la productivité. Cela se retrouve dans de nombreux secteurs : les cheminots étaient 514 000 à la création de la SNCF en 1938, mais plus que 146 000 en 2016 », commente l’historien.

Bilan : Plus de stabilité, moins d’inquiétude pour accéder à l’emploi : sur ce registre oui, le travail c’était peut-être mieux avant.

Le choix : carrière linéaire vs démocratisation des études et reconversions ?

Qui n’a pas, en discutant avec un grand-père, une grand-mère, entendu qu’il ou elle avait bien de la chance de faire des études et de pouvoir dans une certaine mesure se choisir un avenir, contrairement à eux qui n’avaient guère le choix ? Et de fait, en 2020, on comptait 2,7 millions d’étudiants en France, environ 9 fois plus qu’en 1960. L’âge moyen d’entrée dans la vie active était de 18 ans à la fin des années 1970 (Dares), contre 22 ans et 7 mois pour un premier emploi significatif en 2014 (Insee). Et aujourd’hui, entre les bullshits jobs et la quête de sens au travail, les reconversions font florès auprès des actifs (en 2021, 47% des actifs étaient engagés dans une reconversion ou envisageaient de le faire).

« Le travail qui permet de gagner sa vie dépend d’abord du marché de l’emploi », rappelle Christian Chevandier. Et à titre de comparaison, dans les années 1950, moins de 5% de la population active était composée de cadres ou de professions intellectuelles. Ce taux est aujourd’hui trois fois plus important. Mais pour l’historien, on ne choisissait pas plus son métier il y a un demi siècle, qu’aujourd’hui. Tout serait fonction des besoins du marché, et ce, à n’importe quelle époque.

Cela suffit-il à expliquer que les carrières étaient plus linéaires à l’époque qu’au temps présent ? Il y aurait également une dimension éthique du travail plus forte durant la période d’après-guerre : « C’est ce que chacun peut apporter à l’ensemble de la société : le préambule de la Constitution de la IVe République (1946) et celui de la Ve (1958) associent d’ailleurs le “droit à l’emploi” au “devoir de travailler”. » L’économie durant cette période connaît une forte mutation vers une tertiarisation, développant ainsi certains métiers de service. « Les nombreux métiers qualifiés, dans la santé ou dans l’enseignement, correspondent à l’importance croissante du secteur tertiaire (l’on dirait aujourd’hui le secteur des services, l’on disait dans les années 1950 le secteur des activités non productives). La construction de collèges et de lycées dans les années 1960 et 1970 et la création de postes dans les hôpitaux les mêmes années a suivi la progression de la scolarisation, surtout celle des filles, et ont correspondu aux besoins de la population. »

Bilan : Choisir un métier, ce n’était pas mieux avant, et les possibilités sont, semble-t-il, plus nombreuses à explorer à notre époque.

La pénibilité : des boulots plus durs vs des boulots plus stressants ?

Lorsque l’on imagine le travail à l’époque de nos aînés, bien souvent cette idée qu’ils trimaient dur revient. En comparaison à ce labeur d’antan, tout semble plus facile aujourd’hui et les emplois de bureaux, un moindre mal. Mais à quoi fait référence cette idée ? « En règle générale, ce n’était pas mieux avant, explique Christian Chevandier. La vie était plus dure en effet et le travail plus pénible, le niveau de vie plus bas. Par exemple, les journées étaient plus longues et commençaient plus tôt. Dans son livre de 1933, Dans la dèche à Paris et à Londres, George Orwell raconte que, le matin, l’heure de pointe dans le métro parisien se situait à six heures. C’est de nos jours beaucoup plus tard. Bref, aujourd’hui, cela va mieux. »

Mais est-ce à dire que côté pénibilité, le travail était plus difficile ? À chaque époque ses difficultés pour le spécialiste. « Les techniques dites nouvelles de « management » ont ces dernières décennies abouti à une intensification du travail qui réduit la réflexion à son propos et pourchasse largement la sociabilité. Les victimes les plus évidentes en sont les livreurs à domicile ou des travailleurs « ubérisés », mais la plupart des secteurs sont touchés. Mais n’était-ce pas déjà le principe, il y a un siècle, de la taylorisation puis du fordisme ? », interroge-il.

Quant au glissement d’une souffrance davantage physique (les troubles musculo-squelettiques par exemple) à une souffrance psychologique (stress, burn-out), c’est une évolution plus que simplifiée pour l’historien. Ainsi, le « burn-out » qui semble être le mal de notre époque au travail, n’a rien de nouveau si ce n’est dans son appellation. « Dans les années 1950, le psychiatre Louis Le Guillant s’intéressait déjà à de tels phénomènes et j’ai pu dans mes recherches le repérer chez les infirmières parisiennes lors de l’entre-deux-guerres. Et dans les années 1970, c’étaient les « cadences infernales » de l’industrie et tous les maux qu’elles engendraient qui étaient dénoncés. »

Bilan : Le boulot était-il plus dur avant ? À chaque période sa difficulté : égalité.

Droit du travail : solidarité vs individualisme ?

Nos ainés ont-ils baigné dans une période plus solidaire en matière de travail que la nôtre ? Où les revendications sociales s’accordaient (convergence des luttes) et menaient à des progrès de société et une amélioration des acquis sociaux ?

