Ces communautés soutiennent les développeuses dans le monde masculin de la tech

07 jul 2020

10 min

Ces communautés soutiennent les développeuses dans le monde masculin de la tech
autor
Anne-Laure Civeyrac

Tech Editor @ WTTJ

Force est de constater que les femmes développeuses sont aujourd’hui en minorité en France et dans le monde. Une étude de l’INSEE de 2017 montrait que seulement 17% des postes en programmation et en développement informatique étaient occupés par des femmes en France. Plus en amont, dans les écoles d’informatiques, les chiffres étaient même plus bas sur l’année scolaire 2015-2016 : l’école Epitech comptait ainsi uniquement 4,6% de femmes. Au-delà des causes historiques qui expliquent comment le monde de la tech en est arrivé là, nous avons voulu faire témoigner des développeuses françaises sur les difficultés qu’elles rencontrent au quotidien et qui les empêchent parfois de trouver leur place dans ce monde codifié par et pour les hommes, ainsi que sur les solutions mises en place par ces communautés dans lesquelles elles se sont chacune investies qui aident les femmes à s’imposer dans le monde encore si masculin de la tech.

Un peu d’histoire

Commençons brièvement par rappeler comment le monde du développement informatique a été pris d’assaut par les hommes, alors que jusque dans les années 60, la programmation était encore considérée comme un métier féminin. Le magazine américain Cosmopolitan expliquait ainsi dans un article publié en 1967 que coder nécessitait avant tout de la patience, le souci du détail et une capacité à planifier, des qualités soi-disant plus naturelles chez les femmes. Grace Hopper (programmatrice de renom et inventeuse du premier compilateur, ndlr) comparait même dans cet article la programmation à la planification d’un dîner, une tâche ménagère fréquente des femmes à l’époque. Une vision du métier que l’on retrouve encore dans certains pays du monde comme la Malaisie, d’après l’informaticienne et enseignante-chercheuse à l’université de Genève Isabelle Collet.

Tout change à partir de la fin des années 70, entre autres à cause de la popularisation des ordinateurs personnels, qui rendent le métier de développeur de plus en plus stratégique. On assiste alors à la création de nouveaux stéréotypes dans les pays occidentaux : être un bon programmeur requerrait de savoir faire preuve d’abstraction et de logique, des qualités que l’on retrouverait plus chez les hommes. Le code est alors devenu masculin, excluant durablement les femmes, qui rencontrent encore aujourd’hui des difficultés pour intégrer ce monde.

Des barrières à l’entrée encore importantes

Des préjugés toujours très présents

Quand on évoque les problèmes d’inclusivité dans le monde de la tech, Agnès Crepet, lead technique chez Fairphone à Amsterdam et co-gérante de l’association Duchess France - qui vise à valoriser et promouvoir les femmes avec un profil technique - évoque très rapidement le mémo de James Damore. Un exemple récent et explicite qui montre que les préjugés envers les femmes sont encore bien ancrés dans les mentalités, en particulier chez certains ingénieurs masculins. Ce software engineer, employé à l’époque chez Google, avait critiqué la politique de diversité menée par l’entreprise en expliquant dans un mémo interne datant de 2017 que si les femmes étaient sous-représentées parmi les ingénieurs, c’était en raison de “différences biologiques” et non de sexisme. Licencié peu de temps après par l’entreprise américaine, il expliquera cependant sur le site Reddit avoir reçu, suite à la diffusion de ce mémo, des encouragements d’employés de Google travaillant, pour certains, toujours dans l’entreprise. Mais au-delà du fait divers, Agnès nous avoue avoir été elle-même témoin de comportements sexistes. « Alors que j’assistais à une conférence de développeurs à Lyon, j’ai vu des masculinistes faire des tweets dès qu’une fille montait sur scène, pour la critiquer en disant par exemple que son talk n’était pas intéressant ou qu’elle était grosse. »

Des cas de harcèlement remontés

Une anecdote qui fait écho aux nombreux témoignages de femmes développeuses que nous avons interrogées. Certaines rapportent avoir subi des remarques sexistes à répétition de la part de collègues masculins et s’être faites siffler parce qu’elles venaient en jupe au travail. Des remarques du type « si tu es là, c’est parce que tu es une femme » contribuent également à cette ambiance toxique qui empêchent les femmes de se sentir à leur place. La plupart des développeuses interrogées ont aussi entendu parler de cas de harcèlements qui auraient découragé des collègues de poursuivre leur carrière dans ce milieu. Des comportements accentués par le fait que les femmes se retrouveraient une fois embauchées souvent seules dans une équipe composée exclusivement d’hommes.

