Quand certaines entreprises parodient les sectes (malgré elles)

22 nov. 2023

7min

Quand certaines entreprises parodient les sectes (malgré elles)
auteur.e
Kévin Corbel

Journaliste Modern Work

contributeur.e

Team building, branding, onboarding : ces procédés sont communs en entreprise. Mais poussés à l’extrême, ils peuvent parodier, sans le vouloir, certaines pratiques sectaires !

Des centaines voire des milliers de personnes organisées par hiérarchie, qui se réunissent quotidiennement pour œuvrer ensemble, avec une vision commune, leurs propres codes et un chef charismatique à leur tête. Cette description vous fait penser aux Raéliens, aux scientologues ou à d’autres mouvements sectaires qui défraient parfois la chronique ? Elle pourrait s’appliquer aussi au monde de l’entreprise, où les méthodes des RH et des managers pour garantir la cohésion et l’efficacité des employés ne sont parfois pas si éloignées de celles des sectes pour rallier de nouveaux adeptes à leurs causes ! Évidemment, nous n’affirmons pas que les entreprises sont de dangereuses communautés qui manipulent les salariés. Au contraire, la grande majorité a de bonnes intentions. Non, il s’agit plutôt de se prêter au jeu de la comparaison pour s’interroger sur l’articulation entre individu et collectif, et sur la place du libre-arbitre en entreprise. D’un point de vue RH, c’est aussi l’occasion de rappeler les faux pas à éviter pour ne pas passer du côté obscur de la force.

1. L’onboarding qui intègre un peu trop

Le processus d’intégration du nouvel employé, et sa familiarisation avec le fonctionnement et les valeurs de la boîte, démarrent avant même son premier jour. À travers des contenus à lire ou à visionner puis en assistant à plusieurs réunions, chaque arrivant découvre comment les choses sont organisées, comment ses collègues communiquent, réfléchissent ou s’habillent. Il s’agit donc d’aider le salarié à intégrer de nouveaux codes, tout en l’accompagnant dans sa prise de poste. C’est une étape indispensable, qui va avoir un impact sur sa fidélisation et sa rétention.

Cela dit, si l’on privilégie un peu trop la dynamique de groupe au détriment de chaque personnalité, les néo-salariés peuvent avoir l’impression de sacrifier une partie d’eux pour s’adapter à la norme d’un collectif dont l’ambition les dépasse. D’autant plus qu’en pleine période d’essai, ils cherchent à bien se faire voir par vous, votre équipe et le reste de l’entreprise, ce qui, en plus des rapports hiérarchiques en place, induit une certaine asymétrie. En les inondant d’infos et en les poussant à « rentrer dans le rang » sans leur laisser le temps du recul, le parallèle avec l’embrigadement sectaire peut vite se dessiner.

  • Comment rester dans les clous ?

Rappelons que le processus d’onboarding doit permettre aux nouveaux employés d’avoir toutes les clés en main pour appréhender la « jungle » dans laquelle ils arrivent. Pour éviter les écueils, il est crucial de maintenir un équilibre entre la dynamique de groupe et la reconnaissance des individualités. Un suivi personnalisé, des ajustements basés sur le feedback continu, un temps d’adaptation suffisant, la promotion de la diversité d’opinions et la flexibilité dans l’approche d’intégration sont tout aussi essentiels. Faire en sorte que le processus d’onboarding reflète l’ADN de la boîte sans imposer une conformité excessive, c’est créer un environnement où chaque nouvel employé peut s’adapter tout en contribuant de manière authentique à la culture de l’entreprise.

2. Un employee advocacy (presque) obligatoire

Il est devenu monnaie courante que les employés soient incités à faire la promotion de leur boîte, que ce soit à travers des publications sur les réseaux sociaux, des politiques de cooptation de candidats avec prime à la clé ou encore le port de vêtements avec le logo de l’entreprise. On appelle ça « l’employee advocacy ». Avec ces pratiques, l’objectif est simple : booster sa marque employeur en s’appuyant sur la meilleure main-d’œuvre à dispo… la sienne ! Or, cette approche peut s’avérer problématique si les salariés ont l’impression d’être « forcés » à parler en bien de leur boîte en public ou sur les réseaux sociaux. Tout le monde n’a pas forcément envie d’avoir la même photo normée aux couleurs de l’entreprise sur son profil LinkedIn…

Si on grossit le trait, un employee advocacy aux allures d’injonction peut évoquer les techniques d’embrigadement des gourous s’appuyant sur leurs adeptes pour trouver de nouvelles victimes qui, une fois convaincues, iront à leur tour vanter les bienfaits de leur nouvelle organisation… « Ces groupes sont toujours dans une volonté de prosélytisme », explique le docteur Jokthan Guivarch, pédopsychiatre spécialisé dans le traitement des victimes de dérives sectaires. En entreprise, attention à ne pas caricaturer ces pratiques sectaires et à trouver le juste équilibre.

  • Comment rester dans les clous ?

« Contraindre » ses salariés à faire la publicité de l’entreprise peut paradoxalement nuire à son image. Pour éviter ce retour de bâton, en interne, communiquez avec transparence sur votre stratégie d’employee advocacy. N’hésitez pas à également vous montrer plus incitatif en félicitant, voire en récompensant les personnes qui ont joué le jeu. Mais gare aux discours coercitifs et culpabilisants, qui restent à proscrire ! Légalement, les employés de votre boîte ne sont pas tenus de devenir vos ambassadeurs.

