Solange te parle : « Pour créer, il est important de rester émerveillé »

24 janv. 2022

9min

Solange te parle : « Pour créer, il est important de rester émerveillé »
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Gabrielle Predko

Journaliste - Welcome to the Jungle

Youtubeuse depuis plus de dix ans, réalisatrice, écrivaine, artiste, philosophe… Difficile d’assigner Ina Mihalache, alias Solange te parle, à une seule et unique case. À travers ses créations, cette canadienne de 36 ans nous embarque dans ses questions existentielles qui peuvent aussi bien avoir à trait à l’art, qu’au travail, la sexualité, et même aux pipis dans la nature.

Pour échanger sur son rapport à la productivité, à la créativité et à ce petit gendarme intérieur qui nous bloque tous·tes, la Youtubeuse aux 413 000 abonnés nous a ouvert les portes de son appartement parisien. Un décor bien familier pour les adeptes de ses vidéos, tournées dans son cocon minimaliste… Bullet journal sur le bureau, chaussures laissées dans l’entrée, place à l’introspection.

Depuis le mois de novembre, tu suis “Libérez votre créativité”, la technique de la professeure américaine Julia Cameron pour développer son esprit créatif… Qu’est-ce qui t’a donné envie de te lancer dans cette longue démarche ?

Mes propres blocages créatifs… On peut penser que le fonctionnement naturel d’un humain créatif - et on l’est tous à notre manière -, c’est de produire, de se laisser traverser par des énergies, des actions, des idées, des élans, de l’expression et que tout cela se fait très naturellement. Comme le lit d’une rivière. Mais non, il y a des blocages, des moments où le flow est contrarié, où on ne trouve pas cette sensation de fluidité. Ça accroche, il y a de la résistance, de la déperdition d’énergie, de la frustration, on ne se sent plus aligné, et tout cela crée de la souffrance. Cette thérapie pour artiste nous invite à nous observer, comme un chercheur dans un microscope, pour mieux comprendre nos propres freins. C’est une méthode qui demande beaucoup d’investissement mais elle est très performante. Elle aide à fixer un cadre dans la réflexion.

Sur ta chaîne, tu fais souvent état de tes blocages créatifs et ça a effectivement l’air de te peser ! Es-tu une artiste torturée qui essaye de prendre soin d’elle ?

Je lutte pas mal contre ce cliché de l’artiste torturé. Je ne pense pas du tout qu’il faille souffrir pour créer. C’est une idée romantique un peu dangereuse, dont j’ai sûrement pâti à un moment. Personnellement, oui j’ai bataillé avec des états dépressifs, ce n’est pas quelque chose que je glorifie du tout mais ça a fait partie de mon parcours. Mais finalement mon travail a toujours été à mi-chemin entre l’art, la poésie, la thérapie, le soin, et ce qui regroupe tout cela, c’est la question, l’introspection. J’ai une liberté en moi qui ne cherche qu’à être déployée.

La méthode de créativité de Julia Cameron nous pousse aussi à retrouver notre enfant intérieur, cette part enfantine de nous encore naïve, créatrice et exempte de peurs. Tu l’as perdu à un moment ?

Quand j’ai commencé Youtube, il y a eu une période d’épiphanie où je découvrais une plateforme très en accord avec mes envies et mon besoin d’expression, mais je crois que je me trompais sur la destination de la création. Comme beaucoup de monde, j’étais conditionnée à faire pour obtenir des résultats. Et ça nous arrive à tous de perdre notre but initial de vue, détournés par le besoin de satisfaire notre égo. Pour certains il s’agira d’obtenir de la reconnaissance, pour d’autres de l’argent, des records de statistiques, de la célébrité, des parutions presse, l’amour, etc. On sous-traite notre bien-être à des accomplissements et ça ne nous rend pas heureux. Personnellement, je me suis complètement prêtée à cela pendant un certain temps, jusqu’à me heurter à l’évidence.

Et quelle est la solution pour sortir de ce schéma ?

Le solution c’est de retrouver l’endroit du jeu : du présent, de la curiosité, de la joie…

Ton but, c’est donc de prendre du plaisir dans ce que tu fais ?

Ouais ! C’est très cliché dit comme ça, mais c’est important de rester dans l’émerveillement. Julia Cameron en parle beaucoup dans son livre. Penser que celui qui crée, c’est soi, l’égo, l’individu, la personne qui contrôle, peut être une grande source de souffrance. Alors que quand on crée, il faut presque en arriver au point où ce n’est même pas toi qui fais les choses. Il faut en arriver à un endroit de création impersonnelle. Il y a les mots, les gestes, une production, mais ce n’est pas aussi personnel qu’on ne le croit…

Il faut essayer de bloquer ce gendarme intérieur qui essaye de nous diriger et de nous dire : “fais-ci pour obtenir de la reconnaissance”, “ne fais surtout pas ça”, “ce que tu as fait à tel moment est nul”, etc. ?

