Métiers en tension : « Il faut une régularisation rapide de nos salariés étrangers »

27 déc. 2022

6min

Métiers en tension : « Il faut une régularisation rapide de nos salariés étrangers »

En novembre, les ministres de l'Intérieur et du Travail dévoilaient les prémices d'un projet de loi sur l'immigration, visant à instaurer un titre de séjour pour les sans-papiers travaillant dans les secteurs “en tension”. Bien que des dispositifs existent déjà pour ces cas de figure, ce nouveau projet est très attendu par les syndicats et les entreprises. Mais qu'apportera-t-il d'innovant ? Représente-t-il une avancée dans le droit du travail ou, au contraire, une régression ? Sommes-nous sur le point de mettre en place un "droit du job" à l'instar du "droit du sol" ?

« Les métiers des secteurs en tension sont des activités qui demandent peu de qualifications et attirent majoritairement les travailleurs sans-papiers. » Guillaume Thomas, le fondateur d’Aladom, un site d’annonces spécialisé dans le service à la personne, espère bientôt pouvoir recruter plus facilement dans son secteur. Il faut dire que trouver de la main-d’oeuvre n’est pas une mince affaire : 200 000 emplois seraient actuellement à pourvoir dans les services à la personne en France. Une situation similaire dans bien d’autres domaines recensés en avril dernier par une enquête Pôle Emploi. Autres chiffres, c’est plus d’une entreprise sur trois qui envisage quelque 3 millions de projets de recrutement, soit une augmentation de plus de 10 % par rapport à l’année dernière. Côté pourcentages, près de 58% des projets d’embauche sont jugés difficiles par les employeurs, indique également l’établissement public, un chiffre en augmentation de 13 points par rapport à 2021.

Face aux récentes annonces du gouvernement, annonçant la création d’un titre de séjour pour les métiers en tension, Guillaume Thomas se dit donc plus que satisfait : « Aujourd’hui, une demande de clients sur cinq en termes d’aide à domicile n’aboutit pas, ce qui est énorme. Alors, on est content d’avoir l’opportunité de pouvoir embaucher de nouvelles personnes plus facilement, qui en plus grâce à ce nouveau projet sortiront de l’irrégularité et auront de véritables droits », explique le chef d’entreprise.

Un nouveau dispositif vital pour certains secteurs

Si ce nouveau dispositif semble être attendu comme le messie du côté d’employeurs comme Guillaume Thomas, c’est aussi le cas du côté des syndicats. Thierry Marx, chef étoilé et président du syndicat patronal Umih, a réclamé publiquement au début du mois de décembre, au moment des discussions pour définir les contours du projet, que le secteur de la restauration soit considéré comme faisant partie des métiers en tension. En effet, le secteur, qui peine à recruter depuis la pandémie, cherche actuellement à pourvoir 200 000 postes, en vain : « Il faudrait déjà que notre secteur, la restauration, soit considérée comme en tension de recrutement ! (…) Nous demandons une régularisation rapide de nos salariés étrangers reconnus pour leurs compétences et qui se retrouvent plongés dans l’illégalité du jour au lendemain », s’insurgeait le chef étoilé dans un entretien au Journal Du Dimanche. Dans l’émission C à vous, le président du syndicat dénonçait également l’hypocrisie du gouvernement face à la question de l’immigration : « Arrêtons l’hypocrisie : dans nos métiers, l’immigration est là depuis longtemps ! Il faut régulariser ceux qui parlent notre langue, qui s’intéressent à un métier, qui montent en compétence : on ne peut pas laisser ces gens sur le bord de la route ! »

Depuis cette prise de parole, le gouvernement a pu finaliser son projet. Le texte, qui ne concernera que « quelques milliers de personnes » selon les ministères du travail et de l’intérieur, a finalement abouti et vise à « contrôler l’immigration » et « améliorer l’intégration » de ces travailleurs tout en procurant de la main d’œuvre aux entreprises qui peinent à recruter. Ainsi, Gérald Darmanin et Olivier Dussopt en ont dessiné les contours fin décembre : ce titre de séjour serait ainsi délivré « de plein droit » et pour une durée d’un an aux étrangers qui résident depuis au moins trois ans en France et présentent huit bulletins de paie attestant qu’ils exercent un métier dans un secteur en tension comme l’hôtellerie-restauration, le service à la personne, ou encore la santé.

Un nouveau projet de loi indispensable pour beaucoup, donc, et qui sera débattu début 2023 par le gouvernement. Pourtant, celui-ci vient s’ajouter à plusieurs dispositifs déjà existants. « On pourrait très bien se passer d’un nouveau titre de séjour. On aurait simplement besoin d’améliorer les dispositifs déjà existants », explique ainsi Serge Slama, professeur de droit public à l’université de Grenoble-Alpes et militant en faveur du droit des étrangers. Pour rappel, depuis 2007, il est possible de régulariser sa situation grâce au travail en tant que personne étrangère. Le processus s’appelle l’admission exceptionnelle au séjour, ou plus communément la régularisation exceptionnelle par le travail. Et il y a deux manières d’y accéder : soit l’employeur prouve que le travailleur exerce un métier en tension en se fiant à la liste de la loi Hortefeux, soit en entrant dans les clous de la circulaire Valls de 2012 et qui concerne ceux ayant déjà un contrat de travail ou une promesse d’embauche. S’ils peuvent justifier d’une ancienneté de séjour et de travail en France, un titre de séjour salarié temporaire sera accordé selon le bon vouloir de la préfecture. À noter que grâce à cette procédure, 30 000 personnes sortent chaque année de la clandestinité, dont environ 7 000 au titre de leur travail.

