« Ce que nous gagnons ne dit rien de qui nous sommes réellement »

06 déc. 2021

7min

« Ce que nous gagnons ne dit rien de qui nous sommes réellement »
auteur.e.s
Clémence Lesacq Gosset

Editorial Manager - Modern Work @ Welcome to the Jungle

Paulina Jonquères d'Oriola

Journalist & Content Manager

Ses conférences rameutent des milliers d’aficionados à travers toute l’Europe. Christian Junod, ex-gestionnaire de patrimoine dans une banque Suisse, est devenu l’expert francophone N°1 du rapport des individus à l’argent. Son cheval de bataille ? Nous faire comprendre que nous mettons beaucoup trop derrière ces simples chiffres sur nos comptes en banque. Et qu’il est temps de remettre l’argent à sa juste place.

Vous avez publié un ouvrage intitulé “Ce que l’argent dit de vous”. Comment expliquez-vous que cette question (de chiffres !) soit si intime ?

Au départ, il y a cette croyance selon laquelle l’argent dit beaucoup de choses sur nous, à travers ce que l’on possède et ce que l’on gagne. Les gens vont se faire des films sur ce que leur argent peut “dire” de qui ils sont. Ils projettent : ma valeur personnelle vaut ce que je gagne, donc si je dis ce que je gagne, les gens vont penser que j’ai plus ou moins de valeurs. À partir de là, on observe tous les comportements possibles. Certains vont penser que s’ils disent qu’ils gagnent beaucoup, soit ils vont être jalousés - donc pas aimés - soit on va leur demander de l’argent et ils vont devoir se montrer généreux. Dans un milieu modeste, on va dire de quelqu’un qui gagne de l’argent qu’il est malhonnête, on aura un a priori négatif sur cette personne… Et dans des milieux aisés, quelqu’un qui gagne moins va se sentir honteux, il va penser qu’il vaut moins que les autres s’il n’arrive pas à générer autant d’argent… Donc en fait, quel que soit son revenu, il y aura toujours quelqu’un qui gagne plus, quelqu’un qui gagne moins, mais la peur sera toujours liée au regard des autres. Ou plutôt, au regard que j’ai de moi à moi : je n’aimerais pas que les gens pensent “ça” de moi donc je préfère me taire. Et c’est particulièrement vrai en France : il n’y a que dans l’Hexagone que j’entends l’expression “vivons heureux, vivons cachés”. Je pense que cela est lié à l’histoire révolutionnaire du pays.

Riche ou moins fortuné, entretenons-nous forcément le même rapport à l’argent selon ce que l’on gagne par mois ?

Affirmer que “oui” serait quand même très réducteur, mais si l’on doit trouver des patterns communs je dirais que les gens riches qui s’accrochent à leur argent ont en point commun le fait d’avoir projeté quelque chose de positif sur l’argent. C’est-à-dire que certains y projettent leur sécurité, d’autres leur liberté, leur pouvoir sur les autres… Et en fait, que l’on gagne 2 000 euros ou des millions, le mécanisme est le même derrière le fait de s’accrocher à son argent. Alors que ceux qui vont dilapider leur argent, jusqu’à parfois s’enfoncer dans le surendettement, ont généralement une projection négative sur l’argent et vont donc s’en mettre à distance.

Notre caractère n’influe-t-il pas sur ce rapport à l’argent ? Si l’on est une personne plus ou moins généreuse naturellement par exemple ?

Oui, notre caractère joue… Si on est en insécurité et qu’on a très peu confiance en soi, on va parfois s’attacher à l’argent pour combler cela. Mais il va alors falloir que je gagne toujours plus pour me sentir en sécurité. C’est un grand classique. J’ai ainsi rencontré des millionnaires qui avaient peur de manquer et étaient totalement incapables de prendre du recul ! Après, pour votre exemple de générosité, c’est plus complexe… Il existe une “fausse” générosité, derrière laquelle la personne essaie d’acheter quelque chose de l’autre : de l’attention, de l’amour… Pour moi le bon comportement ce n’est pas la générosité, mais le juste détachement face à l’argent. Ce n’est pas du rejet, c’est juste voir l’argent comme ce qu’il est et pas plus.

