Au carrefour entre créateurs et clients : le métier d’acheteur dans la mode

12 juin 2018

8min

Au carrefour entre créateurs et clients : le métier d’acheteur dans la mode

Après des études de sciences politiques et une première expérience en communication dans le domaine de la sécurité internationale, Lucile Hochart s’est reconvertie dans la mode. Sa formation de l’Institut Français de la mode en poche, elle a enchaîné les postes en achat, en marketing et en service commercial pour différentes marques avant d’être embauchée en tant qu’acheteuse pour L’Exception, une plateforme de prêt-à-porter multi-marques en ligne, qui possède également sa propre boutique à Paris. Elle dévoile les coulisses de son métier, véritable carrefour entre les créateurs et les clients.

Pourquoi as-tu décidé de te réorienter dans le milieu de la mode ?

Mes études en sciences politiques m’ont beaucoup intéressée mais ma première expérience au service communication d’une société spécialisée dans la sûreté et la sécurité internationale, ne m’a pas beaucoup plue… J’avais envie de quelque chose de plus léger, moins « sérieux », qui me correspondrait plus. À cette époque, j’ai rencontré une fille qui suivait une formation à l’Institut français de la mode (IFM) et qui m’a expliqué les différents métiers qui gravitaient autour de la mode et cela m’a tout de suite parlé. À vrai dire, je n’avais jamais imaginé travailler dans ce milieu. Pourtant, j’ai toujours aimé regarder les défilés, suivre les tendances mode… Cette rencontre a été un vrai déclic. En parallèle, une de mes amies était en train de monter une enseigne de prêt-à-porter pour hommes. Je me suis beaucoup investie dans son projet et ça a confirmé mon envie de me réorienter.

À vrai dire, je n’avais jamais imaginé travailler dans ce milieu. Pourtant, j’ai toujours aimé regarder les défilés, suivre les tendances mode…

Quelle formation as-tu suivie pour ta réorientation ?

J’ai intégré un post-graduate d’un an à l’IFM, en choisissant une spécialisation tournée vers le business de la mode. J’ai réalisé mon stage de fin d’études au service achats de Franck & Fils que j’ai adoré. Cette première expérience m’a permis de découvrir tout l’envers du décor : les showrooms, avec les périodes intenses où toutes les marques présentent leurs nouvelles collections, et toute la phase d’achat où les enseignes sélectionnent les pièces qui seront ensuite proposées en boutique. C’est là que j’ai vraiment découvert toutes les facettes du métier d’acheteur. J’ai tout de suite été séduite par son aspect rationnel et analytique.

Lucile Hochart - L’Exception 

En quoi consiste concrètement ton travail chez L’Exception ?

Je suis chargée de tous les achats du prêt-à-porter pour l’homme et la femme, ainsi que des accessoires et des chaussures. J’ai un portefeuille d’environ 250 marques, ce qui est assez conséquent ! Mon job consiste à assister aux présentations des collections, sélectionner les pièces que nous souhaitons proposer sur le site, négocier des partenariats avec certaines marques, finaliser les commandes et gérer les budgets. En fait, le métier d’acheteur c’est être la passerelle entre les créateurs et les clients finaux. Il y a aussi une partie très analytique, pour établir les budgets et un côté beaucoup plus instinctif, nécessaire pour trouver les pièces fortes de la saison et décrypter les tendances.

J’ai un portefeuille d’environ 250 marques. En fait, le métier d’acheteur c’est être la passerelle entre les créateurs et les clients finaux.

Comment s’organisent les achats au cours de l’année ?

En moyenne, je passe environ deux, trois mois cumulés par an au bureau et le reste du temps, en showrooms. Mon année est rythmée par quatre grosses périodes de quatre à six semaines environ qui correspondent aux périodes de présentation des collections : Fashion Weeks et défilés. Les plus médiatisées qui sont celles de la femme en septembre et en mars, auxquelles viennent s’ajouter celles consacrées à l’homme, en juin et en janvier. Mais aujourd’hui, les marques pour femmes développent de plus en plus ce qu’on appelle des pré-collections. Donc ça ne s’arrête presque jamais !

Mon année est rythmée par quatre grosses périodes de quatre à six semaines environ qui correspondent aux périodes de présentation des collections : Fashion Weeks et défilés.

Comment travailles-tu concrètement avec toutes les marques que vous distribuez ?

