« Le mythe des emplois non pourvus stigmatise les chômeurs »

05 déc. 2022

7min

« Le mythe des emplois non pourvus stigmatise les chômeurs »
auteur.e
Etienne Brichet

Journaliste Modern Work @ Welcome to the Jungle

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“Le drame c’est que nous ayons des emplois non pourvus” “Les chômeurs sont des fainéants”… Face à ces discours discriminants - et aux chiffres erronés -, le sociologue et député NUPES, Hadrien Clouet, propose une meilleure vision des chômeurs dans son livre “Emploi non pourvus” (Ed. Du Croquant).

Dans votre livre, vous compilez ce que vous appelez un “bêtisier” : des estimations erronées d’hommes et femmes politiques, sur le nombre de soi-disant “emplois non-pourvus” en France. En 2008, Nicolas Sarkozy affirmait ainsi que ce sont « 500 000 offres d’emploi qui ne sont pas satisfaites ». En 2015, François Rebsamen fait état de « 400 000 emplois non pourvus ». Et Valérie Pécresse donne le chiffre le plus élevé en 2021 avec « 1 000 000 d’emplois qui ne sont pas pourvus dans le secteur privé ». Mais d’où sortent tous ces chiffres ?

En ce qui concerne les sources de ces estimations, soit tout est compté n’importe comment, soit tout est inventé. Il faut bien comprendre qu’un emploi non pourvu, cela ne veut rien dire en tant que tel. Un emploi est non pourvu par rapport à une temporalité donnée. La question est de savoir quelle est la temporalité qui est jugée acceptable ou inacceptable pour qu’un emploi trouve preneur. Toutes ces estimations qui tournent entre 300 000 et 800 000 emplois non pourvus montrent qu’il y a moins d’emplois non pourvus que de chômeurs : il n’y a donc pas assez de boulot pour les gens… Mais c’est en fait plus intéressant de comptabiliser les emplois qui sont effectivement pourvus. Tous les ans, on est à peu près à 21 millions de contrats signés (dans le secteur privé hors intérim, ndlr). Cela fait environ 1% des offres d’emploi mises sur le marché qui ne trouvent pas preneur ! C’est infinitésimal…

Plutôt que d’utiliser le terme “emploi non pourvu”, vous parlez “d’emploi vacant”. Quelle est la nuance ?

Les emplois vacants sont des postes ouverts comptabilisés et mesurés à un instant T par la Dares, l’Insee et Eurostat avec une définition stabilisée. Mais cela ne dit rien sur le nombre de postes qui vont être pourvus. Eurostat classe les pays par nombre d’emplois vacants. Plus un pays en a, mieux c’est parce que cela veut dire que le marché est dynamique et qu’il crée des emplois ! En fait, c’est un indicateur du dynamisme du marché du travail. En revanche, un poste ouvert ne veut pas forcément dire qu’il peut être pris car un emploi peut être vacant mais à pourvoir dans une semaine ou plus tard…

« Des candidats il y en a, même dans les secteurs précaires, simplement ils ne conviennent pas aux employeurs. Dans ce cas-là, c’est aux employeurs de revoir leurs critères de recrutement. » - Hadrien Clouet, sociologue et député NUPES

L’inactivité des chômeur·euses est régulièrement pointée du doigt par les politiques comme la cause des difficultés de recrutement. Est-ce réellement le cas ?

Un chômeur, c’est quelqu’un qui est “inoccupé” et non “inactif”. C’est quelqu’un qui voudrait une occupation mais n’en a pas. Aujourd’hui, le rapport des chômeurs à l’emploi est massivement dégradé. Environ 45% des chômeurs reprennent un boulot moins bien payé que celui d’avant à cause de la pression à occuper un emploi. Cela veut dire que quasiment la moitié des chômeurs acceptent de perdre de l’argent pour bosser ! Il n’est pas normal que les chômeurs doivent accepter n’importe quoi. Accepter un emploi précaire, sous-payé et loin de son domicile, encourage le patronat et les emplois de ce même type, et donc cela encourage le remplacement des emplois stables par des boulots précaires. Les gens en emploi stable sont progressivement concurrencés par des gens qui sont pris à la gorge.

