« Gongbang » : quand des inconnus se retrouvent en visio pour se forcer à bosser

07 juil. 2022

6min

« Gongbang » : quand des inconnus se retrouvent en visio pour se forcer à bosser
auteur.e
Manuel Avenel

Journaliste chez Welcome to the Jungle

Se filmer en train de travailler et/ou regarder d’autres personnes s’atteler à la tâche : c’est le principe des vidéos « Study with me » aussi appelées « gongbang » (la lettre « o » a son importance !) et leur dérivé, les focus rooms. Ces pratiques virtuelles permettraient d’améliorer notre motivation au travail et diminuer notre tendance naturelle à la procrastination.

Le « gongbang » : phénomène étudiant made in Korea

Un fond sonore relaxant dans une atmosphère de bibliothèque, une bougie qui se consume sur un bureau bien rangé, c’est le cadre studieux et apaisant des vidéos « study with me » aussi appelées « gongbang ». De « gongbu bangsong » qui signifie « émission d’étude », cette pratique sud-coréenne consiste à se filmer lorsque l’on étudie derrière son bureau et à le diffuser en direct sur diverses plateformes de Youtube à Twitch. Suivies par des légions d’adeptes qui cherchent à booster leur créativité, ces vidéos ont été popularisées au cours des confinements de la période covid. Leur promesse : rompre l’isolement du travail à la maison et redonner un élan de motivation, notamment aux étudiants en période de révisions. Accompagnées d’un fond musical du genre « deep focus » (feu de cheminée, déluge de pluie artificielle, bruit de pages qui se tournent), élément-clé d’un gongbang de qualité, ces vidéos se rapprochent parfois de l’ASMR. Leur durée varie et certaines peuvent durer jusqu’à dix heures.

À l’international, on site régulièrement la chaîne « The man sitting next to me » pour représenter cette pratique, mais le concept a aussi essaimé en France, où le Youtubeur Grégoire Dossier propose également ce genre de contenu. Sous sa dernière diffusion, on peut lire les commentaires de ses abonnés : « Je me dissipe facilement d’habitude mais te voir réviser m’aide beaucoup à me concentrer alors encore merci », ou encore « grâce à toi, j’ai appris tous mes chapitres d’histoire pour le brevet blanc ».

Si regarder son vidéaste préféré en train de réviser semble avoir des effets positifs sur la productivité, pourrait-il en être de même dans la sphère professionnelle ? En période de télétravail, certains ont en tout cas adopté cette pratique, notamment sur d’autres plateformes au fonctionnement plus collectif et interactif : les focus rooms. Cette fois, ce ne sont pas des milliers de personnes qui visionnent un unique travailleur ou étudiant, mais tous les participants qui se filment simultanément devant leur bureau de travail.

Enter the focus room

Pénétrer dans une focus room c’est un peu comme entrer dans une pièce bondée, vous savez que des personnes se trouvent de l’autre côté de la porte et vous vous préparez mentalement à les rejoindre avec une petite appréhension : l’inconnu. Mais ici point de porte, il suffit d’un lien zoom pour en franchir le seuil. Des sites comme Studystream en ont fait leur spécialité.

La LED verte indique que la caméra est allumée et la première impression visuelle de la focus room a de quoi laisser dubitatif : au fond, ce temple de la concentration ressemble ni plus ni moins à une banale réunion Zoom. De fait, l’interface en mode standard n’est pas automatiquement réglée en mode galerie et l’on ne mesure pas totalement le nombre de participants dès le début. Une fois les paramètres ajustés, des dizaines de visages apparaissent mais ne semblent pas perturbés par votre venue. Une foule d’inconnus, connectés d’un peu partout sur la planète. Que font-ils ? Des caméras sont actives, d’autres éteintes et dans chacune des petites cases, quelqu’un vaque à sa besogne. Un genre de ruche aux dizaines d’alvéoles remplies de petites abeilles ouvrières où quelque part dans la mosaïque, une projection de soi se reflète. Ici, pas de mise en scène dans un décor léché puisque les participants ne sont pas des vidéastes professionnels. Certains prêtent leur meilleur profil à la webcam, d’autres travaillent frontalement ou encore, ne laissent entrevoir que leurs mains qui pianotent sur un clavier d’ordinateur. Si la couleur est présente, le son lui n’est pas disponible et contrairement aux ambiances sonores stimulantes des vidéos « study with me », ici règne le silence. Pas idéal quand on sait que pour se concentrer, l’absence totale de bruit n’est pas vraiment efficace. Des regards trahissent quelquefois des expressions amusées, tandis que d’autres scrutent l’écran pour vérifier que tout le monde travaille. Mais à quoi rime cette réunion de travailleurs ?