À l’inverse, avez-vous déjà rencontré des personnes qui étaient totalement sereines vis-à-vis de l’argent, sans pour autant remplir facilement leur compte en banque chaque fin de mois ?

Cela existe mais il s’agit d’une minorité de personnes capables d’accueillir l’inconnu sans se sentir insécures. Moi qui ai travaillé dans une banque et ai vendu des plans de prévoyance, je me rendais compte que je ne générais que de la peur. Ce n’est pas parce que l’on prend une assurance-vie que l’on ne va plus avoir peur de mourir ! La sérénité est une capacité qui nous est propre, et n’a rien à voir avec l’argent.

Pourrons-nous réellement un jour sortir de ce rapport à l’argent ? Ou sommes-nous condamnés, en tant qu’humain, à nous indexer à cette valeur ?

Évidemment chacun peut changer ! C’est pour cela que je prêche pour plus de transparence et que je rappelle que nous ne sommes pas que des chiffres, que nous ne sommes pas ce que nous recevons chaque mois en contrepartie d’une tâche… Notre salaire ne parle pas de notre générosité, de notre capacité à aimer ou pas, de tant de choses de nous ! Cela ne dit pas grand-chose de nous, à part notre capacité à générer de l’argent et à avoir choisi un métier qui gagne plus que d’autres. Cela s’arrête là.

Nous avons oublié que l’argent n’était qu’un outil de transaction ?

L’argent n’est effectivement qu’un intermédiaire de transaction, un dénominateur commun pour donner de la valeur aux choses. Le problème, ce n’est donc pas l’utilité, mais tout ce que l’on s’imagine que l’argent représente. Pourtant on sait bien que certaines personnes gagnent beaucoup d’argent et ne sont pas pour autant inspirantes, et vice-versa. Donner de la valeur aux choses matérielles est un véritable engrenage car il en faudra toujours plus pour trouver de la satisfaction. L’essentiel étant d’être capable de se donner de la valeur intérieurement, par nos compétences, nos réalisations, notre apport au monde et aux autres.

Plutôt que d’aider les individus - comme vous le faites dans votre activité - ne serait-ce pas la société toute entière qu’il faudrait changer ?

Moi je crois justement que l’on change une société grâce aux transformations individuelles. Notre histoire collective et notre histoire familiale nous marquent profondément, donc cela prend du temps, mais pour moi nous assistons déjà à ce changement de paradigme, la jeunesse va dans ce sens - dans un accouchement un peu douloureux en ce moment il est vrai -, elle va vers plus de transparence, de justice sociale, de solidarité…

Si l’argent n’était pas un problème dans votre vie, que feriez-vous de différent ?”… Plus la réponse que l’on donne va être éloignée de notre vie actuelle, plus cela montre que l’on donne à l’argent le pouvoir d’être le vecteur de notre changement, alors qu’en fait le vrai vecteur est à l’intérieur de nous - Christian Junod

Afin de “dé-tabooiser” les questions de salaires et d’argent en entreprise, prônez-vous les discussions franches entre collègues ?

Tout est possible et dépend de la qualité de relation que l’on a avec eux. Ce qui est essentiel c’est de savoir pourquoi on en parle, et ce que l’on fera des différences observées. Personnellement, je trouve que cette transparence est importante, ne serait-ce que pour avoir une connaissance des salaires ou tarifs pratiqués sur notre marché. Je me souviens aussi d’une expérience en entreprise qui a prouvé que la transparence avait du bon. Pour décider de la rémunération des membres d’un comité de direction, chacun avait inscrit sur un post-it ce qui lui semblait juste pour les uns et les autres, dans le respect d’une enveloppe globale. Au final, cela s’est bien mieux passé que quand chacun allait faire sa demande de manière individuelle. J’ai aussi l’exemple d’Imfusio, une PME que j’ai accompagnée. Dans celle-ci, la rémunération est fixée de manière collégiale, sans besoin de la validation du patron. Mais chacun a un droit de veto s’il pense que la rémunération proposée met en danger l’entreprise.

