Un peu, beaucoup ou pas du tout : comment bien doser entre management et affect ?

09 nov. 2022

6min

Un peu, beaucoup ou pas du tout : comment bien doser entre management et affect ?
auteur.e
Paulina Jonquères d'Oriola

Journalist & Content Manager

contributeur.e.s

D’après une enquête réalisée par l’institut BVA auprès de 5500 salariés dans dix pays, plus la relation entre le salarié et son manager est qualifiée d’amicale, plus le management est bien ressenti. En outre, c’est en France que les relations entre manager et managé seraient les plus distantes. Faut-il donc souhaiter que le management à la française verse davantage dans l’affect ? Et comment distinguer le management « par » l’affect de celui « avec » affect ? Quelles sont les limites à ne pas franchir pour préserver la relation ? On fait le point.

Management « par » l’affect et « avec » affect : quelle différence ?

Mettre les relations humaines au cœur de la relation entre manager et managé : voilà en quelques mots la définition du management par l’affect. Toutefois, il existe une vraie subtilité entre le management avec affect, et le management par l’affect. « Le management avec affect diffère en ce qu’il place cette dimension humaine comme un outil parmi d’autres, quand le management par l’affect en fait sa clef de voûte », explique Ludovic Girodon, notre expert du Lab, consultant, auteur et conférencier spécialisé en management.

La posture du management par l’affect ouvre donc la voie à un réel rapprochement émotionnel entre le manager et le managé. Anne-Sophie Laignel, directrice générale d’iPaidThat, ne se cache pas d’avoir pratiqué cette forme de management au démarrage de son entreprise. « Lorsque j’ai fondé ma start-up, je n’avais pas grand chose à offrir à part la promesse de vivre une superbe aventure, tant humaine que business », se souvient-elle. C’est donc de manière totalement consciente qu’elle a tour à tour joué le rôle de mentor, maman, éducatrice ou professeure auprès de ses jeunes recrues en alternance. « J’ai notamment noué une relation très forte avec l’une de mes premières employées. Elle venait du Liban et n’avait aucune famille en France. Elle s’est engagée à 100% pour la boîte. Aujourd’hui encore, je suis sa référente ici. Quand sa mère est venue la voir, elle a tenu à me la faire rencontrer », illustre-t-elle.

Les atouts du management par l’affect

À l’heure où les soft skills sont plébiscitées et où l’on porte aux nues l’intelligence émotionnelle, le management par l’affect peut sembler aller dans le sens de l’Histoire. Et pour cause, il comporte plusieurs bénéfices :

1. Une prise en compte du collaborateur dans sa globalité

« Le modèle que l’on nous vendait autrefois, dans lequel les émotions n’avaient pas droit de cité dans l’entreprise, n’est plus du tout d’actualité. On ne peut plus manager uniquement avec des process », avance Ludovic Girodon. Il est en effet difficile d’imaginer un manager qui ne se préoccuperait pas une seconde du ressenti de ses collaborateurs, tant on sait que la vie personnelle et professionnelle forment un vase communicant. Par exemple, un collaborateur en plein divorce ne peut pas être à son meilleur au bureau. Cela est d’autant plus vrai avec l’avènement du télétravail et le brouillage des frontières vie pro/perso. « Ce serait une attitude quasiment schizophrénique », observe notre expert.

2. L’ultra personnalisation du management

Parce que le manager par l’affect se montre plus sensible aux signaux faibles pouvant témoigner d’une baisse de régime chez son collaborateur, il est en bonne position pour adapter sa posture. « Nous sommes dans l’ère de l’ultra personnalisation managériale. Le management par l’affect fait donc sens sous cet angle », affirme Ludovic Girodon.