« Les « Trente Glorieuses », pour reprendre ce terme, ont d’abord été un temps de reconstruction, puis à partir du milieu des années 1950 de nombreux progrès furent apportés dans ce cadre. » Mais la législation du travail peut être plus ancienne souligne le spécialiste. « Comme l’interdiction du travail des enfants (sous de nombreuses conditions) qui date de 1841. » Il situe ainsi les grands moments de la législation du travail aux années 1880 à 1910 (les débuts de la IIIe République), puis en 1936 (avec les Front populaire et les deux semaines de congés payés), suivent les années d’après la Libération (mise en place d’un État social ou État Providence, avec notamment la Sécurité sociale, troisième semaine de congés payés) et enfin, 1981-1982, (les premières années du premier septennat de François Mitterrand et l’obtention d’une cinquième semaine de congés payés). « Cette chronologie peut sembler très politique, c’est-à-dire renvoyant au pouvoir alors en place, mais elle correspond aussi à des mouvements sociaux eux-mêmes le produit de longues périodes de réflexion, d’une réelle maturation. »

Un indice de cette solidarité est à chercher du côté des syndicats. Aujourd’hui, l’engagement syndical est moins important (10% des salariés déclaraient être syndiquées en 2019) qu’en 1950 (environ 30% de syndiqués) et bien en dessous de la moyenne européenne (23%). La Dares faisait état des raisons d’un tel désengagement en France : le déclin de l’activité industrielle, des parcours professionnels discontinus, un management de plus en plus individualisé ou encore l’émergence de nouvelles formes d’engagement social et politique. « Contrairement à d’autres pays, le syndicalisme en France n’a jamais apporté d’avantages individuels, et est parfois à l’origine d’une véritable persécution de la part de la hiérarchie ou du patronat. Deux autres facteurs jouent, la quasi-disparition de secteurs très syndiqués, comme les mines ou la sidérurgie, et le développement de l’individualisme. Mais les mouvements sociaux peuvent se développer avec d’autres formes d’organisation, comme les coordinations depuis les années 1980 », explique de son côté Christian Chevandier.

Bilan : la solidarité au travail… c’était mieux avant !

Écologie : activités destructrices vs prise de conscience ?

Pour ce dernier point, on serait tenté de se demander, est-ce que ce n’est pas justement mieux aujourd’hui ? Les salariés seraient en France, selon une étude du CSA, 91% à considérer que la transition écologique devrait être une priorité des entreprises. Ils sont nombreux à imaginer de nouveaux modes de travail plus respectueux de l’environnement et cette attente commence à se répercuter côté entreprise. Pour l’historien, il y a deux sujets : la place des générations et l’impact des activités laborieuses sur l’environnement, notamment sur l’élévation des températures. « En restant en Europe occidentale, l’on peut dire que les activités économiques et le mode de vie actuel polluent plus, émettent notamment plus de gaz à effet de serre, que ceux des siècles précédents », affirme l’historien, invoquant les flux plus nombreux, un confort plus énergivore et polluant (logements plus chauffés, des produits de consommation polluants qui n’existaient alors pas, comme les téléphones portables.) « De fait, la préoccupation que nous avons de l’environnement est largement celle d’une société de surabondance. Au moment de la crise pétrolière du milieu des années 1970, la volonté de consommer moins, notamment d’énergie, était liée à la nécessité d’éviter de gaspiller. Beaucoup de travailleurs et de consommateurs avaient connu les restrictions liées à la Seconde Guerre mondiale. En France, il y a eu des tickets de rationnement jusqu’en 1949, un quart de siècle avant la crise pétrolière dont nous sommes séparés par un demi-siècle. Est-ce une raison pour en faire procès aux gens qui vivent, travaillent et consomment, aujourd’hui ? Sans doute pas. Disons que chacun vit en son temps, avec des préoccupations de son temps. »

Mais pour autant, au tournant des années 70, cette dimension écologique existait bel et bien, tout en se manifestant sous d’autres formes de préoccupations, davantage sanitaires. « C’est vraiment depuis le début des années 1970 que la préoccupation de l’environnement s’est développée tandis que la population urbaine était largement prédominante, avec ce petit côté nostalgique du retour à la nature. Cela a bien sûr touché le monde du travail, mais d’abord en termes de protection des travailleurs et d’éventuels consommateurs. L’on se souvient par exemple de la mobilisation contre l’amiante après la mort d’un chercheur par ses collègues de l’université de Jussieu à partir du milieu des années 1970. Il n’empêche, ces législations, qui sont des acquis sociaux, font que les luttes d’hier nous protègent aujourd’hui. Et que les luttes d’aujourd’hui protègeront les générations à venir. »

Bilan : À chaque époque son combat : égalité

Alors, Un nouvel espoir (Episode IV de 1977) était-il un meilleur Star Wars que Le réveil de la force (épisode VII de 2015) ? Le chocolat « depuis 1875 » a-t-il un goût plus savoureux qu’une tablette de Crunch ? Le travail était-il mieux avant ? Comme pour la saga intergalactique et les carreaux de chocolat, finalement tout n’est pas ni tout noir ni tout blanc.

Édité par Aurélie Cerffond
Photo par Thomas Decamps