Avec certaines, je travaille sur catalogues dans lesquels elles me présentent des lookbooks avec des visuels de la collection. Mais, pour la majorité, je vais découvrir leurs collections dans leurs showrooms. En moyenne, je visite trois ou quatre showrooms dans la journée, donc je vois une vingtaine de marques par semaine. Cela me permet d’entretenir le lien, de mettre en place des accords particuliers, des opérations marketing. On travaille vraiment main dans la main pour faire en sorte que l’offre disponible chez l’Exception soit la plus personnalisée possible.

Mais pour pouvoir distribuer des produits qu’on ne voit pas partout, il faut que la marque nous considère comme un distributeur privilégié donc il faut vraiment lui consacrer du temps, et entretenir tout au long de l’année une relation particulière avec elle. Cela nous permet de décrocher quelques exclusivités ou de mettre en place des opérations spéciales. En ce moment par exemple, nous avons une collaboration avec Le Coq Sportif, qui lance une gamme de sneakers fabriquées en France. Pour ce lancement, nous avons ouvert un pop-up à la boutique et organisé un événement avec leurs équipes et la presse.

En moyenne, je visite trois ou quatre showrooms dans la journée, donc je vois une vingtaine de marques par semaine. Cela me permet d’entretenir le lien, de mettre en place des accords particuliers, des opérations marketing.

Comment travailles-tu avec les autres services de l’entreprise ?

Quand j’assiste aux présentations des collections en showroom, je m’occupe de prendre les commandes. Il y a donc toute une phase de négociations avec la marque et je dois bien avoir en tête mon budget par marque, que j’ai établi à l’avance en fonction des chiffres que nous avons réalisés la saison précédente. J’enregistre en live mes commandes dans notre système, c’est ce qu’on appelle le pré-référencement, avant de laisser la main aux équipes produits et logistique.

Une fois que les commandes sont finalisées, l’équipe logistique gère la réception et la vérification des pièces commandées. Le service comptabilité s’occupe des règlements en fonction des accords négociés avec les marques. Quant à l’équipe produits, elle prend en photo chaque pièce sélectionnée et rédige les fiches produits qui sont publiées sur le site. Je travaille également étroitement avec le service marketing : je dois leur donner toutes les informations sur mes commandes pour qu’ils puissent mettre en avant les bons produits au bon moment, communiquer sur les marques qui arrivent sur le site, préparer des newsletters pertinentes…

Comment choisis-tu les pièces que vous achetez ?

Avant d’assister aux présentations des collections, je passe beaucoup de temps au bureau pour regrouper et analyser toutes les statistiques qui vont m’être utiles pour réaliser mes achats. Je dois savoir si telle marque a bien fonctionné ou pas la saison précédente, les pièces et les tailles qui se sont le mieux vendues et pourquoi. Il est très important de bien connaitre le profil de nos clients et le montant de leur panier moyen, pour savoir combien ils sont prêts à dépenser et ainsi proposer des produits qui correspondent à leurs attentes. En amont des achats, le service financier me transmet ce qu’on appelle l’ « open-to-buy », c’est-à-dire un objectif de chiffre d’affaires pour les saisons à venir. Il m’incombe ensuite de répartir ce chiffre d’affaires par marque : si je pense que telle marque va bien marcher la saison prochaine, je vais accorder un budget supplémentaire, au contraire pour celle qui a sous-performé, je peux décider de diminuer mon budget ou essayer de trouver un nouvel accord avec la marque pour qu’elle me soulage de mon stock.

Je dois savoir si telle marque a bien fonctionné ou pas la saison précédente, les pièces et les tailles qui se sont le mieux vendues et pourquoi.

As-tu des critères plus personnels pour faire ta sélection ?

D’une manière générale, je pense que ces données chiffrées guident 80% de mes achats. Quant au reste, je me fie à mon instinct et tente de dénicher des pièces fortes, qu’on appelle les « pièces images », qui ne sont pas nécessairement celles qui se vendront le mieux mais sur lesquelles nous allons pouvoir communiquer et qui vont nous permettre de nous différencier de la concurrence. Cela permet de raconter une jolie histoire autour, de faire une newsletter spéciale très visuelle qui va attirer l’œil et qui va pousser les clients à découvrir le site et nos autres produits.

