« Je vais te griller dans le milieu » : faut-il prendre cette menace au sérieux ?

14 déc. 2022

5min

« Je vais te griller dans le milieu » : faut-il prendre cette menace au sérieux ?
auteur.e
Paulina Jonquères d'Oriola

Journalist & Content Manager

contributeur.e

C’est une phrase que l’on imagine d’un autre temps, brandie par un patron omnipotent dans un secteur où tout le monde connaît tout le monde. Mais on l’entend aujourd’hui encore dans des sphères professionnelles plus ouvertes et à l’heure des réseaux sociaux. Alors, est-ce vraiment une situation à craindre ? Peut-on réellement se faire discréditer de la sorte dans une profession ? Et surtout, comment réagir face à une telle menace ?

Il ne faut pas attendre le nombre des années… pour tomber sur une supérieure revancharde ! Marina a la vingtaine et apprend actuellement le métier de Community manager. L’été dernier, elle démarre un stage de six mois dans une start-up, avant d’annoncer son départ un mois et demi plus tôt que la fin initiale de son contrat. Motif ? Elle part rejoindre une plus grosse structure qui lui offre une opportunité de stage intéressante. Une annonce qui passe mal auprès de sa recruteuse : « Elle a commencé par me dire que toute l’estime qu’elle avait pour moi s’était envolée, qu’elle était très déçue car elle m’avait formée. Puis elle m’a dit texto : toi, tu es cramée sur Paris. Tout le monde se connaît. »

L’espace de quelques minutes, la jeune femme se retrouve comme pétrifiée, jusqu’à remettre en question sa propre décision. Puis elle reprend ses esprits et se rassure : après tout, elle n’est certainement pas la première personne à écourter un stage dans le community management à Paris ! Verdict : après cette discussion glaciale, la supérieure de Marina ne lui a plus jamais adressé la parole. Qu’à cela ne tienne : la jeune fille est rapidement passée à autre chose sans être inquiétée davantage. Chapitre clos.

« Je m’en veux, j’ai manqué de courage »

Malheureusement, pour d’autres victimes de patrons ou managers menaçants, l’affaire n’est pas encore classée. C’est le cas de Chloé, 35 ans, chargée de marketing. Actuellement en procédure avec son ancien patron, la jeune femme est tellement effrayée qu’elle préfère taire certains aspects juridiques de son dossier. « Ce que je peux dire, c’est que les choses sont allées vraiment loin pour m’intimider. »

Un dénouement auquel la jeune femme pouvait s’attendre, puisque son calvaire a commencé dès sa prise de poste. Très vite, elle découvre la personnalité toxique de son patron qui colle parfaitement à la description du pervers narcissique : un jour il la porte aux nues, le lendemain il la descend plus bas que terre. Un dirigeant qui ne cache pas son passage par trois fois aux Prud’hommes et dont il sort toujours conquérant. Pire, il se targue d’être intouchable grâce à son équipe d’avocats.

Éreintée, Chloé finit par arriver au point de rupture et décide de reprendre sa liberté. Elle propose alors à son employeur une rupture conventionnelle pour s’installer à son compte. Refus catégorique de ce dernier, sauf si Chloé accepte de continuer à collaborer avec lui en freelance. La boule au ventre, elle accepte le deal avant de se rétracter. « Je ne me reconnaissais plus, alors j’ai refusé, et je suis donc partie sans indemnités », raconte-t-elle.

Malgré tout, son ex employeur entame des procédures pour concurrence déloyale, histoire de la « pourrir jusqu’au bout ». Dans le même temps, un faisceau d’indices lui laisse penser que son patron l’a dénigrée auprès d’une partie de la profession. « Mais je ne peux pas prouver qu’il y a eu diffamation en justice, je n’ai pas de preuves écrites. Tous les échanges se sont passés à l’oral », affirme-t-elle. Pour ne rien arranger, dans son ancienne entreprise, tout le monde lui a tourné le dos. Et puis la jeune femme confie être trop traumatisée pour oser intenter une procédure de son côté.

Aujourd’hui, elle éprouve des regrets : « J’ai manqué de courage, j’aurais dû agir plus tôt. Je me suis mise à douter de tout, des compliments que je pouvais recevoir, de mes résultats. » Reste que Chloé a décidé de relever la tête et de poursuivre le développement de son activité coûte que coûte. Elle se plonge dans le travail pour ne pas penser à cette menace qui plane au-dessus de sa tête.

Que dit la loi ?

D’un point de vue juridique, les menaces de cet acabit ne sont pas des dossiers simples à traiter. Des cas que l’avocate Elise Fabing, spécialiste du harcèlement au travail, rencontre souvent. Une menace généralement brandie dans des milieux concurrentiels et marqués du sceau de l’entre soi (avocat, RP, milieu artistique, start-up, communication…). « La menace est proférée à l’oral, pour qu’il n’y ait pas de traces, mais parfois elle n’est même pas formulée, juste intériorisée par la victime », affirme Elise Fabing.