Un titre de séjour en plus, mais sans les droits

Parmi les craintes évoquées par les spécialistes quant aux conditions d’accès de ce nouveau titre, celle de la création d’une “loi-piège” fermant davantage de droits qu’elle n’en ouvre : « De ce qu’on en connaît pour l’instant, il y a un inconvénient majeur. Actuellement, quand un étranger est régularisé, il reçoit une carte de séjour salariée qui lui ouvre les droits de protection sociale, le droit aux allocations familiales, au regroupement familial, etc. Or, ce qu’on comprend avec le nouveau projet de loi 2023, c’est que le travailleur en question n’aura pas accès à l’ensemble de ces droits », poursuit Serge Slama.

Autre problème avec ce nouveau projet, celle de la précarisation des travailleurs en question, en créant ce qu’il appelle un phénomène d’ « immigration jetable », car « le titre du séjour du salarié dépend de l’État d’un secteur d’emploi », expose le professeur de droits, en pointant du doigt le fait que si le besoin du travailleur en question ne se fait plus sentir, ce dernier sera invité à quitter la France. Selon lui, les conséquences de ce phénomène « exposent les individus à une grande précarité puisque, dès la moindre variation des besoins professionnels, leurs droits sont carrément supprimés. Il faudra donc être vigilant, lors des discussions, à clarifier ce genre de position. »

Du côté des syndicats, la perplexité est également de mise : « On nous parle d’intégration de travailleurs en poste, alors qu’à la base, il était question d’introduction d’une nouvelle main-d’œuvre. On est donc plus dans une logique d’accès au séjour, et non de véritable régularisation de travailleurs sans papiers », énonce ainsi Maryline Poulain, ancienne dirigeante syndicale et experte en droit des travailleurs migrants, actuellement en relation avec le gouvernement sur ces questions.

Dans le cas où le projet de loi viserait à réellement permettre un accès au séjour à des travailleurs déjà en poste, difficile, donc, de combler entièrement les besoins des entreprises qui s’élèvent désormais à plusieurs millions de postes à pourvoir, mais également de parvenir à ce qu’on pourrait appeler un “droit du job”, c’est-à-dire une loi qui permettrait un véritable accès au travail non précaire et sur le long terme.

Le travail, un vecteur d’intégration primordial

Malgré ses limites, le projet de loi permettrait tout de même, selon Serge Slama, de casser les pleins droits de l’employeur. Car comme l’explique le spécialiste du droit public, ce projet offre non pas une régularisation par rapport à un employeur en particulier, mais bien par rapport à un secteur donné : « Cet élément permettra d’atténuer l’emprise que pourrait avoir une entreprise sur un salarié. Car si le titre de séjour d’un employé dépend de son employeur, une relation de domination-soumission s’installe, et certaines entreprises en profitent. Il y a beaucoup d’abus : salaires extrêmement bas, jours de congés non respectés, horaires insensés… Avec ce nouveau dispositif, si un travailleur subit des abus, il pourra changer d’employeur sans que son titre de séjour ne soit remis en cause. »

Une avancée qui permet une véritable émancipation, et qui représente un pas de plus vers l’indépendance, bien que le travail incarne déjà en lui-même cette notion de liberté. C’est ce que rappelle Bruno Tesan, cofondateur et président de l’association LTF qui a pour but d’accompagner les personnes en demande d’asile dans la définition et la mise en œuvre de leurs projets professionnels : « Le travail est synonyme d’indépendance, car il permet de ne plus avoir besoin des aides de l’État, il permet aussi de payer ses impôts comme tout citoyen… Cette indépendance est un droit très convoité par les travailleurs immigrés, mais qu’on ne donne que très difficilement en France, bien qu’on soit supposé être LE pays des droits de l’Homme. De ce point de vue-là, notre niveau de progressisme est comparable à celui de la Hongrie, ou, autrement dit, ridiculement bas. »

Pour pallier cela, une des solutions pour le militant serait que les entreprises mettent une bonne fois pour toute la main à la pâte : « Depuis plusieurs années maintenant, les entreprises prônent l’égalité et la diversité en leur sein. Il s’agit maintenant de passer à l’action en permettant à ces travailleurs étrangers d’avoir accès à la formation professionnelle, mais également à la formation linguistique. La langue, avec la culture et, bien sûr, le travail, est un des meilleurs vecteurs d’intégration. » Les entreprises auraient, selon lui, tout intérêt à favoriser cette intégration, même si cela requiert un petit investissement financier car « la diversité en entreprise, c’est une des clés de la réussite. »

Article édité par Ana Castelain ; photos : Thomas Decamps pour WTTJ