3. Une fidélité accrue chez les collaborateurs

En manageant par l’affect, Anne-Sophie nous confie avoir formé un noyau dur de collaborateurs dans l’entreprise, particulièrement fidèle et engagé. Ses très jeunes salariés sont presque tous restés après leur alternance et ont par la suite accédé à des postes à responsabilités dans son entreprise. « J’éprouve pour eux une confiance presque aveugle », nous confie-t-elle.

4. Un soutien qui se joue aussi de managé à manager

En pratiquant le management par l’affect, Anne-Sophie s’est également rendu compte que la relation se jouait dans les deux sens. « Il y a peu, j’ai eu un problème de santé qui m’a éloignée du bureau. Mes premiers salariés m’ont beaucoup soutenue, quand d’autres employés que j’ai embauchés plus récemment n’ont fait montre d’aucune empathie. Il est vrai que je n’ai pas noué les mêmes relations avec les nouveaux arrivants », raconte-t-elle.

Le management par l’affect, rien de nouveau sous le soleil ?

Reprenons maintenant le fil de l’Histoire. Même s’il semble en phase avec l’ère de l’ultra personnalisation, le management par l’affect est-il foncièrement nouveau ? Point du tout selon notre autre experte du Lab, Céline Marty, agrégée de philosophie et chercheuse en philosophie du travail. Tout d’abord, notre experte estime que, de tout temps, et dans toute organisation, « toute forme de management ouvre la voie à une forme de manipulation des affects pour orienter certains comportements. Ce serait hypocrite de prétendre le contraire. Je pense que les distinctions “par” et “avec” ne sont que de nature à vouloir rassurer les collaborateurs ».

Ensuite, si l’on regarde l’histoire du travail en France, il est vrai que l’on peut observer une longue tradition de lutte politique dans laquelle on ne fait pas “ami-ami” avec son patron, ce qui peut expliquer pourquoi en France les relations entre manager et managé sont plus distantes. « Ceci étant dit, l’affect n’était pas absent. Dans le modèle du capitalisme paternaliste qui prévalait au XIXème et une bonne partie du XXème siècle, on se souciait du bien-être des ouvriers dans une perspective de contrôle social », analyse-t-elle. Puis la Révolution de 68 a également poussé les entreprises à tenir davantage compte des aspirations des salarié·es.

Ces dernières années, avec la plus grande prise de conscience que le travail blesse et tue, les entreprises ont été contraintes de mieux prendre en considération les risques psycho-sociaux de leurs salarié·es. « Il y a une volonté de créer un management plus humain, mais avec mille guillemets », lance Céline Marty. Car l’esprit de famille ne suffit pas à convaincre les salariés. L’actualité a même démontré qu’il peut mener à de vraies dérives et susciter la méfiance. « C’est notamment le phénomène observé à travers Balance ta start-up et Balance ton agency où la pression était implicite sous une apparence décontractée et de proximité avec le manager », illustre l’experte.

Management par l’affect : des risques de dérives bien réels

Manager par l’affect peut donc mener à du bon… comme à du très mauvais.

1. Une proximité ouvrant la voie au harcèlement

« Ce n’est pas le manque d’affect qui a mené à la vague de démissions chez France Télécom », lance Céline Marty. En effet, il y a des affects positifs comme négatifs : manipuler la peur, la jalousie. Les cas de harcèlement au travail relèvent souvent de relations complexes et parfois passionnées entre manager et managé. Un constat partagé par Anne-Sophie Laignel : « Je savais qu’en maniant ce type de management, j’avais une énorme responsabilité d’autant que mes alternants vivaient leur première expérience au travail. J’ai notamment eu un profil d’employé qui n’avait clairement pas de vie en dehors du boulot. Si j’avais été toxique, cela aurait pu être catastrophique. » De plus, selon la dirigeante, le management par l’affect ne peut fonctionner que dans des entreprises de petite taille.

