4 initiatives pour limiter les salaires « indécents »
08 févr. 2023
5min
Journaliste
Alors que l’inflation atteint des sommets, on constate de fortes inégalités entre les revenus des grands patrons et ceux des salariés. Si certains se serrent la ceinture, d'autres choisissent la carte de l’indécence… Pourquoi et comment y remédier ?
À l’heure où les crises se multiplient et l’inflation fait son nid, pourquoi a-t-on l’impression que certains patrons sont épargnés, pire, qu’ils en profitent et ne s’en cachent pas, affichant salaires mirobolants, trains de vie bling-bling et polluants ? Est-ce une illusion ou la réalité ? Tandis que les salariés sont mis à contribution, tout en faisant les frais d’augmentations de salaires en décalage avec l’inflation, les patrons du CAC 40 ont vu leur rémunération bondir de 52 % entre 2019 et 2021. C’est cent fois plus que leurs équipes. Poser une limite semble donc nécessaire, mais est-ce seulement possible ?
La sobriété… juste pour les salariés ?
Le 5 septembre 2022, Macron prononçait devant les Français un discours marqué par un nouveau mantra : la sobriété. Face au risque de pénurie énergétique, les individus sont appelés à se responsabiliser. Mais en réalité, l’introduction de ce terme dans le discours public va au-delà des économies d’électricité demandées : c’est une injonction à faire des efforts au quotidien. Parallèlement à cette perspective de « fin de l’abondance », certains patrons comme Bernard Arnault ne se privent pas d’utiliser leurs jets privés pour effectuer 10 minutes de trajet entre les deux aéroports de Londres. Lorsqu’on compare l’empreinte carbone des 1 % les plus riches à celle des 50 % des plus pauvres, elle est 13 fois plus élevée. Il est donc légitime de s’interroger sur la part de la population qui doit le plus se modérer.
Une autre facette de l’indécence du mode de vie de certains grands patrons se retrouve dans leurs salaires. Un nom a particulièrement retenu l’attention : Carlos Tavares, qui a gagné 19 millions d’euros en 2021, une rémunération jugée excessive par Emmanuel Macron lui-même… Alors que le gouvernement français refuse toute indexation du salaire sur l’inflation, les patrons du CAC 40 gagnent quant à eux 369 fois le SMIC par an. Comment justifier un tel écart de traitement ?
L’indécence des grands patrons est-elle nouvelle… et indissociable de la fonction ?
Pouvoir et abus vont souvent de pair. Une pathologie bien connue liée à l’exercice du pouvoir est l’hubris, un concept issu de la Grèce antique qui définit la démesure humaine. Cet excès de confiance, cet orgueil inacceptable appelait souvent une vengeance de la part des dieux. Et il est applicable au monde de l’entreprise. Décrit par l’experte du Lab Laetitia Vitaud comme « une ambition personnelle trop forte, une soif de pouvoir inextinguible, mais aussi le vertige que provoque le succès que l’on rencontre dans la recherche du pouvoir », il semblerait que le pouvoir appelle toujours le pouvoir dans une fuite en avant au-delà des limites du raisonnable.
Analysé comme un véritable changement de personnalité par le psychologue David Owen, le syndrome d’hubris se manifeste chez les personnes en situation de pouvoir. Il s’agirait d’un trouble du comportement qui entraînerait un narcissisme pathologique, une confiance excessive en son jugement et une dévalorisation de l’opinion d’autrui. Grosso modo, un dangereux sentiment qui pourrait amener ceux qui dirigent à prendre des décisions désastreuses et à ne jamais se remettre en question…
Cette impossibilité de s’auto-réguler est aussi mise en lumière par le sociologue Philippe Steiner, professeur émérite à la Sorbonne Université et auteur du livre très critique Les rémunérations obscènes (2013). Lorsqu’il y a cette dynamique où la gloire personnelle peut être atteinte grâce à l’argent, alors il n’y a pas de limites : « Le gagnant raflera toujours la mise ». Si la valeur d’une entreprise se concentre sur un petit nombre d’individus, voire sur un seul, c’est parce qu’indirectement, le pouvoir conduit à l’éternité. L’argent que les patrons tireraient de leurs profits est généralement utilisé pour créer des fondations à leurs noms – une générosité m’as-tu-vu où la richesse permet finalement de marquer l’histoire.
« On ne fait pas société avec l’obscénité. »
Quel rôle tient le capitalisme dans ces dérives ?
Autre bémol mais pas des moindres, nous vivons dans un système économique fondé sur la compétition et la recherche de profit, ce qui promeut nécessairement l’avidité et l’opportunisme. Si les dérives citées précédemment sont certes liées à la nature humaine toujours plus friande de bénéfices, ne sont-elles pas aussi encouragées par le capitalisme ?