C’est ça ! Enfin, on peut l’entendre car après tout, c’est une voix qu’on a internalisée et qui peut se montrer utile sur certains détails pratiques, mais il faut le voir pour ce qu’il est : un parasite, qu’il ne faut pas trop écouter, au risque qu’il finisse par nous diriger complètement.

« Il faut surtout se rappeler que tout cela est cyclique. On en revient au flow : on respire, on mange, on excrète, on se lave, on fait l’amour, on fait les courses, tout bouge, tout change. C’est pareil avec le travail et les créations » - Solange te parle

Tu es quelqu’un de très outillé pour maximiser ta productivité. Tu tiens un bullet journal, tu as essayé de te lever tous les matins à 6h pendant une semaine… La productivité, c’est aussi un sujet qui t’intéresse ?

Ça m’amuse ! Je trouve ça rigolo de tester toutes ces techniques… J’en ai essayé beaucoup, gardé certaines, abandonné d’autres. J’ai été la police de moi-même pendant longtemps. Un peu trop dure et rude envers moi-même…

La course à la productivité peut être néfaste… Comment arrives-tu à faire la différence entre la bonne et la mauvaise productivité ?

La réponse courte, c’est que la bonne est celle qui fait : “Aaaah !”, et la mauvaise c’est celle qui fait “Argh !” (rires). Le vrai problème, c’est que la productivité peut nous faire du bien mais pour des mauvaises raisons. Il faut surtout se rappeler que tout cela est cyclique. On en revient au flow : on respire, on mange, on excrète, on se lave, on fait l’amour, on fait les courses, tout bouge, tout change. C’est pareil avec le travail et les créations : il y a des saisons, des périodes d’activité, le jour et la nuit. C’est un peu comme la plante : elle germe, elle fait ses feuilles, ses fleurs, ses fruits, elle se fâne, etc. L’idée c’est d’essayer d’accompagner la production qu’on est.

Tu dis aussi que lorsqu’on produit, on renonce forcément à une autre activité qu’on aurait pu faire. Par exemple, si on passe trop de temps à travailler, on va se dire qu’on n’est pas assez présent pour nos proches, etc. Sommes-nous toujours frustrés de ne pas en faire assez ?

Ouais, ça, ça vient toujours de la même petite voix ! Le petit juge, le petit critique ! On l’aime, il veut notre bien, il pense qu’il a tout compris mais ce n’est que notre part analytique, logique, notre biais de négativité qui va toujours essayer de trouver un problème dans ce que nous faisons, et il en trouvera toujours un. S’il capte notre attention il risque d’embarquer notre énergie avec et ce n’est pas grave mais il faut juste réaliser qu’on se laisse entraîner du côté sombre de la force (rires).

Ce gendarme intérieur, est-ce qu’il n’est pas juste ambitieux ? Est-ce qu’il n’attend pas une réussite qui viendrait nous enlever tous nos doutes à propos de nous-même et qui pourrait enfin nous aider à relâcher la pression ?

Lui, il est insatisfait, c’est sa nature. Il veut toujours mieux et il faut avoir conscience de cela. Mais oui, c’est aussi grâce à lui qu’il y a du progrès chez les humains. Sans lui, on ne serait peut-être jamais allés sur la lune ! Mais cette ambition ne doit pas servir uniquement à sécuriser l’égo, à se dire : « Quand j’aurais réussi telle chose dans ma vie, j’irai bien. » En revanche, l’ambition qui s’exprime sous une forme de curiosité, comme dans la science par exemple, peut être un super moteur pour l’humanité.

« Je pense vraiment qu’on a perdu de vue l’objectif du travail. Ce n’est certainement pas d’amasser des richesses dont on pourra profiter, “un jour”, sans trop savoir quand, pour vivre de meilleures choses qu’en bossant. Sinon on passe son temps à se projeter dans le futur » - Solange te parle

Tu as plein de projets qui ont bien fonctionné : une chaîne Youtube de plus de 400k abonnés, tu as réalisé un film, écrit trois livres, fait des œuvres d’art… Un de tes livres a même reçu le prix Goncourt des animaux remis par Michel Houellebecq ! Est-ce qu’une de ces réussites t’a aidée à te sentir légitime ?

J’étais hyper contente de recevoir ce prix, mais pour plein de raisons c’était compliqué pour moi d’écrire et de sortir ce livre… En fait, j’ai plein de signes extérieurs de réussite, j’ai aussi accompli plein de choses pour me prouver à moi-même que j’en étais capable - je pense par exemple au film que j’ai réalisé, à l’école du Fresnoy -… Mais ça ne marche pas comme ça, ça n’est pas aussi simple.

Es-tu en paix avec ça ?

Pfff… (rires). Ça dépend, il y a quand même eu des périodes boueuses, et d’autres plus réjouissantes car déployer son énergie pour se prouver des choses à soi-même peut quand même être un très très grand moteur… Mais c’est aussi très fatigant ! À un moment, j’ai réalisé que je n’avais plus le même carburant qu’avant alors que je créais de la même façon. Je n’avais plus d’élan.