Quand on baisse le droit des chômeurs, on organise un phénomène de dumping entre les inoccupés et les personnes en emploi. Certains conseillers Pôle Emploi font d’ailleurs un travail de tri des offres et n’ont aucune envie de mettre les chômeurs sur les offres pourries parce qu’ils savent très bien que ça va encourager les employeurs à continuer. S’il y a des tensions sur le marché de l’emploi, c’est parce que les employeurs ne proposent pas de bonnes conditions de recrutement. Des candidats il y en a, même dans les secteurs précaires, simplement ils ne conviennent pas aux employeurs. Dans ce cas là, c’est aux employeurs de revoir leurs critères de recrutement.

« L’allocation chômage, c’est ce qui permet de trouver du boulot, ça n’a jamais été l’obstacle à une recherche d’emploi. » - Hadrien Clouet, sociologue du travail et député NUPES

Dans un article du Monde Diplomatique de 2015, vous expliquez que les chômeur·euse·s sont piégé·es par des « trappes à pauvreté ». Qu’entendez-vous par là ?

Sur Pôle Emploi, vous avez des CDD de une ou deux heures par semaine. Le prix de l’essence fait que vous perdez de l’argent parce que vous devez payer pour réussir à donner suite à une offre d’emploi. Quand vous avez des offres d’une heure ou deux par semaine, il faudrait signer vingt contrats pour en vivre. On arrive à une situation absurde où pour réussir à accéder à un emploi, il faut avoir de l’argent ! C’est ça la question des trappes à pauvreté. La pauvreté empêche l’accès à un emploi. L’allocation chômage, c’est ce qui permet de trouver du boulot, ça n’a jamais été l’obstacle à une recherche d’emploi.

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Cela pose aussi la question de ce que vous appelez les “emplois rebutants”. Que faire de ces métiers ? Sont-ils voués à être principalement occupés par des immigré·es avec ou sans papiers car des secteurs disent avoir du mal à recruter “des Français·es” qui désertent ces postes ?

L’hôtellerie/restauration et l’aide à la personne sont des secteurs où il y a un turnover important et très peu de collectifs de travail. Difficile alors d’être en capacité de se battre, de contester les conditions de travail et d’avoir une vraie réflexion avec les employeurs. Après, il y a des politiques publiques d’encouragement aux emplois pénibles, notamment avec les exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires. Cela veut dire que moins vous payez quelqu’un, plus vous y gagnez quand vous êtes employeur parce que la réduction Fillon encourage à maintenir les gens à un salaire faible (la réduction générale des cotisations patronales concerne les salaires qui ne dépassent pas 2696,32 euros, ndlr).

« Plutôt que de taper du poing sur la table pour rétablir des conditions vivables, la solution de facilité c’est de faire venir des travailleurs du Maghreb. » - Hadrien Clouet, sociologue du travail et député NUPES

On voit également une dérégulation des contrats de travail. Le CDI comme norme de relation de travail s’est largement estompé ce qui a créé les conditions d’une précarisation de masse. La France n’hésite pas à faire des accords avec des États étrangers pour importer des salariés dès lors qu’un secteur est jugé rebutant. Plutôt que de taper du poing sur la table pour rétablir des conditions vivables, la solution de facilité c’est de faire venir des travailleurs du Maghreb. On leur propose un travail dans des conditions qui permettent de maintenir l’emploi dégradé. Le problème c’est qu’ils sont jetés contre des travailleurs qui sont déjà ici, dont une partie sont déjà étrangers. En faisant cela, l’État empêche toute amélioration des conditions de travail.

Selon vous, les discours sur les emplois non pourvus serviraient à justifier un programme politique libéral. À quoi sert de présenter les chômeur·euses comme des “parasites” ?

