Le flex office est-il compatible avec les egos des collaborateurs ?

07 avr. 2022

5min

Le flex office est-il compatible avec les egos des collaborateurs ?
auteur.e
Camille RabineauExpert du Lab

Consultante spécialiste des nouveaux modes d’organisation et de l’aménagement des espaces de travail

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Le passage en flex office, ce principe d’aménagement qui consiste à ne plus attribuer de bureau précis aux salariés, pose des défis logistiques, bien sûr, mais aussi psychologiques. Pour certains, ne plus avoir « son » bureau fait mal à l’ego… Entre atteinte à l’estime de soi et adaptation, comment réagissent les équipes face à cette perte de territoire ? Quelles actions peuvent être mises en place pour concilier flex office et considération envers les salariés ? Notre experte Camille Rabineau a demandé leur avis à un psychologue du travail et à une manageuse qui a sauté le pas.

Avec les bureaux en flex office, c’est d’abord la perte de mètres carrés qui effraie. Les salarié·es ont vite fait de se projeter dans une lutte des places acharnée. Mais un autre frein apparaît bientôt : celui de la dépersonnalisation du poste de travail. En flex office, il n’y a plus de « bureau à soi ». Adieu photo du petit dernier, collection de cactus et mug préféré. Celles qu’on appelle « positions de travail » sont mutualisées, au bénéfice d’une optimisation des surfaces très prisée, alors que l’occupation des locaux est en chute libre. De la perte d’une place (assise) au sentiment de ne plus avoir de place (symbolique) dans l’entreprise, il n’y a qu’un pas. Un pas que certain·es salarié·es franchissent douloureusement. Car aussi ingénieux que soit le flex office, il vient bousculer un ingrédient clé de la sécurité psychologique au travail : la reconnaissance…

Flex office, la valse des egos

Sophie, ancienne responsable ressources humaines dans un grand cabinet de conseil, a vécu le passage en flex office bien différemment de ce que l’on peut imaginer. Manageuse occupant un poste attitré, elle trouvait illogique que son bureau dans l’open space soit toujours inoccupé alors qu’elle passait ses journées en réunion. Elle remarquait qu’à cause de son statut, sa place était sanctuarisée. Personne n’osait s’y asseoir. « Des personnes disaient : “Est-ce que je peux m’installer là ?”. D’autres répondaient : “Non, parce que c’est une cheffe”. » Pour cette RH, devenir nomade en passant au flex office a été une révélation : « Avant, si je n’étais pas en réunion, j’étais à mon bureau. Et si j’étais à mon bureau, j’étais disponible pour les gens. Ne plus avoir de bureau a été synonyme de liberté ». Sophie se satisfait d’autant plus de ce changement qu’il casse justement des frontières invisibles liées au statut de manager·euse : « Le fait que je n’ai pas ce bureau fixe a enlevé une certaine barrière, le “toc toc excuse-moi je peux te déranger”. Ça a rendu l’échange beaucoup plus accessible. »

Mais en regardant autour d’elle, elle découvre que ce mode de fonctionnement ne va pas de soi. « Certains collègues étaient convaincus qu’avoir son propre bureau participait au lien avec l’entreprise. T’as ton contrat, t’as ton chef, t’as ta position de travail. » Christophe Nguyen, psychologue du travail et expert du Lab, confirme : « On a pu voir des managers se sentir déconsidérés quant à leur statut, surtout quand ils étaient habitués à avoir des bureaux statutaires, avec l’épaisseur de la moquette en fonction des galons. »

De fait, le flex office peut appuyer là où ça fait mal. Selon la dernière enquête du ministère du travail « Reconnaissance, insécurité et changements dans le travail » parue en 2019, près de 25 % des salarié·es français·es considèrent ne pas recevoir le respect et l’estime que méritent leurs efforts. Les psychologues du travail considèrent pourtant que la reconnaissance est une source de satisfaction, de motivation, mais aussi de sens. Le sociologue suisse Johannes Siegrist a d’ailleurs établi le modèle effort-récompense qui montre comment les déséquilibres entre les efforts fournis par les salarié·es et les réactions à ces efforts peuvent être nocifs. Selon Christophe Nguyen, « il y a dans la reconnaissance une dimension de considération : qu’est-ce que signifie, symboliquement, de ne plus avoir sa place ? Cela pousse en particulier à réfléchir à la question de la posture managériale ».

