« Au travail, les harceleurs qui s’ignoraient se sont révélés avec la crise Covid »

09 mai 2023

5min

« Au travail, les harceleurs qui s’ignoraient se sont révélés avec la crise Covid »
auteur.e
Florence Boulenger

Journaliste. En charge de la rubrique Futur du travail chez Alliancy.fr. Co-autrice du livre “Ils font l’économie : 40 parcours d’entrepreneurs audacieux” - Éditions De Boeck.

« T’es plus un bébé », « Tu prends ton après-midi ? »... On serait tenté de relativiser ces petites flèches de managers, rapides et mal ficelées. Mais les qualifier de « micro » revient à leur laisser le champ libre : une agression reste une agression.

« Apportez-moi des solutions, pas des problèmes. » Celle-ci mérite de grimper sur le podium, car elle est à la fois déguisée en trait d’esprit… et très courante. Faussement malignes, faussement drôles, parfois infantilisantes ou sexistes, ces formules qui expriment l’hostilité sans l’assumer laissent derrière elles une (véritable) amertume. On les appelle « micro-agressions », mais quand elles viennent du manager, elles signent surtout un management toxique. Continuer à les qualifier de « micro » est une erreur. Elles seraient moins graves que les autres parce que plus étouffées ? Plus fugaces ? Plus ambiguës ? Certainement pas. D’autant que cette dérive s’est amplifiée avec le travail à distance, comme le souligne Caroline Diard, enseignante-chercheure en Management des Ressources Humaines et Droit à l’ESC d’Amiens.

Mots, gestes, ponctuation… Le diable est dans les détails

« Les harceleurs qui s’ignoraient se sont révélés pendant la crise Covid. Le travail à distance les a décomplexés », analyse Caroline Diard. Elle observe d’abord l’émergence d’une injonction à la réactivité et la rapidité. « Les salariés que je rencontre déclarent par exemple que la notion d’urgence a explosé dans les emails qu’ils reçoivent. On leur demande les choses à la dernière minute… et tout semble être devenu prioritaire. »

« On n’est pas très loin du contremaître qui observait les ouvriers à l’œuvre. »

Autre comportement agressif : le manager qui exige que tout le monde allume sa caméra sur Zoom ou Google Meet. « Je comprends bien l’idée, mais dès le début du confinement, la CNIL avait communiqué sur l’importance de ne pas rendre ce geste obligatoire, d’autant qu’au départ, les outils ne permettaient pas de flouter l’arrière-plan. Dire “Allume ta caméra”, c’est brutal. A-t-on vraiment besoin de voir la personne ?” » Caroline invite les managers à s’interroger sur leurs motivations réelles : « On n’est pas très loin du contremaître qui observait les ouvriers à l’œuvre, alors que le travail à distance devrait plutôt nous conduire à un contrôle par les résultats. » Elle mentionne aussi le fait de ne pas écouter l’autre pendant les réunions. « Bien sûr que ça se voit ! Sans parler du son du clavier quand on tapote en parallèle. » Et parfois il n’est même pas besoin de parler, un coup d’œil sur la montre ou en haut à droite de l’écran envoie un message explicite.

Dans le panel des phrases désagréables, citons par ailleurs : « Je t’ai vu sourire » (comprendre : de qui te moques-tu ?), « Je pensais avoir été clair » (tu n’es vraiment pas malin) ou encore ce petit « On se fait un point demain ? » envoyé pendant les congés, supposant que tout le monde lit ses mails pendant les vacances. Et une autre incontournable : « C’est à cette heure-là que tu arrives ? » ! « Cela fait trente ans qu’on l’entend, soupire Caroline. Il est temps de passer à autre chose, d’autant que les cadres sont dits “autonomes” depuis les lois Aubry : au forfait jours. »

Le canal écrit n’est pas en reste, une phrase en majuscules pouvant signifier : « Je suis excédé ». Une phrase en gras : « Comme tu ne comprends pas vite, je te montre ». L’impolitesse gagne du terrain sur les outils collaboratifs : les « bonjour » et « merci » disparaissent au profit de messages purement utilitaires : « Envoie-le moi vite stp ». Et que penser de ce : « Comme je te l’ai dit à l’oral », qui semble induire : « Tu ne m’écoutes pas, alors je laisse une trace écrite ». Ces petites phrases, qui fonctionnent par sous-entendus en laissant toujours leur destinataire douter de sa propre interprétation (suis-je trop susceptible ? est-ce qu’il plaisantait ?) sans lui offrir la possibilité de se défendre puisque « Tout ça, ce n’est pas grand-chose », constituent en réalité un risque élevé pour la santé mentale des salariés.