Pour conclure, quel serait votre premier conseil pour parvenir à entretenir une relation saine avec ce que l’on gagne chaque mois ?

Cela commence par observer notre manière de nous comporter face à l’argent, dans la vie professionnelle comme personnelle. La première question à se poser est : “Que représente l’argent pour moi ?” Si la réponse est : la sécurité, la liberté ou encore “une source de conflits” par exemple, cela va expliquer le moteur de mes comportements avec l’argent. Une autre question que j’aime aussi poser : “Si l’argent n’était pas un problème dans votre vie, que feriez-vous de différent ?”… Plus la réponse que l’on donne va être éloignée de notre vie actuelle, plus cela montre que l’on donne à l’argent le pouvoir d’être le vecteur de notre changement, alors qu’en fait le vrai vecteur est à l’intérieur de nous. Moi-même, pendant longtemps j’aurais aimé quitter mon métier de banquier, mais en fait ce que je ne voyais pas c’est qu’il me manquait du courage, de l’estime de moi, que ce n’était pas un souci d’argent… Et le jour où j’ai été licencié suite à la crise des subprimes, cela ne m’a pas posé de problème car j’étais prêt. J’avais fait le travail sur moi pour sortir de ma “zone de connu” (je préfère plutôt que zone de confort) : apprendre à donner mes limites, à dire ce que je pense, à enfin prendre la parole en public… Tout ce que l’on va oser faire de nouveau va renforcer notre croyance que nous valons bien plus que les histoires que nous nous racontons.

Et donc bien plus que les chiffres sur notre compte en banque à la fin du mois ?

Exactement. Il s’agit de prendre du recul pour identifier ce qui fait une réelle différence dans nos vies. Ce qui la modifie pour le mieux. Et en l’occurrence, il s’agit le plus souvent de la qualité de nos relations humaines.

Les quatre profils types face à l’argent, selon Christian Junod

L’écureuil : il s’agit d’une personne qui a pour objectif d’économiser et d’accumuler de l’argent, quel que soit son niveau de vie. Pour l’écureuil, l’argent est synonyme de sécurité. Mais comme on l’a vu, c’est un leurre car il va leur en falloir toujours plus !

Le repousseur : à l’inverse de l’écureuil, il va plutôt tenir l’argent à distance, en allant jusqu’à refuser une augmentation de salaire. Je vois également pas mal de personnes de ce profil parmi les indépendants. C’est typiquement les personnes qui ne vont pas mener de démarches pour percevoir des aides. Pour eux, l’argent a une connotation négative, il est lié au conflit ou encore à l’injustice.

La montagne russe : il s’agit de personnes qui vont alterner entre des phases d’économie, et puis qui d’un coup vont vider leur compte en banque lors d’un divorce, d’un accident, d’une faillite etc. Ces personnes vivent un conflit intérieur car elles ont au moins une projection négative et une projection positive sur l’argent.

Le rapport sain : il se trouve chez les personnes qui voient l’argent uniquement pour ce qu’il est, sans projection inconsciente. Ces individus ont une confiance en la vie suffisante pour savoir qu’ils auront toujours les ressources nécessaires pour rebondir en cas de coup dur. Sans être je m’en foutiste, ils sont dans une forme de gratitude, de quête de sens. Ils ne s’accrochent pas à l’argent, mais ne le repoussent pas non plus. Avec mes formations, j’ambitionne justement de transformer le rapport à l’argent de chacun.e pour en faire un compagnon au service des projets de vie.

Cet article est issu de notre dossier spécial sur le tabou de l’argent au travail. Si vous voulez comprendre pourquoi c’est compliqué de parler thunes au boulot en France, et surtout décoincer votre rapport à un sujet qui gagnerait à être franc et transparent, lisez-le. - Vous verrez, ça fait du bien.

Article édité par Clémence Lesacq ; Photos Thomas Decamps pour WTTJ

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