Des horaires peu inclusifs

Pour les femmes qui ont une vie de famille à gérer, l’une des difficultés supplémentaires est de pouvoir s’intégrer dans un monde dans lequel coder 80 heures par semaine est souvent présenté comme la norme et dans lequel les meetups, ces petits événements organisés entre développeurs, ont souvent lieu les soirs de semaine. « La gestion des enfants empêche certaines femmes d’assister aux meetups après le travail » explique Laïla Atrmouh, co-organisatrice de la communauté Ladies of Code à Paris, destinée à encourager les femmes à s’épanouir dans une carrière technique, et développeuse full stack chez Bureaux à partager. « C’est dommage que les partenaires ne prennent pas le relais parfois » ajoute-elle, « mais là, c’est un problème sociétal. »

Une culture informatique qui fait défaut

Enfin, les nombreuses femmes qui sont passées par un cursus de reconversion doivent également assumer un manque de culture informatique, face à des hommes qui ont commencé à bidouiller des ordinateurs depuis leur plus jeune âge. Si Laïla code depuis qu’elle est toute petite et maîtrise donc ces “références de l’Internet d’avant”, elle admet que « les femmes qui se reconvertissent peuvent se sentir à part au sein de leur équipe parce qu’elles n’ont pas les codes de la culture geek. »

Face à ces difficultés pour intégrer le monde des développeurs, les femmes avec lesquelles nous avons discuté ont choisi de se regrouper dans des communautés afin d’obtenir de l’aide.

Des communautés pour mettre en avant les femmes

Ne plus se sentir seule

« Tout a changé en avril 2014 avec un tweet. J’étais en train de suivre le live de la conférence Devoxx France sur Twitter et là je vois passer une photo d’un groupe de développeuses présentes à l’événement » témoigne Aurélie Vache, actuellement développeuse Cloud et DevOps chez Continental. « C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte que n’étais pas seule ! » Un sentiment fort pour Aurélie, alors développeuse Java depuis 9 ans, qui décide de rentrer en contact avec l’association Duchess pour leur proposer d’écrire des articles et de gérer leur blog. Elle y rencontre une communauté bienveillante, composée à grande majorité de femmes, dans laquelle elle se sent en confiance et valorisée, un ressenti qui change des communautés Java qu’elle avait l’habitude de fréquenter et qui étaient composées presque exclusivement d’hommes. « Quand j’arrivais à des meetups, je sentais tous les regards sur moi. Plusieurs fois, on m’a même demandé si je n’étais pas RH » explique Aurélie. Un an après cette rencontre décisive et l’aide de la communauté, elle saute le pas pour devenir speaker à des conférences de développeurs comme par exemple Devoxx France et Devfest Paris. « Les retours bienveillants des femmes de la communauté m’ont permis d’ouvrir les yeux sur ce que je valais » explique Aurélie.

Un environnement bienveillant

Une bienveillance qui se retrouve aussi dans les échanges sur les groupes Slack de ces communautés, comme Ladies of Code ou Duchess, qui permettent à des centaines voire des milliers de développeuses d’échanger virtuellement. Un safe space à l’abri des trolls où les développeuses n’ont pas peur d’aller lire les réponses à leurs questions, comme cela peut être le cas sur le très populaire forum d’entraide Stack Overflow par exemple. « Dans les groupes avec une majorité d’hommes, il y a plus de concurrence et les hommes sont beaucoup plus dans le jugement » explique Camille Regnault, qui s’est reconvertie en suivant une formation au Wagon.

Des sujets pas seulement techniques

Ces communautés permettent également d’aborder plus librement, lors de meetups ou de rencontres plus informelles, des sujets non techniques, rarement discutés dans les groupes composés en majorité d’hommes. « Ça m’a beaucoup aidé que des développeuses m’expliquent ce par quoi elles étaient passées et les signaux qu’il fallait identifier en entretien pour bien choisir son premier stage. Ça m’a également permis d’avoir des informations sur la fourchette de salaire à laquelle je pouvais prétendre, de discuter librement de harcèlement et de comment gérer le fait d’être la seule fille de mon équipe » explique Anne-Laure de Boissieu, une développeuse PHP/Symfony reconvertie après des expériences professionnelles en référencement naturel, qui a rencontré la communauté Duchess pour la première fois à l’occasion d’un apéro à Lyon.

