Ecologie : Pourquoi les ingénieurs n'ont pas fini de « déserter »

12 juin 2023

6min

Ecologie : Pourquoi les ingénieurs n'ont pas fini de « déserter »
auteur.e
Gabrielle Trottmann

Journaliste Indépendante

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Un peu plus d’un an après le discours des étudiants d’AgroParisTech appelant à « déserter », certaines universités ont pris des mesures pour introduire l'écologie dans leurs programmes. Mais de nombreux·euses étudiantes, étudiants et ancien·nes élèves considèrent que les formations et le marché de l’emploi sont encore loin d’être à la hauteur de l’urgence climatique.

Diplômé de la prestigieuse école des Mines de Paris, Grégoire « n’a pas déserté sur un coup de tête », en 2019. Lors de ses études, il s’est donné le temps d’explorer différentes perspectives professionnelles. Mais après un premier stage en Inde, dans le secteur de l’éolien, un autre dans un cabinet de conseil parisien « avec de vraies valeurs » et une expérience dans une petite association promouvant le développement de l’économie circulaire, il « ne se voit toujours pas devenir ingénieur ». Une fois son diplôme en poche, il part faire du woofing, avant de s’installer avec un collectif qui pratique la permaculture, dans le Lot. C’est de là qu’il témoigne, le pépiement des oiseaux en arrière-plan.

Les stages, un premier aperçu de l’« envers du décor »

« Dans l’éolien, j’avais l’impression de contribuer au greenwashing des grands groupes, qui continuent de produire des énergies fossiles et ne développent des énergies renouvelables qu’à la marge », détaille Grégoire, désormais âgé de 28 ans. « Je voyais aussi l’envers du décor : les mauvaises conditions de travail en Inde, l’appropriation des terres paysannes pour produire de l’électricité… » Dans ses deux autres stages, il se sent moins en contradiction avec ses valeurs, mais est dégoûté par « la quête permanente de subvention auprès d’entreprises pas forcément vertueuses. » Surtout, il se sent à l’étroit, dans un univers qui ne lui correspond pas : « je suis beaucoup plus heureux de vivre à la campagne et de produire de la nourriture. »

Grégoire a nourri la critique de la voie professionnelle qu’il avait choisie « en suivant les mouvements sociaux, en lisant, et en fréquentant d’autres personnes » qui se posent les même questions que lui concernant l’avenir, alors que les rapports du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) s’accumulent, sans entraîner de transformation sociétale majeure.

À l’école des Mines, il rejoint l’association « Ingénieurs engagés », avant de se tourner vers le mouvement Extinction Rebellion. En 2018, « la répression policière qui s’abat sur les zadistes de Notre-Dame-Des-Landes », opposés à la construction d’un aéroport sur des terres agricoles, lui fait l’effet d’un électrochoc. C’est là qu’il bascule d’une écologie « des petits gestes » - ne pas manger de viande, réduire ses trajets en avion - à une « critique plus radicale de notre système productif et politique».

Des ingénieurs de plus en plus « politisés »…

Un parcours classique chez ceux qui franchissent le cap de la bifurcation écologique, à en croire le chercheur Antoine Bouzin. Cet ingénieur diplômé, doctorant en sociologie, s’emploie à qualifier et à quantifier le phénomène qui sévit chez ses anciens confrères.

Alors, les étudiants sont-ils de plus en plus nombreux à « déserter » ? À ce stade, difficile de répondre par l’affirmative. Des « déserteurs », il y en a eu de tout temps : « des personnes qui abandonnent leurs études pour devenir prêtre ou pour reprendre une ferme, cela n’a rien de nouveau ». En revanche, pour le chercheur, une chose est claire : « les ingénieurs n’ont jamais été aussi ouvertement politisés ».

Pour Antoine Bouzin, ce mouvement « inédit » va de pair avec la multiplication des associations et des collectifs « qui critiquent l’absence de prise en charge des questions sociales et environnementales des enseignements dans les grandes écoles et leurs débouchés professionnels, depuis le début des années 2010 : Ingénieurs Engagés, La Bascule, Together For Earth, Vous n’êtes pas seuls, Pour un réveil écologique… » énumère le doctorant au Centre Emile Durkheim (Université de Bordeaux). Créée en 1982, « l’association «Ingénieurs sans frontières » avait déjà posé un premier jalon », ajoute le chercheur : son objectif est de mettre la technique « au service d’un monde plus juste ».

… Et des remises de diplômes aux centaines de milliers de vues

En mai 2022, l’ « appel à déserter » des étudiants d’AgroParisTech a fait l’effet d’une bombe. Lors de leur remise de diplôme, vue plus de 965 000 fois sur Youtube, les huit jeunes diplômé·e·s dénoncent la formation à des « jobs destructeurs », « qui renforcent l’asservissement des agricultrices et des agriculteurs » en servant « les intérêts de quelques-uns ».

En 2018, Clément Choisne avait créé un précédent, avec sa vibrante prise de parole à Centrale Nantes : « alors que le GIEC pleure et que les êtres se meurent, je suis perdu, incapable de me reconnaître dans la promesse d’une vie de cadre supérieur, en rouage essentiel d’un système capitaliste de surconsommation », lançait-il, avant d’appeler les ingénieurs à adopter « une éthique » et son école à « devenir un laboratoire des techniques sobres et durables ». Une proposition à laquelle la direction de la prisée école d’ingénieurs a partiellement répondu : l’année dernière, une option « low-tech » a été inaugurée.