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3. Un jargon opaque, très opaque

Pour marquer leur différence, certaines entreprises inventent des mots, voire de nouvelles expressions, pour qualifier des postes, des pratiques ou des événements qui contribuent à la construction d’une culture d’entreprise. Par exemple, au sein des équipes des parcs Disneyland, on ne parle pas d’employés, mais de « cast members », ce ne sont pas des ingénieurs qui conçoivent les attractions mais des « imagineers ». Ainsi, tous les employés d’une même entreprise parlent la même « langue », un dialecte qui peut renforcer leur sentiment d’appartenance, mais qui, s’il est utilisé à outrance, devient difficilement compréhensible par les outsiders.

Les sectes, dans une logique évidemment bien plus poussée et perverse, s’appuient également sur l’invention de mots (ou le détournement de leur sens initial) ou de mythes connus seulement par leurs membres et qui visent à légitimer une croyance dans un ou des dieux surpuissants, dans une médecine alternative ou encore dans la toute-puissance du gourou. Les adeptes se sentent ainsi rattachés à une communauté qui, même si elle les rassemble entre eux, les exclut surtout du monde extérieur.

  • Comment rester dans les clous ?

Si l’invention de mots ou d’expressions peut aider à donner une véritable identité à l’entreprise et souder vos équipes, veillez à ne pas tomber dans la surutilisation de cette pratique. Restez simple pour faire en sorte que le nom du prochain team building ou de la prochaine soirée d’entreprise ne sonne pas trop comme une « private joke » mais bien comme un terme que tout le monde – y compris les nouveaux arrivants et des personnes extérieures à la boîte – peut comprendre.

4. Un leader omniprésent

Que seraient les entreprises – en particulier les start-up – sans leur CEO ? Ces figures charismatiques, médiatisées, qui ont su imposer au monde une idée, un produit, un univers de marque… Certains d’entre eux, à l’image de Bill Gates, Steve Jobs ou Mark Zuckerberg, sont presque aussi connus que Brad Pitt ou Beyoncé. Chéri autant qu’il est craint, le big boss et son génie supposé suscitent autant d’admiration que de critiques.

Toutefois, cette adulation peut aisément parodier le fanatisme, surtout avec l’apparition d’une multitude de produits dérivés et médiatiques autour de ces « pionniers ». Biographies, biopics, émissions télévisées : tout est fait pour nous les faire aimer. Cette idéalisation des leaders peut pousser vos équipes à renier leur esprit critique et à se restreindre en termes de créativité pour rester cantonnés à la pensée du chef… à la manière des adeptes d’une secte qui doivent toujours aller dans le sens du gourou. C’est ce qu’explique la psychologue spécialiste de l’embrigadement sectaire, Delphine Guérard : « Certaines techniques de management sont bien souvent violentes car elles sont faites de procédés manipulatoires, analyse-t-elle. Cette violence contraint, épuise, voire écrase et disqualifie. Le sujet ne doit plus penser, il doit agir pour la cause ».

  • Comment rester dans les clous ?

Il est important de promouvoir la diversité au sein des équipes… Et cela passe aussi par ne pas glorifier la figure du leader, seul dans sa tour d’ivoire – ce qui pourrait mener à une restriction de la pensée créative et du libre-arbitre. Les CEO restent des personnes comme les autres, avec leurs failles et leurs défauts. Mettre l’humain au centre des relations en entreprise, à travers des discussions informelles ou des événements décontractés, permet ainsi de désacraliser l’image des postes à hautes responsabilités sans pour autant nuire à leur légitimité.

5. Une entreprise qui n’est jamais loin

C’est plus rare, mais quelques grandes entreprises cherchent, pour gagner en productivité, à rassembler leurs employés dans des zones géographiques spécifiques, généralement très proches du lieu de travail. Dans la première moitié du XXe siècle, Henry Ford, patron de la célèbre compagnie automobile qui porte son nom, paye ses employés au-dessus du salaire moyen des ouvriers américain pour les inciter à s’installer dans les quartiers pavillonnaires qui fleurissent en banlieue de Detroit et ainsi les garder près des usines. Dans les années 20, l’industriel fait même construire Fordlândia, une ville nouvelle baignée par le Rio Tapajos, dans la région de Para au Brésil. Son objectif : exploiter le caoutchouc naturel qu’offrent les arbres alentour grâce à des équipes et des usines présentes sur place. Henry Ford en profite aussi pour tenter d’imposer le mode de vie américain aux locaux, ce qui se solde par un échec. Plus récemment, Elon Musk a annoncé vouloir fonder sa propre ville pour ses salariés : « Snailbrook ». Composée de 110 logements et située près d’Austin au Texas, si elle sort de terre, elle devrait accueillir les équipes de SpaceX et The Boring Company.

Si cette tendance à rassembler sa force de travail dans un même espace géographique peut certes avoir un impact positif sur la productivité ou la cohésion des employés, elle peut également favoriser l’entre-soi et l’isolement. Pour filer la métaphore : certaines sectes fonctionnent selon un principe de communauté rassemblée en un seul espace, comme la Manson Family à la fin des années 60.

  • Comment rester dans les clous ?

Cette pratique reste peu commune, mais elle fait écho à d’autres usages plus courants (et pas toujours légaux), illustrant la volonté de quelques dirigeants de contrôler et surveiller leurs équipes. Elle rappelle aussi le retour en arrière brutal de certaines entreprises vis-à-vis du télétravail, qui encensent désormais les bienfaits du présentiel. Et elle a de quoi questionner sur la limite entre vie professionnelle et vie personnelle. Si construire une cité pour vos salariés ne fait sans doute pas partie de vos plans, il peut vous arriver de vous montrer control freak ou envahissant façon gourou. Avant de franchir une (vraie) limite, pourquoi ne pas remettre un peu de confiance et de distance avec vos équipes ? Il paraît que ça crée de la valeur, notamment en Finlande


Article édité par Ariane Picoche - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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