Malgré le phénomène #balance sur les réseaux sociaux, l’avocate constate que la parole s’est encore peu libérée sur ce sujet. Par exemple, peu de candidats osent s’ouvrir sur une précédente expérience de ce type en entretien, car beaucoup craignent que leur réputation soit affectée. « Ce qu’il faut savoir, c’est que les patrons ou managers profèrent ces menaces pour décourager des actions en justice aux Prud’hommes, dans le cas notamment où il y a eu harcèlement du salarié », explique l’avocate. Les choses peuvent alors se régler à l’amiable via la signature d’une clause de non dénigrement et de confidentialité entre les deux parties. Mais cette clause n’est pas toujours respectée par l’auteur de la menace qui peut agir en sous-marin et dénigrer sa victime.

C’est pourquoi Elise Fabing encourage les victimes à ne pas laisser la loi du silence l’emporter. « Quand il y a cette menace, il y a un vrai risque que cela se passe mal, alors autant se battre », soutient-elle. L’idéal étant de récolter des preuves en suscitant l’écrit, ou encore en enregistrant une personne à son insue (une preuve nouvellement acceptée). De cette façon, une action en justice peut être intentée pour dénigrement ou diffamation.

Les recruteurs prennent-ils ces dénigrements au sérieux ?

Pour Marie-Sophie Zambeaux, spécialiste du recrutement et éditorialiste RH, cette menace réputationnelle est un grand classique qui témoigne d’une culture d’entreprise viciée. Pour elle, la menace relève plutôt de la tentative d’intimidation car concrètement, comment faire courir le bruit ou circuler une telle information auprès de l’ensemble des membres d’une profession pour blacklister définitivement une personne ?

Notre experte envisage tout de même quelques cas de figure possibles : un tout petit milieu, un métier ultra spécialisé ou rare, une ville de taille moyenne ou un village avec des possibilités d’emploi moindres. « Mais la personne qui profère ces menaces sera connue et sûrement défavorablement connue. On apportera peu de crédit à ses dires », tempère la RH.

Mais alors, quid de la fameuse prise de références lorsque l’on postule ailleurs ? Il faut savoir qu’à l’heure actuelle, les recruteurs n’ont plus le droit de prendre des références sauvages. Ils ne peuvent contacter que les référents communiqués par le candidat lui-même. D’ailleurs, la prise de références est tombée en désuétude, voire a été bannie de certaines structures. Selon une étude de RégionsJob de 2017, seuls 19 % des recruteurs contactent toujours les anciens employeurs des candidats, et 52% le font parfois, voire jamais.

Pourquoi ? Par manque de temps mais aussi par manque de crédit apporté à cette pratique puisque l’avis des référents est par nature subjectif : « Certains sont trop complaisants ou a contrario emprunts d’aigreur avec en arrière-pensée la volonté plus ou moins dissimulée de régler des comptes », poursuit la spécialiste. Et les recruteurs ne sont pas dupes ! De plus, des travaux de recherche approfondis attribuent un taux de prédictibilité de future réussite d’un candidat dans son poste de seulement 7% pour une prise de références. « Les recruteurs sont conscients que l’expérience d’un salarié peut être très mauvaise dans une organisation à cause de la culture ou du management, et très bonne dans une autre. C’est aussi ce qui fait le charme de notre métier », analyse Marie-Sophie Zambeaux.

4 conseils à mettre en place face à cette menace

Pour conclure, Marie Sophie Zambeaux vous livre quatre conseils si vous faites face à cette situation :

  1. Ne pas prendre peur et garder votre calme.

  2. Anticiper et préparer vos prochaines démarches de recrutement via une liste de référents que les recruteurs peuvent contacter librement. Idéalement, une liste de trois référents pour chacune de vos trois dernières expériences professionnelles qui pourraient parler de vous en termes favorables et que vous aurez prévenus de cette démarche (il est intéressant de ne pas choisir uniquement son N+1 ou N+2 mais aussi un collègue). Penser aussi au book (pratique anglo-saxone), consistant à créer un portfolio de ses réalisations passées.

  3. Vous pouvez également solliciter de manière proactive des lettres de recommandation pour appuyer votre candidature.

  4. Rappelez-vous enfin que si un employeur peut menacer de griller l’un de ses salariés, un salarié peut, de nos jours, en faire autant en laissant une évaluation sur Glassdoor ou Indeed… C’est l’équilibre de la terreur. Les entreprises le savent et en sont conscientes.

Article édité par Manuel Avenel, photo Thomas Decamps pour WTTJ

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