« L’entreprise ne peut pas garantir le bonheur de ses salariés »

26 juil. 2022

6min

« L’entreprise ne peut pas garantir le bonheur de ses salariés »
auteur.e
Paulina Jonquères d'Oriola

Journalist & Content Manager

Avec sa méthode « Yogist », Anne-Charlotte Vuccino milite pour une meilleure prise en compte du corps, grand oublié de la sphère travail. Une trajectoire professionnelle que notre entrepreneure-yogi a tracée dans le sillon d’un accident de la vie. Loin de faire l’apologie du « bonheur au travail », celle qui ne cache pas son côté « control freak » se livre sans fard dans notre portrait chinois.

Le moment déclic de votre vie ?

Octobre 2005. Je suis à l’hôpital depuis deux mois après m’être fait renverser par une moto lors d’un voyage humanitaire au Bénin. J’ai 20 ans et on me dit que l’on va me couper la jambe dans une semaine si mon état ne s’améliore pas. Et là, d’un coup, mon corps se met à combattre l’infection. Une réaction suffisante pour convaincre les médecins de ne pas pratiquer l’amputation. C’est là que j’ai découvert que le lien entre corps et esprit était bel et bien réel, moi qui n’avais abordé ce sujet que de manière théorique lors de mes études.

Avant de fonder Yogist, vous exerciez en cabinet de conseil. Quelle est alors la pire phrase qu’on vous ait dite au boulot ?

Un jour, alors que j’allais signer un contrat avec un client, et que j’avais mis une jolie jupe et un tailleur, mon patron m’a regardée de haut en bas et m’a dit : « C’est bien, je vois que tu as compris les enjeux ». J’ai vraiment eu l’impression d’être une vache qu’on emmenait au taureau. J’appréciais mon ancien patron mais clairement, il avait des progrès à faire.

Pour vous, le travail rime avec vocation ou mission ?

Les deux mon capitaine. J’ai toujours été une bosseuse. Dès mon plus jeune âge, j’aimais me lever à 7 h du matin pour aller à la bibliothèque. Cela s’est confirmé lors de ma classe prépa à Henri IV. À l’époque, je pensais qu’il était normal de se faire mal en travaillant. Aujourd’hui, tout a changé. Mon job est à la fois une vocation et une mission. Une mission puisque j’évangélise ma conception de la santé et du bien-être en entreprise à travers la méthode Yogist. D’ailleurs, notre manière d’intervenir est proche de celle d’un commando : nous débarquons par surprise dans les open space, et pratiquons une forme d’activisme pour convaincre. Mon travail est aussi une vocation, dans le sens où mon rapport avec celui-ci a clairement changé. Certes, je continue à beaucoup travailler, mais ce n’est pas un manager qui m’impose mes objectifs et évalue mes résultats. C’est moi qui crée mes propres KPIs et suis juge des progrès des personnes que je forme.

Ce qui donne du sens à vos journées ?

Outre le fait de pérenniser mon entreprise en faisant entrer du chiffre d’affaires, ce que j’aime le plus, c’est présenter ce que l’on fait à des personnes qui ne sont pas du tout réceptives à notre message. Dans les banques, les usines, ou encore dans des territoires étrangers où le discours que j’ai développé ne donne pas cette impression de vu et revu. En d’autres termes, mon message a d’autant plus de sens quand il n’est pas délivré à une élite déjà sensibilisée, celle qui pratique ses séances de yoga dans le Marais !

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La chose dont vous ne pouvez pas vous passer pour rester en équilibre ?

J’ai longtemps été une entrepreneure solo. Mais maintenant, je ne peux plus me passer de mon fiancé qui est devenu en quelque sorte mon balancier. Il y a des gens qui me gonflent, lui me dégonfle ! C’est un ancien champion du monde de natation. Depuis 3 ans, il m’a appris à voir l’entrepreneuriat d’une autre manière. Il m’a permis de calmer mon rapport à l’urgence. C’est vraiment lui le roi de la gestion du stress, pas moi.

Votre nature tend plutôt au lâcher prise ou à l’hyper contrôle ?

Clairement à l’hyper contrôle, sinon je n’aurais pas autant besoin du yoga. Par exemple, j’ai mis du temps à déléguer parce que je nourris de fortes exigences envers moi-même mais aussi envers les autres. J’ai du mal à me dire que telle ou telle chose n’est pas grave. C’est pour cela que Yogist m’aide autant. Et puis, avec le temps, je me suis rendu compte que cette difficulté à déléguer était aussi liée au fait que je n’avais pas recruté les bonnes personnes. Désormais, je m’entoure de professionnels expérimentés, de plus de 40 ou 50 ans, qui sont bien meilleurs que moi dans leur domaine.

