La semaine de 4 jours : un nouveau pas vers trop d’individualisation ?

27. 2. 2024

8 min.

La semaine de 4 jours : un nouveau pas vers trop d’individualisation ?
autor
Clémence Lesacq Gosset

Editorial Manager - Modern Work @ Welcome to the Jungle

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À force de vouloir toujours plus adapter notre vie pro à notre vie perso, sommes-nous devenus des salariés trop gâtés, au risque de voir se déliter nos liens avec l’entreprise et l’entreprise elle-même ? La semaine de 4 jours est-elle le dernier cheval de Troie de cette individualisation à marche forcée ? Entretien avec Sarah Proust, experte associée à la Fondation Jean Jaurès et fondatrice du cabinet de conseil Selkis.


Dans une note que vous avez rédigée pour la Fondation Jean Jaurès, vous pointez du doigt que la semaine de 4 jours risque de nous « individualiser » au travail. Pourquoi ?

Ce n’est pas la semaine de quatre jours en soi qui individualise, mais plutôt la manière et les raisons pour lesquelles elle est mise en place dans les entreprises. En vérité, la mesure n’est pas nouvelle, mais elle a émergé de nouveau au moment du débat sur la réforme des retraites. Et à ce moment-là, elle a été présentée comme une forme de compensation aux conditions de travail pour ceux qui ne peuvent pas télétravailler, ceux qui vont devoir travailler plus longtemps, etc. Et cette idée est restée. La semaine de 4 jours n’est donc aujourd’hui pas une mesure pensée pour l’ensemble des salariés, mais une mesure élaborée « pour certains ». Le risque que je pointe c’est qu’elle puisse figer le corps social d’une organisation publique ou privée en différents segments : ceux qui télétravaillent, ceux qui sont à la semaine de quatre jours, ceux qui sont éligibles à l’une ou l’autre de ces mesures mais ne la souhaitent pas et ceux qui ne sont éligibles à aucune de ces mesures.

Le risque, c’est donc de voir des organisations du travail qui seraient la somme d’organisations individuelles. Or je pense que le travail doit exactement fonctionner à l’inverse, c’est-à-dire se demander avant tout : qu’est-ce qui est commun à tous ? Et ensuite voir ce qui peut être individualisé.

« L’idée du collectif ce n’est pas “1 + 1 + 1” mais comment, ensemble, on produit une œuvre commune qui nous dépasse » - Sarah Proust, experte associée à la Fondation Jean Jaurès

Vous écrivez qu’un collectif « ne peut être l’addition des individus ». Quels seraient les risques pour une entreprise qui ne ferait plus commun ?

Le risque, ce serait que les salariés entretiennent une relation de freelance avec leur entreprise : qu’ils viennent faire leur travail sans être attachés à leur équipe, à l’organisation. Je pense que cela entrave ce qu’est l’essence même du travail, à savoir une œuvre collective. L’idée du collectif ce n’est pas « 1 + 1 + 1 » mais comment, ensemble, on produit une œuvre commune qui nous dépasse. Le travail, ce n’est pas être seul avec sa contribution dans son bureau : celle-ci s’ajoute à la contribution d’un deuxième, d’un troisième, au regard de la stratégie d’un quatrième, etc. La vraie question c’est celle de notre sociabilisation en tant qu’humain, des espaces conjoints, disjoints, de nos créativités et apports différents, qui nourrissent l’œuvre collective. Je pense qu’une organisation est moins performante et le travail moins intéressant quand on est dans une organisation qui est la somme de productions individuelles plutôt que dans une capacité à faire commun.

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L’autre problème que vous soulevez, c’est la difficulté à définir aujourd’hui cette semaine de 4 jours, ce qui la rend encore plus plurielle. Pour certains c’est forcément une semaine réduite à 32h, pour d’autres une semaine où les 35 ou 39 heures sont ramassées sur quatre jours…

À l’origine, dans les années 90, la semaine de quatre jours était associée à l’idée d’une semaine de 32 heures. Mais celle qui a ré émergé dans le débat public récemment correspond à une semaine de quatre jours sans réduction du temps de travail. C’est d’ailleurs ce modèle que Gabriel Attal a mis en avant lors de l’expérimentation de l’URSAFF de Picardie en février 2023, ou encore lors de son discours de politique générale en demandant aux ministères de faire « le test de la semaine de 4 jours ».

Faudrait-il alors trancher une bonne fois pour toute sur sa définition ?

Oui ! En octobre dernier, j’étais auditionnée sur le sujet devant le Conseil économique et social et j’expliquais que nous avons besoin aujourd’hui qu’une institution choisisse un terme commun. Il faut arrêter avec cette confusion, ou à tout le moins parler des semaines de quatre jours, au pluriel. Et pour commencer, il faudrait faire la distinction entre une semaine de quatre jours et une semaine en quatre jours.
Mais surtout, derrière la terminologie il faut parler « d’organisation du travail ». Parce que par exemple, une des entreprises que j’ai accompagnée sur la semaine de quatre jours, après de longs débats, a finalement tranché pour… une semaine de quatre jours et demi ! Dans cette entreprise, tout le monde travaille le même volume horaire qu’avant, mais l’entreprise ferme le vendredi après-midi. Cette organisation là, elle a été choisie parce qu’elle correspondait le mieux au changement voulu par le plus grand nombre. Cet exemple est vraiment imprégné de la réalité de l’entreprise, de sa culture de travail.
Maintenant, c’est à chaque organisation d’expérimenter. Nous avons désormais le recul grâce aux expériences islandaises, britanniques, il faut donc parler ou bien « d’organisation du travail » si c’est à volume constant, ou bien d’une « semaine de 4 jours » si c’est avec réduction du temps de travail.

« Un salarié est évidemment d’abord un individu et ne doit pas être mis en difficulté dans sa vie personnelle par l’organisation du travail. » - Sarah Proust, experte associée à la Fondation Jean Jaurès

Vous expliquez que la semaine de quatre jours n’est pas forcément à l’échelle d’une semaine justement. Quels sont les différents modèles que vous avez pu rencontrer ? Certains fonctionnent-ils mieux que d’autres ?

Un modèle fonctionne lorsqu’une organisation commence par se poser la question du « pourquoi ? » Qu’est-ce qu’on chercherait à obtenir ? Quelle est l’intention derrière cette volonté de changer l’organisation du travail ? C’est primordial parce que c’est ça qui va ensuite guider l’ensemble de la réflexion. