Retraite : pourquoi la réforme en cours pénalise - encore - les femmes

20 févr. 2023

7min

Retraite : pourquoi la réforme en cours pénalise - encore - les femmes
auteur.e
Etienne Brichet

Journaliste Modern Work @ Welcome to the Jungle

contributeur.e

Structuré par une idéologie patriarcale, le système des retraites reste profondément inégalitaire envers les femmes. Pour changer la donne, il est nécessaire de remettre en question les rôles sociaux de genre dans la société et le monde du travail. C’est la conviction de la chercheuse Christiane Marty, qui travaille sur cette question depuis plusieurs années et explique en quoi la réforme en débat actuellement est - à nouveau et comme toujours - défavorable aux femmes.rty

Dans l’émission politique L’Evènement diffusée sur France 2 le 2 février, la Première ministre a déclaré qu’après la réforme, les femmes partiront plus tôt que les hommes. Pourtant, l’étude d’impact du gouvernement montre que la réforme va reculer de quelques mois l’âge effectif moyen de départ à la retraite. Ce projet est-il réaliste ou bien est-il déconnecté du vécu des travailleuses ?

Il n’est ni réaliste, ni déconnecté. Il est mensonger. Depuis plusieurs décennies, il y a une participation accrue des femmes dans l’emploi. Les écarts de carrière entre les femmes et les hommes se réduisaient donc lentement. Cependant, les femmes ont toujours des carrières plus courtes que celles des hommes, notamment parce que les femmes sont majoritairement celles qui s’arrêtent de travailler pour s’occuper des enfants ou d’un parent malade par exemple.
Prenons la génération des personnes nées en 1950, qui est une des dernières parties à la retraite. Dans celle-ci, les femmes ont une carrière inférieure de deux ans par rapport aux hommes. De plus, le Panorama retraites de la Drees de 2022 montre que dans cette génération, 45 % des femmes n’ont pas de carrière complète, contre 30 % des hommes. Aussi, les femmes sont plus nombreuses que les hommes à attendre l’âge du taux plein qui est de 67 ans pour partir sans subir de décote (c’est-à-dire sans la réduction supplémentaire du montant de la pension, en fonction des années manquantes, ndlr.) Une année en moins équivaut à une décote de 5 %, et c’est plafonné à cinq années manquantes. Augmenter la durée de cotisation exigée ne peut que pénaliser plus fortement les femmes.

Selon l’Insee, les salaires des femmes sont inférieurs en moyenne de 22 % à ceux des hommes en 2022. Quelles sont les répercussions de ces inégalités sur les retraites des travailleuses ?

Le calcul de la pension dans le régime général se base sur la moyenne des salaires des vingt-cinq meilleures années de la carrière et sur les durées de carrière. Les femmes ont à la fois des salaires en moyenne plus faibles et des carrières en moyenne plus courtes. Au bout du compte, la retraite amplifie les inégalités de salaire. Selon la Drees, en 2020 la pension de droit direct des femmes était inférieure de 40 % à celle des hommes. Mais formulé dans l’autre sens, cela signifie que celle des hommes est supérieure de 67% à celle des femmes. Les inégalités de pension sont d’autant plus frappantes.

La Fondation des Femmes a récemment publié une note sur le rôle de l’État dans la dépendance économique des femmes. En somme, le système d’aides sociales et d’impôts repose sur une vision patriarcale qui est défavorable aux femmes. Celles-ci sont ainsi davantage contraintes de dépendre de leur conjoint. La réforme des retraites s’inscrit-elle dans ce phénomène qui empêche l’indépendance économique des femmes ?

Pour comprendre le système des retraites, il faut revenir à l’origine de sa création. En 1945, le modèle sur lequel le système de retraite a été construit était celui de la famille patriarcale avec le mari comme chef de famille. Il travaillait à temps plein, cotisait, et bénéficiait de droits propres à une couverture sociale. L’épouse s’occupait du foyer et des enfants. Elle bénéficiait de droits dérivés de ceux de son mari, ses droits étaient donc ouverts au titre d’épouse. Il y avait là une logique de dépendance. À partir des années 1960, les femmes sont entrées massivement sur le marché du travail mais elles continuent à prendre en charge les enfants et à se retirer de l’emploi. Cela a des conséquences sur leurs carrières, leurs salaires, et finalement leurs pensions.