Avec l’expérience, on connait les « must have », par exemple les robes noires pour les femmes, les hauts bleu marine et gris pour les hommes. On sait qu’il faut avoir une bonne base avec ces produits-là car ce sont ceux qui se vendent le mieux. On structure nos achats avec ces données, tout en se laissant une marge de liberté pour choisir, une fois de plus, des pièces plus originales que les clients ne verront pas forcément ailleurs. Pour ces vêtements-là, c’est un vrai pari ! Il y a parfois de gros plantages mais aussi de belles surprises sur des pièces qu’on jugeait un peu « risquées » mais qui font au final un véritable carton. Dans tous les cas, il faut savoir rester ouverts et curieux et se mettre à la place de nos clients, même si certaines marques ou vêtements ne nous plaisent pas personnellement.

Je pense que les données chiffrées guident 80% de mes achats. Quant au reste, je me fie à mon instinct et tente de dénicher des pièces fortes, qu’on appelle les « pièces images ».

Comment déniches-tu de nouvelles marques ?

La découverte de nouvelles marques fait en effet partie du job d’acheteur. Pour cela, je dispose de plusieurs outils. D’abord les showrooms partagés, qui sont un excellent moyen pour découvrir des nouveautés. Autrement, la presse spécialisée et, de plus en plus, les réseaux sociaux permettent de découvrir de jeunes créateurs, notamment par le biais des influenceurs. Cela demande pas mal de temps, que je n’ai pas toujours. Mais en tout cas, j’ai beaucoup de chance chez L’Exception car ma direction est très à l’écoute des initiatives et je dispose d’une importante force de proposition.

Quelle facette de ton métier préfères-tu?

En ce moment, après plus d’un mois au bureau à préparer les budgets, je viens de commencer à retourner dans les showrooms pour la collection printemps/été 2019. Et que je crois que c’est ce que je préfère : découvrir les nouvelles collections, être dans l’échange permanent avec les créateurs. C’est un métier où on est très peu derrière son ordinateur, au bureau, seul. Je suis tout le temps en train de bouger, je change d’environnement en permanence. Ce n’était pas quelque chose de très instinctif pour moi, mais je me découvre ce goût de l’échange et du partage. Mon métier me permet de rencontrer les designers, des personnes qui portent vraiment leur projet, qui ont monté leur marque, mais aussi celles et ceux qui conçoivent le vêtement, qui achètent les matières… C’est très inspirant ! Au quotidien, j’entends à la fois un discours très professionnel et marketing sur la marque mais aussi des propos beaucoup plus personnels et affectifs, auxquels je suis très sensible.

C’est un métier où on est très peu derrière son ordinateur, au bureau, seul. Je suis tout le temps en train de bouger, je change d’environnement en permanence.

Et la facette qui te plaît le moins ?

Ce que j’aime moins, c’est le pendant de ces déplacements très fréquents ! Lors des périodes de rush, je vois une vingtaine de marques dans la semaine, puis j’enchaîne avec des salons le week-end. Quand ces périodes intenses s’étalent sur plusieurs semaines, avec la fatigue, ça devient difficile de rester concentrée et de garder cette fraîcheur, ce regard vif nécessaire pour aborder chaque rendez-vous avec professionnalisme. Au bout d’un moment, je suis bien contente de rentrer au bureau, de souffler un peu et de me retrouver au calme pour faire le bilan.

Quelles sont, selon toi, les compétences nécessaires pour être un bon acheteur ?

Une bonne capacité à prendre du recul sur les choses. C’est tout une gymnastique : il faut parvenir à s’extraire de l’environnement de marque dont on vient de sortir pour entrer dans un nouveau. Mais aussi réussir à garder un oeil neuf pour rester enthousiaste et actif dans tout le processus d’achat.

Il faut aussi aimer le contact avec les autres, et avoir un vrai intérêt pour le vêtement au sens propre. Cela n’a rien à voir avec aimer faire du shopping, il faut être curieux du processus de fabrication et de vente. Il faut que le vêtement soit vraiment quelque chose qu’on ait envie de découvrir, dont on ait envie de parler. Sinon, cela peut rapidement devenir très rébarbatif. Enfin, le métier d’acheteur est un métier très polyvalent avec un côté très business et un aspect beaucoup plus esthétique. Il faut être capable de conjuguer les deux car l’acheteur porte toute la responsabilité du choix des produits qui vont ensuite être proposés aux clients.

Il faut avoir un vrai intérêt pour le vêtement au sens propre. Cela n’a rien à voir avec aimer faire du shopping, il faut être curieux du processus de fabrication et de vente.

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Photos by WTTJ