Factures salées et bureaux à 19 degrés : le tertiaire face à la crise énergétique

14 nov. 2022

8min

Factures salées et bureaux à 19 degrés : le tertiaire face à la crise énergétique
auteur.e
Etienne Brichet

Journaliste Modern Work @ Welcome to the Jungle

Cela fait désormais plusieurs mois que la France, à l’image du reste du monde, fait face à la grosse épine dans le pied qu’est la crise énergétique. Aggravée par l’invasion russe en Ukraine, cette crise a vu l’augmentation des tarifs du gaz, de l'électricité et du pétrole depuis la reprise économique mondiale à l’automne 2021. Si les particuliers doivent revoir leur organisation au quotidien, c’est aussi le cas des entreprises, encouragées par le gouvernement à adopter un plan de sobriété énergétique.

« On ne se rendait pas compte que l’énergie était une ressource rare et on ne pilotait pas sous cet angle là. Désormais, on va agir avec ce regard particulier, à la fois parce qu’il y a un enjeu économique mais aussi environnemental. » C’est de cette façon que Gaëlle Le Vu, responsable du plan de sobriété au sein de l’opérateur de télécommunications Orange, analyse la situation actuelle. Pour limiter la casse liée à la crise énergétique - et diminuer la consommation d’énergie de la France de 40% d’ici 2050 pour atteindre la neutralité carbone - le gouvernement incite fortement depuis quelques mois les entreprises à contribuer à l’effort, et présentait le 6 octobre dernier un plan de sobriété énergétique. À l’intérieur, quinze mesures spécifiques pour accompagner les professionnel·le·s dans cette transition. Parmi celles-ci : éteindre l’éclairage des bâtiments inoccupés, maintenir le chauffage à 19°C, remplacer le matériel énergivore, former les salarié·e·s aux écogestes, désigner un·e référent·e de la sobriété énergétique, ou encore prévoir une organisation en télétravail pour les situations d’urgence.

Face à la hausse du prix des énergies, les acteur·trices du secteur tertiaire sont bouleversé·es dans leur organisation. D’autant plus que l’incertitude plane sur les mois à venir : entre les potentielles coupures d’électricité cet hiver et la future augmentation des prix du gaz et de l’électricité de 15% en 2023 pour les ménages et les petites entreprises, anticiper l’avenir se fait désormais au jour le jour. Cette fin d’année mouvementée se place donc sous le signe de la “sobriété”.

« L’augmentation des prix d’énergie fait qu’on va être impacté »

« Nous prévoyons une augmentation de 33% de notre facture énergétique pour l’année 2022. » - Agathe Nougué, attachée de presse du groupe RATP.

Alors concrètement, qu’est-ce qui change pour les entreprises du secteur tertiaire ? Chez Orange, on mesure particulièrement cet impact. Et pour cause : l’électricité est une ressource plus que nécessaire au bon fonctionnement des activités : « Pour faire fonctionner nos réseaux, on a besoin de beaucoup d’électricité. La croissance des usages et le déploiement de la fibre fait qu’on a une pression à la hausse de nos besoins en énergie », rappelle Gaëlle Le Vu. Des craintes justifiées puisque la production d’électricité en France est à la baisse avec le parc nucléaire qui tourne au ralenti depuis plusieurs mois. La production nucléaire a ainsi baissé de 37,2% entre septembre 2021 et septembre 2022. « On l’a vu pendant la crise sanitaire, les réseaux télécoms sont une ressource stratégique pour le pays. Il n’est donc pas imaginable de les mettre sur off. L’augmentation des prix d’énergie fait qu’on va être impacté et cela va avoir des effets à la hausse sur les coûts. On est touché de plein fouet par ces problématiques », signale la directrice RSE.

Sans surprise, le secteur du transport est aussi touché. Dans le groupe RATP, acteur de transports urbains, les effets négatifs se font déjà ressentir : « Toutes énergies confondues, nous prévoyons une augmentation de 33% de notre facture énergétique pour l’année 2022 par rapport à l’année précédente », explique Agathe Nougué, attachée de presse du groupe RATP. L’entreprise se retrouve avec une facture énergétique d’environ 280 millions d’euros cette année alors qu’elle était de 179 millions d’euros en 2020. L’entreprise s’attend d’ailleurs à ce que sa facture d’électricité soit triplée en 2023. Et d’autres problèmes sont à prévoir énonce Luxisle Faubert, responsable marketing chez Soldo, une plateforme qui aide les entreprises dans la gestion de leurs dépenses. « Si, comme l’envisage le directeur du Centre de géopolitique de l’énergie et des matières premières, le prix venait à passer à 2,50€ le litre de gasoil, cette dépense deviendrait très préoccupante pour les entreprises, surtout celles dont le cœur de métier est lié aux déplacements et aux transports », alerte-t-elle.