Une aide pour évoluer professionnellement

Enfin, ces groupes sont l’occasion pour les femmes de se créer un réseau professionnel et de rencontrer des role models ou des marraines. Des rencontres clefs pour ces femmes développeuses qui peuvent s’appuyer sur celles qui ont réussi à se faire une place dans le monde tech, mais aussi l’opportunité de trouver un emploi. Morgane Flauder a ainsi trouvé son job actuel chez Alan lors d’un meetup de Ladies of Code hébergé par l’entreprise. « J’ai discuté avec une ingénieure d’Alan à la fin de sa présentation, ce qui m’a permis de rentrer en contact avec l’entreprise » explique Morgane, qui est aussi co-organisatrice au sein de la communauté.

Une aide précieuse de la part de ces communautés qui aident non seulement les développeuses à obtenir leur premier poste, mais également à ne pas se décourager face aux difficultés rencontrées une fois en entreprise.

Un taux d’abandon élevé

Un manque d’accompagnement une fois en poste

Car une fois un poste de développeur décroché, de nombreuses femmes abandonnent le métier au bout de 2 ou 3 ans. « C’est un milieu très masculin et il est très difficile de se faire entendre en tant que femme, d’autant plus quand on est jeune et débutante » explique Cindy Liwenge, actuellement développeuse freelance. Si certaines entreprises sont de bonne volonté et multiplient les initiatives pour attirer des profils différents, pour Cindy, cela n’est la plupart du temps pas suffisant et les femmes déchantent souvent une fois en poste. « Pour que ça fonctionne vraiment, il faut dédier des ressources à l’intégration de ces profils et créer les conditions pour qu’ils se sentent à l’aise. Sinon, c’est juste un discours de façade ! » Après un parcours de reconversion réalisé entre autres grâce un bootcamp de 5 mois à la Wild Code School, Cindy a eu plusieurs expériences professionnelles en tant que développeuse et n’a pas hésité à quitter les postes où elle ne se sentait pas à sa place, personnellement ou professionnellement. « En réunion on me coupait la parole et on ne me prenait pas au sérieux. Du coup sur un poste précédent, j’ai eu envie de démissionner au bout de 3 semaines seulement, ce n’est pas normal » raconte-elle.

Des tâches non techniques proposées aux femmes

Les femmes développeuses en poste sont également souvent sollicitées pour réaliser des tâches non techniques comme la prise de notes ou l’envoi d’e-mails, ce qui tend à les éloigner du code. À cause de cela, de nombreuses femmes se reconvertissent sur des postes toujours liés au développement mais moins techniques comme scrum master ou product owner. Morgane s’est elle-même laissée tenter dans le passé par un poste de support technique qu’on lui avait proposé car elle possédait les qualités humaines requises. « Est-ce qu’on aurait proposé ce poste à un homme développeur ? Je n’en suis pas sûr ! Et au final ça ne me convenait pas du tout, car ce que j’aime dans la programmation, c’est d’être concentrée sur une tâche complexe techniquement et là je n’arrêtais pas de me faire interrompre. »

Même si des avancées existent

Il est important de noter que certaines femmes développeuses que nous avons pu interroger ont aussi eu des expériences réussies au sein de leur entreprise. Si elles reconnaissent le besoin d’agir durablement pour améliorer la légitimité des développeuses en poste, elles ont pu trouver leur place dans des environnements accueillants et adaptés comme Anne Champenaud, une ancienne commerciale dans l’immobilier qui travaille aujourd’hui en tant que développeuse Symfony junior au Muséum National d’Histoire Naturelle, qui s’est sentie à l’aise dès l’entretien d’embauche, ou Morgane qui n’a jamais eu à faire avec une ambiance toxique lors de ses différentes expériences professionnelles. Un signe que des avancées existent même si toutes les femmes interrogées s’accordent à dire qu’il est nécessaire de mettre en place des mesures complémentaires pour faire changer durablement les choses dans toutes les entreprises.