« Le risque du management par l’affect est en effet d’ouvrir la voie au favoritisme. »

2. Les dangers du favoritisme

Anne-Sophie relève également que la proximité qu’elle avait nouée avec ses premiers employés a suscité de l’incompréhension voire de la jalousie chez les nouveaux arrivants. Le risque du management par l’affect est en effet d’ouvrir la voie au favoritisme. C’est pour cette raison que Pierre, VP of Engineering a décidé de ne pas pratiquer de management par l’affect. Pour lui, l’affect introduit des biais dans l’évaluation de la performance des équipes et risque d’accentuer le poids de la politique dans la culture de l’entreprise au détriment de la performance. « Les promotions ou les augmentations ne doivent pas être influencées par l’affect mais seulement par les performances les plus objectives possibles », estime-t-il.

3. Une prise de décision affaiblie

Autre point de faiblesse : faire copain-copain avec ses managés peut priver le manager d’une certaine forme de lucidité, aveugler ses décisions et l’empêcher de prendre celles qui s’imposent. « Nous avons tous besoin d’être aimés, appréciés. C’est agréable d’avoir une oreille dans son équipe quand on est manager. Mais cela peut nous jouer des tours », affirme Ludovic Girodon.

4. Une charge émotionnelle lourde à porter

Puisque la relation n’est pas qu’à sens unique, le manager peut enfin être affecté émotionnellement lorsqu’il s’implique trop. C’est ce qui est arrivé à Anne-Sophie : « Je me suis rendu compte que manager par l’affect pouvait engendrer chez moi une forme de déception, puisque l’on ne reçoit pas forcément à hauteur de ce que l’on donne. » Sans compter que le manager a lui-aussi sa propre charge mentale à gérer et ne peut pas se transformer en psy. C’est également ce que redoute Pierre : « L’affect introduit une charge émotionnelle lourde à porter pour le manager dans les périodes difficiles pour l’entreprise ou lorsque certains collaborateurs sont en difficulté ».

Management et affect, ou l’art de trouver le juste équilibre

Pour toutes les raisons évoquées précédemment, Anne-Sophie Laignel nous dit être sortie du management par l’affect. « Quand ma seconde vague d’employés est arrivée, nous avons dû passer de la culture de l’oralité à l’écrit, et du management par l’affect au management par résultat. Désormais, j’essaie de prendre plus de recul au travail et dans mes relations. Il y a des profils dans ma boîte avec lesquels je n’ai pas d’affinité particulière, et pourtant ils sont absolument essentiels. Pour résumer, j’ai appris à m’économiser émotionnellement », raconte-t-elle.

Cela ne l’empêche pas de se soucier de la santé mentale de ses collaborateurs mais ses relations sont moins intimes désormais. De son côté, Pierre, qui ne manage pas par l’affect, souligne toutefois le rôle important de l’empathie dans sa relation avec ses équipes : « Cela permet de donner des retours constructifs aux collaborateurs et assure une bonne culture d’entreprise, à la fois bienveillante et performante ».

Pour finir, Ludovic Girodon invite les managers à trouver la juste posture en appliquant ces quelques conseils :

  • Veiller à être équitable en accordant la même attention à tous ses employé·es (exemple : déjeuner avec tous les membres, ensemble ou tour à tour).
  • Échanger de temps à autre avec un autre manager pour avoir un œil extérieur sur sa posture, et éventuellement la rectifier si une limite est franchie dans la proximité émotionnelle avec un ou des collaborateurs.
  • Faire preuve de courage managérial en ne cherchant pas à plaire à ses équipes à tout prix, mais en pensant d’abord à les faire grandir, ce qui implique parfois de prendre des décisions difficiles.
  • Enfin, au niveau du top management, mettre en place des indicateurs de confiance dans les grilles d’évaluation des collaborateurs afin de déceler des situations où le management par l’affect peut devenir toxique.

Autant de manières d’appliquer un management « avec » affect, sans sombrer ni dans la froideur, ni verser dans l’ultra complicité qui augure de futurs revers…

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Article édité par Mélissa Darré, photo : Thomas Decamps pour WTTJ