« Micro » agressions : des risques avérés pour la victime… et pour l’entreprise

Les risques inhérents à ces « micro » agressions sont lourds et la dérive vers le harcèlement moral très rapide. C’est le DRH qui en porte aujourd’hui la responsabilité première et il devrait s’emparer rapidement du sujet, « mais il n’en est encore que très rarement conscient », comme le souligne Marie Pezé, psychologue et psychanalyste. Si vous lui parlez de « micro-agressions », c’est avec le sourire mais une inflexible fermeté qu’elle vous renverra à votre « novlangue ». Marie porte un discours salutaire. « Les micro-agressions, c’est de la psychologie de comptoir. Cela ne veut rien dire pour un psy. Un mot peut sauver, comme un mot peut tuer. Une situation de “micro-agressions” peut très bien finir par une tentative de suicide. Les DRH devraient prendre conscience du gouffre existant entre ce vocabulaire et la réalité de la psychologie humaine. » Elle partage cet exemple tragique : « J’ai vu par exemple un salarié à qui l’on avait dit qu’il était un “appendice“, dans une grande entreprise où l’on faisait disparaître petit à petit une équipe devenue inutile aux yeux de la direction. Cet homme s’est levé et il est allé se tuer. Cela faisait des semaines que ça durait ». Il ne faut pas laisser passer ces agressions, estime-t-elle. Aucune.

« Les micro-agressions, c’est de la psychologie de comptoir. »

La loi a d’ailleurs renforcé les obligations de l’entreprise. C’est l’article L4121-1 du code du travail qui indique que « l’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Ces mesures comprennent des actions de prévention des risques professionnels (…), des actions d’information et de formation, la mise en place d’une organisation et de moyens adaptés ». Elle est de plus en plus appliquée. « Un DRH a été condamné à un an de prison avec sursis pour ne pas être intervenu lors d’une situation de harcèlement sexuel, explique Marie Pezé. Ajoutez à cela le fait que la Sécurité Sociale en a assez de voir toutes les pathologies liées au travail prises en charge par la branche maladie ordinaire, et vous avez le contexte parfait pour voir exploser les procédures. »

Nos 3 conseils pour faire face aux « micros » agressions de managers

Mais concrètement, comment enrayer les « micros » agressions ? Si vous êtes celui ou celle qui les subit, la meilleure chose à faire, vous l’aurez compris, est d’aller trouver le DRH ou le référent RH de votre département (et de lui faire lire cet article !). Si vous êtes manager ou DRH, la prise de conscience est une première étape significative. Ensuite, à vous de jouer…

1 : renseignez-vous sur l’impact des « micro » agressions au travail

« Les jurisprudences n’ont cessé de tomber depuis 2017. Il faut que les DRH sachent par exemple qu’en 2019, il y a eu 1000 lésions psychiques reconnues en accidents du travail, indique Marie Pezé. Craquer sur un plateau, fondre en larmes… Tout cela a été déclaré en accidents du travail. J’invite les DRH à consulter les chiffres de la DARES et son fil Twitter qui est formidable. »

2 : rédigez un guide des bonnes pratiques de management

Si vous êtes manager et que vous vous entendez prononcer une phrase du type « Mais Isabelle, c’est une femme fragile » ou encore « Non mais lui, on le sait, il a des problèmes persos », il est plus que temps de vous remettre en question, estime Caroline Diard. « Le grand classique des dossiers harcèlement, c’est le harceleur qui endosse le rôle de victime. Et les problèmes personnels, on en a tous. C’est un alibi. Fondez une communauté de pratiques entre managers et rédigez un guide de bonnes pratiques, pour organiser le travail à distance par exemple. Le seul fait de vous poser pour l’écrire vous fera progresser de manière considérable. »

3 : évangélisez à tous les niveaux de l’entreprise

« Les DRH doivent informer et former, ce n’est pas juste une bonne idée à leur soumettre, c’est une obligation de l’article L4121-1 », conclut Marie Pezé. Il faut sensibiliser et former les managers, faire de l’affichage, organiser des webinaires… et s’entourer de tous les acteurs de la prévention : membres du CSE, médecins du travail, représentants du personnel. « C’est l’occasion idéale de renverser la table. Et parlez, parlez vrai. Si vous êtes DRH ou manager et que vous êtes en désaccord avec ce que votre direction vous demande de faire, dites-le aux salariés concernés. Ne les laissez pas croire que vous ne les comprenez pas. »


Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