Des dispositifs ont été intégrés au fil du temps avec la création de droits complémentaires liés aux enfants. Aujourd’hui, ces droits s’adressent aux deux parents, sauf en ce qui concerne la maternité, mais c’est peu connu, et on continue de penser que cela ne concerne que les mères. Seulement, cela se révèle être contre-productif quand, par exemple dans la fonction publique, des droits sont attribués « sous condition d’interruption d’activité ». Ce sont en fait des incitations à se retirer de l’emploi avec les conséquences que l’on connaît sur la carrière et plus tard la pension. Donc ces droits accordés au titre des enfants favorisent un comportement qui va à l’encontre de l’autonomie des femmes.

Beaucoup de femmes se tournent encore vers le travail à temps partiel pour pouvoir s’occuper des enfants. Comment cela impacte-t-il leurs retraites ?

Les femmes passent souvent à temps partiel lorsqu’arrive un enfant, mais il est aussi souvent imposé par l’employeur, dans le secteur de la grande distribution par exemple. Les périodes à temps partiel sont comptabilisées comme une durée d’emploi, sauf pour les personnes, très minoritaires, qui ont un temps partiel inférieur à onze heures hebdomadaires. Ce qui pose problème, ce sont les salaires en temps partiel qui sont pris en compte dans la moyenne des vingt-cinq meilleures années et qui abaissent fortement la pension. C’est pour cela qu’il y a une revendication pour instaurer une surcotisation pour les employeurs qui imposent le temps partiel, ce qui permettrait une pension plus élevée pour les travailleuses. Le plus bénéfique étant d’éviter autant que possible les temps partiels, ce qui n’est pas toujours possible.

Pour avoir une bonne retraite, les femmes doivent-elles renoncer à avoir des enfants ? Ne faudrait-il pas réévaluer la place des pères, et plus largement des hommes, dans notre société afin de réduire les inégalités que vous avez évoquées ?

Il est vrai que les carrières plus courtes sont dues aux interruptions pour s’occuper des enfants. Souvent, les femmes ne trouvent pas de services adéquats pour les prendre en charge avec le manque de crèches et de modes de garde. Car les stéréotypes n’ont pas disparu, et c’est toujours aux femmes de s’occuper des enfants. Il faudrait faire en sorte que les pères puissent s’investir davantage dans la parentalité dès la naissance. Cela signifie notamment qu’il faut revoir le dispositif de congé parental et de congé paternel, qui ne sont pas adaptés pour permettre aux pères de s’investir. Mais il y a le même problème concernant l’accompagnement des personnes âgées ou dépendantes : ce sont souvent les femmes qui endossent cette responsabilité au détriment de leur vie professionnelle.

L’expression « double peine des femmes » revient régulièrement dans les médias avec les débats entourant la réforme des retraites. En quoi consiste cette double peine ? Quel rôle la réforme joue-t-elle dans ce phénomène ?

Quand on parle des retraites, cette expression renvoie au fait que les femmes avec les emplois les moins qualifiés, les moins payés, des horaires morcelés, et des conditions de travail éprouvantes sont celles qui - en plus - se retrouvent avec les pensions les plus faibles. Le seul point positif dans la réforme du gouvernement, cela aurait pu être la revalorisation du minimum contributif mais il y a eu beaucoup d’ambiguïtés sur ce minimum soit-disant à 1 200 euros. Il y a tellement de conditions d’attribution restrictives que cela ne concerne pas grand monde (à partir des chiffres donnés par le gouvernement, l’économiste Michaël Zemmour estime qu’au maximum 5 % des retraités bénéficieront de la mesure, ndlr). La double peine, pour moi, cela renvoie au fait que les femmes ont le plus souvent des emplois difficiles, elles cumulent avec les tâches domestiques et se retrouvent avec les pensions les plus faibles.

En 2013, vous vous exprimiez déjà dans Le Monde diplomatique sur les effets néfastes des réformes des retraites sur les conditions de vie des femmes, remontant jusqu’en 1993. Comment les précédentes réformes des retraites ont-elles participé à la précarisation des femmes ?