« Les changements ne doivent pas être un one-shot »

Contrer ces impacts implique nécessairement des transformations en profondeur. Mais les entreprises sont-elles prêtes à s’adapter ? Pour Véronique Jolly, directrice générale adjointe du Groupe Matmut, les changements sont là : « La réduction de la durée d’éclairage quotidienne des enseignes des 480 agences sur le territoire français est déjà effective. En 2022 et 2023, les enseignes “bandeau” et “drapeau” seront remplacées par des enseignes sans éclairage, ni rétro éclairage », assure-t-elle. À cela s’ajoutent des mesures pour mieux contrôler le chauffage, l’éclairage, ou encore les impressions de masse. À la RATP, on cherche avant tout à modérer la consommation d’électricité et de gaz en s’associant au dispositif EcoWatt, sorte d’outil “météo de l’énergie”, du Réseau de Transport d’Électricité (RTE) et de la charte Ecogaz, l’objectif étant d’éviter les coupures cet hiver en cas de pic de consommation. Pour ses bâtiments, la RATP envisage de réduire de 20% leur consommation d’énergie d’ici fin 2024. Côté gares et stations, le groupe compte éteindre ses 950 panneaux publicitaires numériques en cas de signal EcoWatt rouge, en accord avec un décret publié le 18 octobre dans le Journal officiel. Chez Orange, on met aussi l’accent sur la gestion des éclairages et du numérique : « On travaille sur la performance énergétique de nos boutiques qui sont passées à 100% au LED. On a mis en place un système pour éteindre les vitrines trente minutes après la fermeture », explique Gaëlle Le Vu. « Il faut que ces changements ne soient pas un one-shot de cet hiver mais que cela devienne quelque chose de transformant », conclut-elle.

« Un couloir s’éclairera sur le passage d’une personne grâce aux capteurs de présence, mais un étage entier ne sera pas chauffé sur toute sa surface pour un seul collaborateur travaillant une demi-journée dans l’une des pièces. » - Eden Suire, directeur des ventes SEMEA chez le fournisseur de réseau IoT Wirepas.

Certaines entreprises font aussi appel à des expert·es en interne et en externe pour trouver des solutions. Parmi celles-ci, les bureaux d’études thermiques, qui proposent des audits énergétiques visant à vérifier la conformité d’un bâtiment vis-à-vis de la réglementation environnementale RE2020. Le but étant ensuite de réaliser une rénovation thermique. La tendance est également aux “energy manager” (ou “référents énergie”), des ingénieur·euse·s spécialisé·e·s dans la performance énergétique des bâtiments. Leur mission ? Optimiser les performances énergétiques des entreprises pour réduire les dépenses et maintenir le confort des salarié·e·s. Autre alternative : les “smart buildings” (ou “bâtiments intelligents”). Eden Suire, directeur des ventes SEMEA chez le fournisseur de réseau IoT Wirepas, voit cela comme une solution efficace sur le long terme : « Avec des capteurs installés aux endroits stratégiques du bâtiment, un couloir s’éclairera sur le passage d’une personne grâce aux capteurs de présence, mais un étage entier ne sera pas chauffé sur toute sa surface pour un seul collaborateur travaillant une demi-journée dans l’une des pièces », explique-t-il.

« On travaille quasiment dans une passoire thermique »

Au-delà des entreprises, ce sont aussi les salarié·es qui sont touché·es par cette crise et ses conséquences. Baisser le thermostat n’est pas une mesure qui fait l’unanimité. C’est ce qu’explique Jules, 26 ans, gestionnaire de sinistres dans une compagnie d’assurance : « L’entreprise a décidé de limiter le chauffage à 19 degrés en accord avec les directives gouvernementales, ce qui n’est pas au goût de tout le monde étant donné la mauvaise isolation des bureaux », confie-t-il. Même discours pour Sylvie, 44 ans, employée dans une mutuelle d’assurance : « Le chauffage ne fonctionne pas correctement et on a même eu des tracts de la CFDT en interne pour que la température soit réellement à 19 degrés alors qu’elle est sûrement en dessous. On travaille quasiment dans une passoire thermique », dénonce-t-elle.

Les impacts se font également ressentir avec l’intensification du recours au télétravail encouragée par le gouvernement. Nathalie Lazaric, directrice de recherche au CNRS à l’université Côte d’Azur, a expliqué récemment dans un article de Franceinfo que cette mesure allait plus aider les entreprises que les employé·es puisque le télétravail entraîne un « phénomène de report du coût des consommations d’énergie sur les ménages, qui paient la facture. » En octobre dernier, Julie, content manager dans une start-up, témoignait auprès de Welcome to the Jungle sur ce sujet, expliquant qu’elle allait davantage dans les bureaux de son entreprise pour « éviter que (ses) dépenses d’énergie explosent ». Une crainte qui semble justifiée d’après les propos de Stéphane Chatelin, directeur de l’association Négawatt, qui s’était également exprimé chez Franceinfo : « Les équipements informatiques sont les mêmes au bureau et à la maison, la dépense en chauffage va être à peu près la même puisqu’au lieu de chauffer le bureau, on chauffe le logement », souligne-t-il.

Quand les salarié·es doivent s’adapter à la crise

« Mes collègues en voiture ont l’impression d’être lésées. » - Sylvie, 44 ans, employée dans une mutuelle d’assurance.