Comment décrirais-tu le rapport qu’on entretient avec notre travail aujourd’hui ?

Le grand problème du travail, c’est qu’on le décorrèle du reste de la vie. Comme s’il était un mal nécessaire pour vivre. C’est très problématique de penser comme ça. Certaines personnes pourraient penser que c’est un discours de privilégié, mais ce n’est pas le cas. Je pense vraiment qu’on a perdu de vue l’objectif du travail. Ce n’est certainement pas d’amasser des richesses dont on pourra profiter, “un jour”, sans trop savoir quand, pour vivre de meilleures choses qu’en bossant. Sinon on passe son temps à se projeter dans le futur. Or le travail ne peut pas être un moyen d’aller ailleurs. Il n’y a pas d’ailleurs, il n’y a que maintenant.

Il devrait tendre vers quoi selon toi ?

J’aimerais que les gens prennent conscience de cela. Notre travail est un continuum, une seule entité formée avec le reste de notre vie. L’activité professionnelle, au même titre que n’importe quelle autre activité, c’est l’expression de notre singularité, de notre goût pour la beauté, de notre curiosité, de notre savoir, de la paix, de l’entraide…. C’est un moyen de construire un monde joyeux, aimant, utile et réjouissant. Et ce quel que soit notre métier, qu’on soit dentiste, éboueur, avocat ou qu’on crée des choses qui nous amusent…

Toi, tu m’as dit plus tôt que tu étais entre l’artiste, la réalisatrice, la poète, la philosophe… Qu’est-ce que tu fais dans la vie en fait ?

J’aimerais bien dire simplement « Je suis gynécologue », mais la plupart du temps je dis que je fais des vidéos sur Internet, que j’ai écrit des livres, fait un film et que je suis artiste pluri-disciplinaire. Des fois je dis juste que je bidouille des vidéos où je parle. C’est toujours difficile de définir ce que l’on fait car on se limite forcément… Comment tu dirais toi ?

Difficile à dire mais je dirais que tu es une artiste ! D’ailleurs tu as pris le prénom Solange comme nom d’artiste, quelle est la différence entre Solange et Ina ?

Je ne voulais juste pas parler depuis mon identité civile. Et puis c‘était confortable au début d’avoir un alter-égo fictif, j’ai canalisé en Solange des choses de moi. Parfois je dis que c’est comme un dossier d’ordinateur dans lequel je mets des trucs. Solange est un sous-ensemble d’Ina.

Dans tes vidéos tu expérimentes énormément de choses pour nourrir tes réflexions. Tu as essayé de trouver un style vestimentaire, tu as essayé de faire la fête avec un groupe d’amis, tu as médité pendant 10 jours, tu es allée voir un escort-boy. Est-ce que tu te vois comme un cobaye ?

Oui. Ça me plonge dans l’inconnu. C’est un prétexte pour vivre des choses que je n’ose pas vivre autrement. L’idée de documenter l’expérience pour mon travail m’incite à aller au bout de celle-ci finalement.

Laquelle t’a le plus marquée ?

L’escort, c’était quand même un grand truc. Je voulais le faire depuis longtemps et il y a eu un avant et un après. J’ai bien aimé passer 8h sur un banc public aussi ! Ce sont des choses qui me grandissent.

Tu as longtemps dit que tu accordais plus d’importance à la forme qu’au fond dans tes vidéos, est-ce encore le cas ?

C’est moins le cas aujourd’hui car je préfère parler et partager mes questions, mais à l’époque ce penchant pour la forme interpellait beaucoup. On me demandait souvent : « Mais, à quoi ça sert ce que tu fais ? » et je répondais : « Ça ne sert à rien, mais on en a BE-SOIN ! » J’en avais marre de cette vision utilitariste selon laquelle on doit absolument regarder des choses qui nous apportent de l’information. Je voulais sortir de ça, apporter une expérience. Je le veux encore aujourd’hui mais c’est d’un autre ordre, plus existentiel qu’artistique. Mon travail n’a pas d’intérêt comptable, c’est de l’ordre de l’indicible.

On imagine que tu as encore plein de projets pour la suite…?

J’espère avoir encore des bonnes surprises ! Sinon j’ai aussi un projet musical en cours mais j’attends de voir ce qui va en sortir. J’aimerais bien aussi avoir plus d’interactions avec les gens et notamment ceux qui me suivent. Qu’ils viennent chez moi pour que “Solange te parle vraiment”, car j’en ai marre de parler toute seule ! Ça rebondit différemment quand il y a quelqu’un : tu ajoutes un autre cobaye dans le labo et tu vois ce qu’il se passe.

Solange vous parle travail par ici !
Article édité par Clémence Lesacq ; Photos Thomas Decamps pour WTTJ

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