Des solutions durables à mettre en place

Des interventions dès le collège

Mais que faire pour améliorer durablement la place des femmes dans le milieu de la programmation ? « Il faut intervenir au collège, sinon c’est trop tard ! » explique Aurélie, qui a réalisé des interventions en collèges avec les structures Duchess et Elles Bougent. « On explique aux filles lors de ces interventions qu’elles peuvent devenir développeuses si elles le veulent. Le code n’a pas de sexe ! »

Un rôle à jouer de la part des conférences

Pour Cindy, les conférences ont également un rôle important à jouer dans l’intégration des femmes développeuses en entreprises. « Si les gens s’habituent à voir des développeuses sur scène, ils se poseront moins de questions quand ils auront une collègue de sexe féminin. Ils se demanderont moins s’ils peuvent lui faire confiance, parce que deux jours plus tôt, ils auront vu une femme faire une présentation géniale sur les bases de données. » Un message entendu par certaines conférences comme dotJS qui vont s’appliquer à mettre autant que possible en avant des femmes sur scène, même si le speaker type dans ce type de conférences resterait encore trop souvent un homme cis blanc et jeune. Ou encore par MiXiT qui essaye de résoudre le manque de diversité au niveau du genre, de l’âge ou encore des origines des intervenants lors de leurs conférences. Mais des initiatives individuelles peuvent aussi changer les choses. Ce problème de représentativité, Cindy l’a elle-même pris à bras le corps. Elle réalise à présent du mentoring, via Ladies of Code entre autres, pour encourager les femmes à devenir speakers, en les aidant à envoyer leur candidature aux conférences et à préparer leur talk.

Une culture de l’écrit qui peut aider

Morgane a également remarqué que certaines organisations plus portées sur une culture de l’écrit que de l’oral pouvaient contribuer à une meilleure intégration des femmes développeuses, qui ont souvent du mal à se faire entendre. « Chez Alan, il y a une structure horizontale sans managers et la culture de l’écrit y est très forte. Nous n’avons presque pas de réunion, on utilise directement GitHub pour discuter des sujets. Ca empêche les plus bruyants de monopoliser la parole. Moi qui ai habituellement du mal à prendre la parole en réunion et à répondre aux questions directement, je suis plus à l’aise dans cette configuration et j’arrive mieux à me faire entendre. »

La création de ressources pour enseigner la culture informatique

Une autre solution est de former les femmes à cette culture geek et informatique qui leur fait souvent défaut, les développeuses étant nombreuses à s’être reconverties sur le tard. C’est le projet de Elisabeth Fainstein, actuellement développeuse chez Apside qui, grâce à des expériences professionnelles dans le monde de l’édition scientifique et de la formation, s’est vite rendu compte qu’il existait un manque de ressources simples, claires et visuelles concernant la culture de l’informatique. Avec la plateforme Electronic Tales, qu’elle a co-créé, Elisabeth souhaite permettre aux femmes de rattraper leur retard culturel et ainsi contribuer à leur meilleure intégration au sein des équipes techniques.

La mise en place de quotas

Et quid de la mise en place de quotas ? Une autre solution qui pourrait durablement améliorer le pourcentage de femmes dans les métiers de la programmation mais qui pourrait également renforcer à court terme le sentiment d’imposture que ressentent déjà certaines femmes et le rejet de leurs homologues masculins.

Alors non, rien n’est encore gagné. Malgré les efforts et les bonnes volontés, il reste encore beaucoup à faire pour rendre le milieu de la programmation accessible à tous ceux qui souhaitent y travailler. Et cela vaut aussi pour toutes les autres formes de diversités pour lesquelles des structures telles que QueerJS, qui organise des meetups JavaScript mettant en avant des speakers queer, luttent. Agnès, qui travaille aux Pays-Bas depuis plus d’un an et demi, et qui est développeuse depuis près de vingt ans, admet aussi que les avancées sont différentes en fonction des pays. « Le fait d’être grosse, vieille, femme, homo, ici tout le monde s’en fiche. Les Néerlandais ont un autre rapport au sexisme, et ça fait beaucoup de bien ! C’est beaucoup plus facile pour moi de travailler ici qu’en France. » On espère que l’on pourra en dire autant lorsqu’on mettra à jour cet article en 2030 !

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Photo d’illustration by WTTJ