Depuis la réforme des retraites Balladur en 1993, toutes sont guidées par la même doctrine néolibérale qui vise la baisse des dépenses publiques. Si l’objectif n’est pas forcément de baisser les dépenses des retraites, il est en tout cas de les plafonner pour contenir les dépenses publiques et ouvrir la voie à la capitalisation. Pour encadrer les dépenses des retraites, on durcit les conditions pour avoir une pension à taux plein à travers l’allongement de la durée de cotisation et le recul de l’âge de départ à la retraite. Cet allongement pénalise tout le monde mais plus les femmes puisqu’elles ont des carrières en moyenne plus courtes. En particulier, la réforme Balladur a modifié le calcul de la pension dans le régime général, en passant du calcul sur les dix meilleures années d’une carrière au calcul actuel avec les vingt-cinq meilleures années. Cela a eu pour conséquence une baisse immédiate des pensions et cette mesure a été la plus défavorable aux femmes puisque sur des carrières courtes, davantage de mauvaises années sont prises en compte dans le calcul.

« Quand on parle de pénibilité, on y associe plutôt les travaux physiques ou les métiers masculins. »

La question des retraites est accompagnée par celle de l’espérance de vie. Vivre plus longtemps, ce n’est pas nécessairement vivre en bonne santé, d’autant plus qu’il faut prendre en compte la question de la pénibilité au travail. Pourquoi cette question est-elle occultée concernant les femmes ?

On a des représentations mentales qui font que quand on parle de pénibilité, on y associe plutôt les travaux physiques ou les métiers masculins. L’enquête Sumer montrait déjà en 2003 que la pénibilité et les pathologies qui touchaient plus particulièrement les femmes étaient totalement occultées alors que celles-ci étaient plus exposées aux troubles musculo-squelettiques. Les femmes souffrent davantage d’incapacités légères ou sévères à partir de 50 ans (aide à domicile, hôtesse de caisse, femme de ménage, infirmière de nuit, etc.). Cette question est occultée parce qu’on n’a pas encore balayé des siècles de patriarcat. C’est la même raison qui explique que les femmes sont invisibilisées dans l’Histoire.

Que faudrait-il pour que la réforme des retraites soit plus juste envers les femmes ?

Dans le système de retraite, il faudrait déjà supprimer le dispositif de décote qui est profondément injuste. Ensuite, comme expliqué précédemment, il y a le problème lié aux vingt-cinq meilleures années pour le calcul des pensions (seulement dans le privé puisque dans le public le calcul se fait sur les six derniers mois d’activité, ndlr.) qui défavorise les carrières courtes. On pourrait par exemple prendre la moyenne à partir de la moitié des années d’une carrière : sur une carrière de quarante ans, on prendrait les vingt meilleures années ; sur une carrière de trente ans, les quinze meilleures. Cela permettrait d’éliminer en proportion autant de mauvaises années. Ensuite, au lieu de la tendance actuelle, qui renforce l’individualisation des pensions ce qui s’éloigne d’un système fondé sur la solidarité de la génération en activité qui cotise pour financer les pensions des retraité·es, il faudrait aller à l’opposé et renforcer le lien de la pension avec les meilleurs salaires de la carrière. Ce serait bénéfique à tout le monde et encore plus aux femmes.

La retraite est complètement liée à ce qui vient en amont dans l’emploi donc il faut lutter pour l’égalité dans les salaires mais aussi dans les taux d’emploi. Le gouvernement souligne que le rapport entre actifs et retraités baisse et qu’il faut donc faire travailler plus longtemps les seniors. Mais avant de parler des seniors il faut rappeler que la France est au 25ème rang des 38 pays de l’OCDE en ce qui concerne le taux d’emploi des femmes. Actuellement en France, le taux d’activité des femmes dans la tranche d’âge de 25 à 54 ans est de 84 % tandis que celui des hommes est de 92 %. Il y a huit points d’écart. Si le taux d’activité des femmes avait été égal à celui des hommes l’an dernier, cela aurait pu faire 1,1 million de femmes en plus en activité et donc un gain sensible de cotisations en plus. Ce n’est pas négligeable et cela montre qu’il faut lever les obstacles que les femmes rencontrent dans le marché de l’emploi.

Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