Travailler sans relâche, puis s'éteindre avant la retraite : portrait d'une disparue

12 avr. 2023

6min

Travailler sans relâche, puis s'éteindre avant la retraite : portrait d'une disparue
auteur.e
Antonin Gratien

Journaliste pigiste art et société

contributeur.e

Comme 13 % des femmes les plus pauvres, Claire a disparu avant 62 ans. Cette Marseillaise laisse derrière elle une carrière de labeur, et des rêves avortés de retraite ensoleillée auprès des siens. Sa cadette nous raconte comment ce deuil a bouleversé sa conception du travail, et chauffée à blanc contre l’idée d’un report de l’âge légal de départ.

« Parce que nous vivons plus longtemps, il nous faudra travailler plus longtemps et partir à la retraite plus tard », posait Emmanuel Macron dans une adresse à la nation, le 12 juillet 2021. Un an et demi et des centaines de manifestations plus tard, cette rhétorique drapée des atours de l’autorité arithmétique selon laquelle à allongement de l’espérance de vie devrait « logiquement » équivaloir un allongement du temps de travail reste de vigueur, pour justifier le report de l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans. Problème : cet argumentaire néglige, dans son équation, de comptabiliser que 25 % des hommes et 13 % des femmes les plus pauvres meurent avant 62 ans (Insee, 2018).

Ces chiffres qui s’affichent en grand format sur les pancartes de protestation, Agnès les connaît par cœur. Car derrière la statistique, il y a sa sœur Claire, emportée à 58 ans par un cancer sans avoir accédé à une retraite qu’elle était venue à considérer, au terme d’un parcours de labeur, comme « le bout du tunnel ». Une « cruelle injustice » dont Agnès a accepté de raconter l’épreuve, sous forme d’hommage à celle qu’elle présente encore comme un « modèle d’héroïsme ». Récit.

«Il a fallu se débrouiller pour élever l’enfant seule, dans un 25m2 et des frais payés au lance-pierre »

Claire était un brin de Soleil. L’aînée radieuse que je n’ai jamais cessé d’admirer. Toujours avec une petite attention, le cœur sur la main - des étincelles d’humanité que son travail n’a jamais ternies. Pourtant il y a eu de quoi. Ma sœur et moi, nous avons grandi à Marseille dans un foyer modeste, avec un père ouvrier et une mère réceptionniste. Elle était plutôt du genre électron libre, Claire. Alors pour gagner son indépendance, comme elle ne pouvait compter que sur ses propres ressources, cette tête brûlée a envoyé valser les études au profit de petits jobs. Serveuse, hôtesse, distributrice de journaux… Une période d’insouciance, toute de découvertes et de rencontres, jusqu’à ce qu’elle tombe enceinte à 25 ans, et que le père se fasse la malle après la naissance de leur fils. Tout s’est effondré. L’idylle à l’eau de rose, la jeunesse enfiévrée… Elle a dû dire adieu à ses rêves. Et sans regard en arrière car l’urgence était là, sous ses yeux : il fallait élever le petit. Dans un 25m² et avec des salaires de misère. Entre les rendez-vous à Pôle Emploi, les impératifs liés à mon neveu et la poignée de jobs entre lesquels elle jonglait, la cadence était infernale. C’était évident : elle allait craquer.

Puis au milieu de cette traversée du désert, il y a eu une lueur d’espoir : un CDI de vendeuse à temps plein, décroché dans une boutique de destock vestimentaire. Pour ma sœur qui avait comme seule coquetterie les fringues qu’elle aimait colorés, vifs - mordants, presque - c’était inespéré. On a fêté l’événement comme l’ouverture d’un chapitre plus stable, plus heureux. Avant de déchanter. Très vite, le gérant de la boutique est passé du statut de bienfaiteur à celui de bourreau. Tout a commencé avec des remarques sur des tenues et des comportements « inadaptés ». On allait jusqu’à reprocher à Claire de « flirter » avec la clientèle - du délire ! Ma sœur était une personne chaleureuse, et c’est ce qui faisait d’elle une vendeuse en or. Point à la ligne. Ces accusations étaient d’autant plus lunaires que Claire avait fait une croix sur la vie romantique de longue date. Lorsqu’on élève un enfant seule dans la précarité, les galanteries sont un luxe qu’on se permet rarement.

« Elle s’accrochait au mirage d’une promotion sans réaliser qu’elle se tuait à la tâche »

Aux remarques sexistes s’est ensuite superposée une surcharge d’emploi du temps. Avec des horaires extensibles, allant jusqu’à 6h-20h. Il y avait de la manutention aux aurores, le contact avec la clientèle qui se devait toujours d’être « impeccable ». Et puis l’inventaire du soir. Sans oublier la nécessité de rester dispo 7j/7j. Des « urgences » ont souvent empêché Claire d’accompagner le petit au foot, comme aux anniversaires des copains le week-end. « Je ne suis pas la mère qu’il mérite », répétait-elle. Avec un sourire résigné, la plupart du temps. Mais parfois en sanglots. C’est terrible comme pensée ça, se dire qu’on a pas les moyens d’être une « bonne mère ». On ne s’en console jamais tout à fait.

Alors forcément, de temps à autre, les nerfs lâchaient. Dans ces moments, l’entourage lui conseillait de déguerpir. Tout ça devenait toxique. Elle y laissait littéralement sa santé, c’était évident. Mais rien à faire. Claire bâclait l’idée d’une démission en arguant qu’elle ne retournerait jamais à la « galère » d’avant. Surtout : son boss justifiait ses abus de pouvoir en faisant miroiter une promotion et en lui répétant qu’une future responsable devait montrer à ses équipes qu’elle était capable de mettre la main à la patte etc. Des boniments que ce gérant se permettait seulement parce que Claire était une femme. Plus précisément une femme disponible, aidante - certains étiquetteraient « naïve », peut-être. Je dirais simplement « bonne ».