Mais de l’avis de Sophie, plus qu’une atteinte directe aux salarié·es, le flex office fait l’effet d’une loupe sur des failles déjà installées. « Je me suis rendu compte que des personnes qui se sentent en insécurité dans leur job vivent cette perte de bureau comme renforcée », explique Sophie. Le psychologue du travail va dans son sens : « Derrière un malaise qui peut s’exprimer par le flex office, il peut y avoir une difficulté à bien faire son travail, ce qu’on appelle le “travail empêché”. Écouter ces craintes-là fait aussi partie de la reconnaissance. » En outre, le flex office peut blesser en ce qu’il empêche les salarié·es de se créer ce cocon à leur image qu’ils/elles chérissent tant quand ils/elles disposent de leur propre bureau.

Le personnalisation du bureau, un incontournable ?

L’étude qualitative Le bureau, une aventure humaine met en avant la complexité du sujet de la personnalisation du bureau. Pour certain·es, décorer son bureau permet d’apporter un peu de sa vie personnelle, de ses centres d’intérêt, de montrer qui on est derrière l’intitulé de poste. Pour d’autres, c’est l’occasion de retracer avec fierté son histoire dans l’entreprise, ses réussites, les bons moments : voyages d’affaires, team buildings, prix et récompenses. Mais il y a des employé·es réticent·es à cette personnalisation. Ils/elles ne se sentent pas très bien dans leur équipe, savent qu’ils/elles ne resteront pas longtemps à ce poste ou ont déjà vécu un précédent départ lors duquel emporter les effets personnels qu’on avait installés s’est révélé fastidieux.

Sophie estime que ce que le flex office bouscule plus que tout, c’est le sentiment de perdre ses repères. « Les collaborateurs peuvent se dire : “Est-ce que je vais trouver une place ?”. C’est un peu comme dans le train : si ma place est prise, où me mettre ? » Christophe Nguyen corrobore : permettre d’avoir des repères spatio-temporels au bureau est très important. « Il ne faut pas être “lost in translation” ! » En réalité, une fois la transition vers le flex office passée, ce sont de nouveaux repères qui se créent, comme pour Simon, l’un des répondants à l’étude, qui explique se mettre régulièrement à la même place, même s’il n’y laisse aucune trace matérielle. Sophie, elle, a créé de nouvelles habitudes dans la mobilité, qui jouent le rôle de routines rassurantes et structurantes. « J’ai mon assistante préférée, mon porte-manteau, des endroits où je reviens régulièrement. »

Témoigner autrement de l’attention portée aux salarié·es

Il existe une dernière dimension à prendre en compte à l’intersection des sujets du flex office et de l’ego. Les projets de réaménagement de bureaux, y compris de flex office, offrent de nombreuses opportunités aux entreprises de témoigner la reconnaissance qu’elles portent à leurs salarié·es. D’abord, la majorité de ces projets entraîne une amélioration considérable de l’environnement de travail. En offrant un bureau plus moderne, plus confortable et adapté aux modes de travail actuels, ils traduisent un souci de l’employeur envers le bien-être des équipes et celles-ci l’admettent. Encore faut-il que l’espace soit bien conçu.

Mais ce n’est pas tout. Les projets de flex office impliquent de plus en plus les salarié·es. Ils passent par l’organisation de moments d’échange autour du travail et des besoins des collaborateur·rices. Si ces démarches sont menées de façon ordonnée et sincère, elles permettent de montrer que la parole des salarié·es compte, qu’ils/elles sont acteur·rices de leurs conditions de travail. « Les temps de participation aux décisions doivent être au cœur de la décision. Ça dépasse largement la question des espaces », explique Christophe Nguyen. Enfin, flex office ne rime pas nécessairement avec bureau déshumanisant : quand des zones d’équipes sont instaurées, il est possible de personnaliser celles-ci de façon collective, mur de plantes individuelles ou collection de mugs farfelus compris. « Il faut dépasser la question de la photo sur le coin de table », lance Christophe Nguyen. « Le besoin de reconnaissance est aussi collectif. Ça passe par l’identification des différents espaces, par le fait de définir la façon dont on va travailler ensemble, de se décider collectivement. »

Une manière de rappeler que si la reconnaissance des individus est essentielle, le travail relève de la vie en société et qu’un juste équilibre doit toujours être recherché entre expression des egos et intérêt collectif.

Un article de Camille Rabineau édité par Ariane Picoche, photo par Thomas Decamps

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