À la recherche du triptyque : concentration, motivation, sociabilité

Durant ses études en Angleterre, Liz, 21 ans, se voit contrainte de suivre ses cours chez elle comme de nombreux étudiants en période de confinement. Elle découvre alors l’existence des « focus rooms ». Ces plateformes lui offrent une bouée de sauvetage qui l’aide à s’accrocher à ses études. Aujourd’hui, Liz a gardé cette habitude de travail dans le poste qu’elle occupe dans la finance, notamment lorsqu’elle télétravaille. « Quand je suis dans la salle de concentration, je prépare une tâche spécifique, mais parfois j’en rejoins une juste quand j’ai l’impression d’avoir besoin de compagnie », explique-t-elle. Avec le temps, la jeune femme a même constitué un groupe de travail : « Nous avons une discussion de groupe sur Instagram où nous informons tous les gens quand nous rejoignons une focus room. » Même chose pour Arun concepteur UI/UX designer de 23 ans, qui a découvert les focus rooms en février dernier. En full remote depuis Bali, les locaux de son entreprise se situent dans une autre ville, alors pour garder le lien avec ses collègues, il organise de temps en temps des visios sur Discord (une messagerie instantanée). Mais au quotidien, il fréquente aussi les focus rooms : « Je m’y rends aussi quasiment tous les jours : ça m’a permis de rencontrer environ cinq personnes avec qui je discute presque tous les jours sur d’autres réseaux. »

Cette recherche de lien, de compagnie, prend tout son sens, puisque si le télétravail est plutôt plébiscité par les salariés (selon une étude Malakoff Humanis), il entraîne aussi son lot d’effets indésirables comme le sentiment d’isolement ou encore la perte de motivation. C’est d’ailleurs l’autre raison de la présence de Liz et Arun sur ces plateformes : tous les deux constatent un effet bénéfique sur leur motivation au travail. « C’est définitivement pour la motivation que je viens, parce que j’ai parfois du mal à continuer une tâche jusqu’au bout et être en vidéo me fait me sentir plus responsable dans mon travail », commente la jeune femme. Un sentiment que partage Arun : « Regarder les gens être occupés par leur travail sur le stream me motive un peu plus. » Et aussi étonnant qu’il n’y paraisse, alors que les écrans sont régulièrement pointés comme étant la source principale de toutes nos distractions, c’est aussi le moyen de se recentrer sur son travail : « C’est beaucoup plus facile pour moi de travailler dans la focus room qu’au bureau, car il n’y a pas de distraction », précise Liz.

Les vertus du mimétisme

Quelle mécanique se cache derrière cette ferveur envers les focus rooms ou les vidéos de gongbang ? « La motivation a besoin d’un élan, d’une dynamique sociale mais aussi d’une forme de contrôle social. Cette réalité est d’autant plus vraie aujourd’hui, avec l’hypersolicitation des réseaux sociaux qui détourne constamment notre attention. C’est en voyant les autres faire, que l’on est forcé de nous y mettre nous aussi », analyse le sociologue spécialiste de la jeunesse Johan Tirtiaux dans un article. Selon sa théorie, devant ces projections de nos semblables qui s’attellent à la tâche, on est très tenté de faire la même chose.

Mais combien de temps doit-on y rester pour que ces effets positifs apparaissent ? Il y a plusieurs écoles. Assez évasive à ce sujet, Liz reste en général « aussi longtemps que nécessaire » ou jusqu’à ce que la tâche qu’elle doit accomplir soit terminée. De son côté, Arun reste connecté en moyenne dix heures par jour dans la focus room, soit la totalité de sa journée de travail. Un « one shot » entrecoupé de quelques breaks « à l’heure du déjeuner et pour faire des pauses ». D’autres personnes, plus méthodiques semblent chronométrer des sessions de trente minutes façon Pomodoro (cette fameuse technique qui consiste à découper son temps de travail en rondelles), puis disparaissent de l’écran le temps d’une pause.

Quelques astuces pour une expérience optimale dans une focus room :

  • Prévoir une tâche particulière
  • Déterminer un temps de travail spécifique (sessions de trente minutes par exemple)
  • Couper son téléphone et les notifications, si ce n’est pas indispensable au travail
  • Utiliser deux écrans : un pour travailler, l’autre pour garder un oeil sur la focus room
  • Choisir un angle de prise de vue fixe
  • Choisir un pseudo qui renvoie à vos réseaux sociaux si vous voulez laisser la porte ouverte à des interactions
  • Mettre son outil de visio en mode galerie pour apprécier le panorama studieux

Focus room, gongbang, ces nouvelles pratiques virtuelles offrent donc un horizon studieux à leurs utilisateurs. L’idée est de recréer un semblant de présence, une forme de lien social et des interactions qui se dissolvent parfois avec le télétravail. Pour mieux se motiver, se concentrer spécifiquement sur une tâche ou pendant une plage horaire précise : les raisons de leur succès gravitent toutes autour du besoin de se sentir productif et entouré dans son travail. Et Liz de conclure : « Je recommanderais certainement la focus room aux personnes qui ont du mal à se concentrer et qui, comme moi, ont besoin d’une ambiance studieuse et de compagnie pour bien travailler. »

Article édité par Romane Ganneval
Photo par Thomas Decamps

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