Option low-tech et formation à la transition écologique

Dans les écoles, la gronde est de plus en plus manifeste : en avril dernier, des étudiants de 12 grandes écoles, dont plusieurs cursus d’ingénieurs, se sont mobilisés le même jour contre le projet de méga-pipeline « Eacop » de TotalEnergies, en Tanzanie et en Ouganda, jugé « climaticide ».

L’association « Pour un réveil écologique » milite pour une réforme des institutions, avec des méthodes de lobbying éprouvées : classement des universités en fonction de leur engagement pour le climat, baromètre de la transition… À la rentrée 2022, l’association a mené une campagne pour visibiliser les rapports du GIEC dans les rues et les stations de métro, à Paris et à Lyon.

Depuis, le ministère de l’Enseignement supérieur a annoncé que tous les futurs diplômés du premier cycle universitaire devront suivre des formations à la transition écologique, « au plus tard en 2025 ». Un socle de compétences doit être défini au cours de l’année 2023.

« Les deux tiers de ma promotion sont partis travailler dans le privé… »

« Depuis quelques années, la plupart des écoles ont mis en place des formations plus ou moins conséquentes sur le changement climatique, mais le vrai chantier, c’est que l’ensemble des cours intègrent ces enjeux : le management, le marketing » commente Benoît Halgand, membre du collectif Pour un réveil écoIogique. « Il faut aussi former les enseignants, et répondre à la demande de sciences humaines et sociales, afin de sortir de la vision selon laquelle les techniques seraient neutres. »

Classe préparatoire scientifique, Polytechnique… Et ZAD. Après un parcours de premier de la classe, rien ne prédestinait Zoa, 27 ans, à déserter. Désormais, il se définit comme un « paysan-militant », sur le front de plusieurs luttes : d’abord, contre l’extension du Grand port maritime Nantes-Saint-Nazaire, au Carnet, puis contre le projet de réouverture d’une mine de charbon, à Lützerath, en Allemagne. Revenant sur son parcours, Zoa dénonce la sélection « élitiste » et des cours « où l’on essayait de nous apprendre à créer des start-up qu’on pourrait revendre cinq millions d’euros, subventionnant ainsi la fuite des cerveaux, alors que l’Etat nous verse un salaire pour étudier. Ça n’a pas raté, les deux tiers de ma promotion sont partis travailler dans le privé… »

« Les désertions devraient être beaucoup plus nombreuses »

Dans une longue « Lettre aux ingénieurs qui doutent », publiée aux éditions L’échappée, l’ancien ingénieur Olivier Lefebvre s’étonne que les désertions ne soient pas plus nombreuses. Âgé de 44 ans, lui-même a été spécialiste de l’automatisation des véhicules pendant plus de dix ans, avant de reprendre des études pour enseigner la philosophie de la technique… en école d’ingénieurs. Et pour lui, il y a urgence à les « aider à cesser de nuire », face à la crise climatique.

« La plupart des ingénieurs que j’ai rencontrés ne pensent pas comme Elon Musk », analyse-t-il. Et leur culture scientifique leur permet de comprendre les conclusions alarmantes des rapports du GIEC. Alors, qu’est-ce qui les empêche de sauter le pas ? Pour lui, ce n’est même pas le besoin de gagner sa vie : « souvent, il s’agit d’une fausse excuse, les ingénieurs ont pour la plupart de l’argent de côté, un héritage à anticiper, un ou une compagne avec une situation stable… »

Les vraies raisons résideraient plutôt dans « le mode de pensée calculatoire enseigné dans les écoles », le « rejet de ce qui vient du corps et des émotions, encouragé par le fait de sélectionner ceux qui sont capables d’abattre la charge de travail la plus importante, sans poser d’analyse sur le sens de leur action ». Enfin, après avoir passé des années à acquérir des compétences complexes en robotique ou en intelligence artificielle, « difficile de se dire que celles-ci ne servent peut-être à rien », poursuit-il.

Des collectifs pour se retrouver

Déserteuse, journaliste et youtubeuse à l’origine de la chaîne « Au Pays des alternatives », Victoria Berni-André estime que si le phénomène a fait couler beaucoup d’encre, il n’a pas toujours été bien analysé : « C’est important de marquer une différence entre les reconversions professionnelles, en général, et ce que nous revendiquons : une remise en question politique du marché du travail et du rôle de l’ingénieur dans la société, qui équivaut aujourd’hui à faire la guerre au vivant et aux territoires. » Le risque ? Voir « la perte de sens exprimée par de nombreux cadres récupérée » par des coachs et des entreprises spécialisées dans les bilans de compétences, en oubliant les aspirations à un nouveau modèle social et écologique.

Victoria fait partie des Desert’Heureuses. En septembre prochain, ce collectif organisera les premières « rencontres de la désertion », afin de « propager le mouvement », « sortir de l’entre-soi » et s’organiser pour « imaginer les manières d’habiter et de s’engager en dehors du travail salarié ».

L’occasion de jeter des ponts, sans promettre de trajectoire clé en main. « Quand on ne sait pas exactement où on veut aller, c’est important de multiplier les rencontres » conclut Grégoire d’un ton serein, depuis le Lot et ses terrains de permaculture. « Il faut s’autoriser à chercher, même si tout ne fonctionne pas du premier coup ! »

Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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