Un des objectifs est de couper dans l’assurance chômage. Il y a une tentative massive depuis plusieurs années de récupérer l’argent de la protection sociale pour l’État. Stigmatiser les chômeurs permet aussi de faire des économies générales. On sait qu’un chômeur stigmatisé est un chômeur qui ne va pas demander ses droits. On en a eu la preuve récemment avec la publication du rapport sur le non recours aux droits à l’assurance chômage. Entre 25% et 42% des ayants droit ne recourent pas à l’assurance chômage (entre 390 000 et 690 000 “non-recourants“ chaque année, ndlr). Ensuite, dire que les chômeurs sont des “parasites”, c’est dire que le problème viendrait de leur comportement. Cela signifie que le problème ne viendrait pas des institutions, des niveaux de salaire et du type de contrat. En détournant l’attention sur la motivation des chômeurs, on met de la contrainte sur eux.

D’après une étude de Pôle Emploi, environ 6% des offres d’emploi sont restées vacantes entre juin et septembre 2021 et “les employeurs ayant renoncé à leur recrutement faute de candidats ont bien reçu des candidatures”. On pourrait dire que les employeur·euse·s ne font pas d’efforts pour recruter… Faut-il mettre de la contrainte sur eux/elles ?

Ce qui leur importe, c’est finalement moins de pourvoir l’emploi que d’avoir une main d’œuvre docile et disciplinée. Pour ce qui est des contraintes, on a le SMIC et sur les modes de contrats, on peut tout à fait resserrer les conditions dans lesquelles un contrat précaire est signé. Mais l’assurance chômage reste la meilleure protection contre un emploi précaire. Pour contraindre les employeurs à recruter, il y a deux modalités historiques qui jouent ce rôle. La première, c’est le soutien aux formes de l’économie sociale et solidaire. On y trouve des employeurs qui n’ont pas les mêmes raisonnements que les employeurs capitalistes ordinaires. C’est une opportunité pour des personnes qui sont maintenues en dehors des circuits de recrutement ordinaire parce qu’elles sont vues comme n’ayant pas les bonnes compétences. La deuxième, c’est le secteur public qui a longtemps été le moyen d’exercer une contrainte sur le patronat. Quand ce dernier n’embauchait pas, le secteur public embauchait et les employeurs devaient courir derrière pour maintenir le même niveau de recrutement. Mais ce sont des dimensions qui ont été perdues depuis quelques années…

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Tous ces discours ressurgissent en parallèle des discussions récentes sur la réforme de l’assurance-chômage. Les discours sur les emplois non pourvus servent-ils à légitimer cette réforme ?

Ces discours servent à légitimer des réformes à caractère libéral, notamment cette réforme de l’assurance chômage qui a deux dimensions. La première, c’est l’étatisation intégrale et définitive de l’assurance chômage qui va passer sous le contrôle de l’État. Le gouvernement se réserve le droit d’écrire la prochaine convention d’assurance chômage, évinçant ainsi les partenaires sociaux, donc les syndicats et le patronat. La deuxième, c’est qu’il s’agit de dire que l’existence d’emplois non pourvus serait une preuve que les syndicats et le patronat seraient trop laxistes envers les chômeurs. L’État veut montrer qu’il peut être plus dur qu’eux. L’objectif politique, c’est la modulation des droits du chômeur. Sauf que moduler un droit, c’est juste le remplacer par une “aumône” sous conditions hypothétiques. Selon la conjoncture économique, on va assister à une variation des droits des chômeurs à la hausse ou à la baisse. En tant que chômeur, vos droits seront indexés sur le fait que ça va mal !

Y a-t-il une solution pour rétablir la vérité dans les discours autour du marché du travail ?

Il faudrait des cours de SES niveau lycée obligatoire pour les dirigeants ! (rires) Ensuite, il faudrait faire oeuvre de pédagogie mais c’est ce que font déjà les syndicats en expliquant comment fonctionne le code du travail, les rapports de force sur le marché de l’emploi, etc. Les journalistes aussi peuvent contribuer à ce que l’on soit en capacité de réfléchir collectivement à cette question. Aussi, j’ai l’impression que la plupart des salariés sont au courant du fonctionnement du monde du travail. Simplement, faire de la pédagogie peut aider à mettre des mots sur des situations vécues pour pouvoir les comprendre. Cela aide à comprendre qu’une situation individuelle est en réalité plus que ça, elle est collective.

Article édité par Clémence Lesacq ; photos : Thomas Decamps pour WTTJ

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