« Il y a véritablement quelque chose d’obscène lorsque certains patrons gagnent en 1 mois ce qu’un “Français moyen” ne gagnera jamais dans sa vie », souligne Philippe Steiner. Pour tenter de comprendre comment nous en sommes arrivés là, selon le sociologue, il faudrait d’abord admettre que nous vivons dans « deux mondes économiques distincts ». Le monde économique ordinaire : où ceux à qui l’on demande combien gagne un postier, un professeur ou une vendeuse donnent des réponses assez précises avec des écarts variant de 5 à 7 %. Et le monde économique extraordinaire où ces mêmes personnes à qui l’on pose désormais la question « Combien gagne un grand patron ? » se trompent de l’ordre de 300 %.
Faire société deviendrait ainsi impossible : « On ne fait pas société avec l’obscénité », rappelle le sociologue. Pour le dire autrement, lorsqu’il y a sécession, il n’y a plus de vie commune. Les rémunérations obscènes participeraient au fait qu’on ait une infime partie de la population séparée de la collectivité, soit deux mondes distincts : un monde extraordinaire et un autre ordinaire qui ne se croisent pas. Un monde où les 1 % les plus riches possèdent près de la moitié des richesses mondiales… Bien qu’il existe des cas inédits où les patrons reversent leurs bénéfices sans contrepartie, cela reste une exception. « L’obscénité tient surtout du fait que les patrons n’augmentent pas leurs salariés, tandis que leur salaire a augmenté de 52 %, lui », conclut Philippe Steiner.
4 initiatives pour freiner l’indécence des grands patrons
1. La taxation des patrons « profiteurs »
Le malheur des uns fait le bonheur des autres : si les ménages voient leurs factures d’électricité, de gaz et d’essence s’envoler, les patrons des entreprises de ces secteurs affichent des profits vertigineux. Face à cette situation, l’Espagne, l’Allemagne et l’Angleterre ont sorti l’artillerie lourde. Grâce à un prélèvement provisoire sur les bénéfices exceptionnels dégagés par les entreprises, nos voisins ont décidé d’augmenter le niveau de vie de la population en distribuant mieux les gains. Et si la France s’en inspirait pour soulager les ménages face à ceux qui profitent au détriment de la majorité ?
2. Le don aux associations et projets de société
En créant un dividende d’un nouveau genre consistant à reverser chaque année 10 % à 15 % de leurs bénéfices à des projets de solidarité climatique, les patrons de la MAIF et du Crédit Mutuel s’engagent sur la voie du service rendu à la société et de la préservation des biens communs. Contrairement aux dons qui offrent le droit aux avantages fiscaux, cette initiative est sans objectif de rentabilité financière… D’autres suivront-ils l’exemple ?
3. La limitation des salaires des grands patrons
Suite à la polémique sur la rémunération de Patrick Pouyanné, Bruno Lemaire avait appelé les patrons à s’interroger sur la « décence » de leurs salaires. Les grèves et les manifestations qui ont suivi en France prouvent bien que les écarts salariaux trop importants entre patrons et salariés fracturent le lien social et s’avèrent bel et bien néfastes pour l’entreprise. Peut-on corriger cette situation ? Limiter les écarts salariaux au sein d’une organisation semble être une bonne piste pour assurer une homogénéité et garantir un équilibre. L’intérêt de cette proposition qui n’a pas été adoptée par l’Assemblée en juin 2020 aurait pourtant permis une limite décente des écarts de revenus. Au-delà d’un gap de 1 à 12, les rémunérations concernées ne seraient plus déductibles du calcul de l’impôt sur les sociétés. L’entreprise serait donc incitée non seulement à limiter les très hautes rémunérations mais aussi à augmenter les rémunérations les plus faibles de manière à accroître le plafond de déductibilité. Si des inégalités trop fortes sapent la cohésion d’une société, une mesure de la sorte pourrait-elle y remédier ?
4. Le « dividende salarié » et la « super-participation » proposés par le gouvernement Macron : vers un meilleur partage de la valeur des entreprises ?
Alors que la question des rémunérations devient de plus en plus houleuse, Emmanuel Macron souhaite mettre en place un « dividende salarié » début 2023 – une mesure qui revient en scène pour rétablir une forme de justice sociale. Grâce à un système automatique, les salariés d’une entreprise pourraient, au même titre que les actionnaires, être associés aux performances de celle-ci et toucher annuellement des bénéfices. Partager la richesse de sorte que la valeur dégagée revienne à ceux qui la produisent effectivement. Vraie réponse ou simple tour de passe-passe pour éviter d’augmenter durablement le salaire des employés et de taxer les patrons qui profitent ? L’avenir nous le dira.
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Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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