Nous avions beau l’alerter, ma sœur s’accrochait à l’horizon de cette promotion avec la force du désespoir. Elle y voyait la perspective d’une ascension sociale - oui, la « fille de prolo » gravirait les échelons. Et puis ce poste lui aurait permis de respirer financièrement. Entre le loyer, l’enfant à charge et les frais de l’EHPAD où nous avions logé notre mère, les fins de mois étaient difficiles. Claire s’était même prise à caresser l’espoir d’un déménagement dans un autre appartement, où elle pourrait aménager une terrasse pour accueillir ses proches. Et puis il y avait son « petit secret » : le rêve d’offrir un tour d’Espagne à son fils, à ses côtés.

Ce mirage lui servait de béquille dans un quotidien pro rythmé par la peur bleue du patron, et les ravages de la pénibilité sur son corps. Il y a d’abord eu des migraines aiguës, dues à une surexposition à de mauvais éclairages en magasin. Puis à force de rester debout toute la journée et de manipuler des cartons lourds, des douleurs chroniques sont apparues au dos. Ces maux, Claire les a endurés en silence, avec courage et résilience. Jusqu’à la catastrophe. À 55 ans, celle qui s’épanchait si peu sur ses soucis s’est plainte d’un mal de hanche. Tout le monde a d’abord pensé à un énième fardeau ramené du boulot. Alors nous avons attendu, attendu - trop, peut-être ? Comme la douleur revenait sans cesse plus lancinante, Claire a finalement consulté. Kiné, ostéopathe, acupuncteur… En vain.

Une radio a fini par révéler la présence de tumeurs au niveau des hanches. Mais aussi du cerveau et du poumon droit, d’où était né un cancer en phase de métastase. Incapable de marcher correctement, Claire a subi une première opération à la hanche qui lui a permis de retrouver une démarche à peu près normale. Elle a immédiatement repris le travail, avant de retourner à l’hôpital quatre mois plus tard en urgence ; les tumeurs de son cerveau s’étaient brusquement aggravées. « Il n’y a plus rien à faire », avaient conclu les médecins. Alors nous l’avons transférée en soins palliatifs. Là-bas, ma sœur et moi parlions souvent de notre enfance. Mais aussi de l’avenir auquel elle n’aurait pas droit. L’Espagne revenait souvent. Ça l’a hantée jusqu’au bout, le regret de n’avoir jamais mis un pied à l’étranger. Et de ne pas pouvoir y emmener son fils.

« Travailler sans relâche, puis mourir avant la retraite - on dirait une mauvaise blague, non ? »

Elle est partie d’elle-même dans son sommeil, en mars 2018. J’ai d’abord ressenti un immense soulagement à l’idée qu’elle ne souffrirait plus. Puis une colère sourde m’est montée à la poitrine. Personne ne m’ôtera la conviction que son labeur l’a tuée. Le stress, l’insécurité financière, les harcèlements - ce mal-être d’une vie, Claire l’a somatisé en donnant naissance au monstre : le cancer. Là où elle espérait que toutes ces années d’efforts passées à serrer les dents, à avaler le venin, soient un jour « justifiées », par un repos plus que mérité, elle n’a trouvé que la maladie. Qu’attendait-elle de sa retraite ? Peu de choses. Claire était une femme aux plaisirs simples. Elle s’imaginait retourner aux calanques aussi souvent qu’elle avait l’habitude de le faire dans sa jeunesse, accueillir ceux qu’elle aimait pour dîner au Soleil et puis, oui, ce qu’elle appelait affectueusement son « aventure », : un premier saut par-delà les Pyrénées. Ces modestes rêves, était-ce vraiment trop attendre de l’existence ?

J’ai réalisé que certains suent sang et eau à leur boulot, en se répétant qu’il faut tenir bon pour “l’après”. Sauf que parfois, cet “après” n’arrive jamais. Demeure alors, dans l’esprit de chaque proche des disparus, cette pensée glaçante : « tout ça pour ça ». Un crève-cœur qui m’a poussée à trouver un nouvel équilibre entre ma vie privée, et le boulot. Trop longtemps j’ai reporté des projets en me disant « ça sera pour la retraite », « on verra à 62 ans » - parfois au profit du travail. Je me suis jurée qu’on ne m’y reprendrait plus. Mes projets d’engagement associatif, les trains pour rendre visite à ma famille éloignée - je m’en donne les moyens, dès maintenant, à 59 ans. Que j’accède à ma retraite d’ici trois années, ou non.

Cravacher pour cotiser une pension dont on ne profitera jamais. Je considérais l’idée comme une mauvaise farce, jusqu’à ce que Macron avance l’idée d’un report de l’âge légal de départ à 64 ans, en 2019. Il n’était plus question de rire, même jaune - mais de battre le pavé. Peu militante auparavant, je suis montée au créneau en me rapprochant des cercles syndicaux. En allant manifester chaque semaine à Marseille, aussi. Avec une pensée pour ma sœur au cœur, et de l’indignation dans la voix. Hors de question que le gouvernement ne nous laisse que les miettes d’un repos auquel nous avons droit. « Métro, boulot, tombeau ». Contre cette perspective de vie au rabais, j’invite chacun et chacune à scander bien fort que « jamais nous battrons en retraite ». Pour Claire, et tous les autres.

Article édité par Manuel Avenel et Gabrielle Predko ; Photographie de Thomas Decamps

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