Quelle est l’émotion qui vous gouverne le plus dans votre quotidien professionnel ?

L’excitation. Dans les tests de personnalité, je suis « rouge » ! J’ai toujours besoin d’aller explorer de nouveaux territoires. Chaque nouveau rendez-vous avec une personne que je ne connais pas est excitant car il faut monter au créneau, être à son meilleur.

Plutôt yoga chakra ou IA ?

IA ! La méthode Yogist est garantie sans chakras ! Cela fait 4 ans que je travaille sur un concept de garde du corps digital. Il ne s’agit pas d’IA à proprement parler, mais d’un chatbot qui invite les salariés à faire une pause. C’est notamment à travers ce dialogue artificiel que nous souhaitons encourager les gens à prendre soin d’eux.

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Plutôt présentiel ou distanciel ?

Personnellement, mes équipes sont en 100% télétravail, et nous nous retrouvons une fois par mois en présentiel. Le distanciel nous a permis d’accomplir notre mission en venant à la rescousse des équipes confinées. Lors du second confinement, nous avons battu tous nos records d’activité avec l’explosion des visios. Pour autant, je suis convaincue que pour sensibiliser les gens et les encourager à prendre soin d’eux, le présentiel demeure le meilleur outil.

Plutôt startup ou grand groupe ?

Les deux ! En ce qui concerne l’activité de Yogist, il est vrai que la population des grands groupes est souvent celle qui a le plus besoin de nous : elle y est plus âgée et la culture d’entreprise a souvent moins pris en compte les notions de bien-être au travail et d’expérience collaborateur. Mais on a aussi plein de contre-exemples dans les startups. Certaines ont une culture d’entreprise très « shiny » qui pousse les employés à aller toujours plus loin dans la performance.

La qualité de vie au travail (QVT), bullshit ou pilier de l’entreprise ?

C’est bullshit quand il s’agit d’un simple outil de communication brandi une fois par an, qu’il n’y a ni budget, ni équipe, ni action derrière. Il n’y a rien de pire que de communiquer là-dessus parce que l’on offre un massage par an à son équipe. Mais à l’inverse, il peut s’agir d’un vrai pilier quand la QVT fait partie intégrante de la stratégie RH, qu’il existe un référent au sein des équipes, et que des budgets sont alloués, permettant de mettre en place des actions pérennes.

Team « bien-être au travail » ou « bonheur en entreprise » ?

Team bien-être au travail. Je n’ai jamais prononcé les mots « bonheur en entreprise ». Pour moi, il ne peut s’agir en aucun cas d’une responsabilité de l’entreprise. Ce dont elle a la charge en revanche, c’est de mettre en place les bonnes conditions pour travailler, et un management qui fonctionne. Tous ceux qui disent que l’entreprise peut et doit garantir le bonheur de ses salariés se trompent et sont condamnés à être toujours déçus.

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Votre dernier geste pour vos collaborateurs ?

À chaque fois que l’on se retrouve en présentiel, nous avons toujours ce rituel de nous retrouver autour d’un verre en terrasse. J’aime prendre ce temps avec mes équipes. On a alors l’impression de ne plus être entre collègues mais avec des copains, même si je laisse toujours mes équipes seules en fin de soirée car je pense que le lien se tisse mieux entre elles si la patronne n’est pas dans les parages !

Et votre dernier geste pour vous bichonner en tant que dirigeante ?

Je parlerais plutôt de mon prochain geste qui va être d’aller me faire masser car je suis enceinte. Au démarrage de ma grossesse, je me suis souvent sentie entrepreneure avant d’être future maman. Il m’a semblé important d’essayer de rééquilibrer les choses et de mettre ces deux statuts au moins au même niveau.

Pour vous, l’entreprise de demain sera…

Décentralisée ! Lorsque j’ai lancé Yogist, j’étais en quelque sorte la nounou et l’esclave de mes salariés. Lors du premier confinement, j’ai perdu la presque totalité de mon chiffre d’affaires et j’ai dû licencier mes 15 employés. C’était très douloureux, mais cela a aussi été salvateur. Désormais, je m’autofinance et ne travaille qu’avec des freelances. Je crois beaucoup au remote et au freelancing avec des experts choisissant de travailler pour tel ou tel projet par mission et vocation, plutôt que simplement pour l’attrait de conditions de travail. Autrefois, je n’aurais jamais pu m’offrir une telle expertise avec des professionnels ultra séniors. Je suis heureuse de travailler avec des gens qui sont là avant tout pour ce qu’ils peuvent apporter à la boîte, plutôt que l’inverse. Je n’ai jamais connu une telle santé pour l’entreprise et une telle ambiance entre mes équipes !

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Article édité par Ariane Picoche, photos : Philippe Magoni pour WTTJ, retouches : Thomas Decamps