Face à ces bouleversements, les salarié·e·s modifient leur quotidien. Pour Stéphanie qui peut difficilement se passer de sa voiture, il faut prévoir les difficultés liées à l’approvisionnement de carburant et/ou à son coût : « J’ai une quinzaine de kilomètres à faire en Île-de-France. Il me faudrait cinquante minutes en transports en commun et ça me prend vingt minutes en voiture », calcule-t-elle rapidement. « Je prends ma voiture uniquement pour aller au travail donc j’optimise mon parcours en allant faire mes courses juste après pour éviter de faire plusieurs trajets par exemple », poursuit l’employée de banque. Certain·e·s tentent d’autres alternatives, c’est ce qu’observe Sylvie : « J’ai des collègues qui ont dû se mettre au vélo électrique à cause de la pénurie et de la hausse des coûts de l’essence. On a un forfait mobilité durable de trois euros par jour qui encourage les modes de déplacement éco-citoyens. Mais mes collègues en voiture ont l’impression d’être lésées », explique-t-elle. Jules, quant à lui, se montre moins inquiet par rapport à cette problématique : « Les transports en commun sont déjà pris à 100% en charge par l’entreprise depuis plusieurs années. » Pas de voiture, donc pas de dépenses en carburant. Mais ce cas de figure n’est pas la norme, surtout dans les zones rurales mal desservies. D’autant plus que l’inflation risque de toucher certains abonnements dont le passe Navigo en Île-de-France.

Certaines adaptations pour les salarié·e·s viennent parfois des employeur·euse·s : « Les collaborateurs subissent les effets de ce contexte global. Compte tenu de l’inflation et de la crise énergétique, nous avons mis en place des mesures complémentaires aux négociations annuelles obligatoires. Dès la paie d’octobre, les collaborateurs ont ainsi reçu une prime exceptionnelle d’un montant de 900 euros », développe Véronique Joly. Des mesures que l’on retrouve également à la RATP : « L’entreprise a pris des mesures avec une augmentation générale de +2,2% dès le 1er juillet 2022, une prime de 300 euros pour les salaires inférieurs à 1,5 SMIC, soit 16 500 personnes, une prime de 200 euros pour les salaires compris entre 1,5 et 2 SMIC, soit 17 800 personnes », détaille Agathe Nougué.

« On a l’impression d’être une goutte d’eau »

« On nous culpabilise au sujet de la sobriété énergétique et en parallèle on trouve ça formidable de faire la coupe du monde de football au Qatar dans des stades climatisés. » - Stéphanie, employée de banque.

Toutes ces mesures sont-elles crédibles dans le contexte actuel ? Si certaines entreprises brandissent des objectifs de neutralité carbone à tout va, l’ONU rappelle que le manque de transparence est davantage un signe de greenwashing que de réel engagement. L’effet “mesurette” peut aussi favoriser la méfiance des salarié·e·s. Et c’est là que le bât blesse car ces derniers ont parfois du mal à croire au changement. Pour Sylvie, les messages sont contradictoires : « Est-ce qu’enlever l’eau chaude dans les toilettes va vraiment améliorer la situation ? Ça me paraît dérisoire quand je vois des entreprises qui n’éteignent pas leurs enseignes et leurs vitrines tard le soir, et que les illuminations de Noël sont déjà de sortie alors qu’on ne sait pas combien ça va consommer », s’agace-t-elle. De son côté, Stéphanie, malgré les engagements pris par l’entreprise bancaire qui l’emploie, reste partagée face à la situation actuelle : « Je veux bien faire des efforts mais si c’est pour ne pas arriver aux objectifs, on a l’impression d’être une goutte d’eau. On est dans du court terme parce qu’on veut des résultats immédiats. En plus, on nous culpabilise au sujet de la sobriété énergétique et en parallèle on trouve ça formidable de faire la coupe du monde de football au Qatar dans des stades climatisés. Les discours sont paradoxaux. »

Des doutes qui se retrouvent également chez les expert·e·s. Yamina Saheb, docteure en énergétique et membre du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), déclarait ainsi auprès de Franceinfo que la France pouvait « mieux faire » : « La France est le seul pays européen qui présente un plan de sobriété, c’est l’aspect positif, mais c’est dommage qu’elle ne profite pas de la crise pour mettre en place des changements structurels. Les mesures qui peuvent paraître inacceptables dans une situation normale, deviennent plus acceptables en cas de crise. Le gouvernement aurait dû saisir ce moment. » Même son de cloche pour Anne Bringault du Réseau action climat qui critique le manque de contraintes et de suivi sur le long terme de ces mesures, ne serait-ce que pour évaluer leur impact : « Il faudrait que (les) entreprises s’engagent à publier leurs résultats tous les six mois avec ce qu’elles ont fait et l’impact que ça a eu. » Un vœu encore pieux, malgré l’urgence et la complexité des objectifs.

Article édité par Clémence Lesacq ; photos : Thomas Decamps pour WTTJ

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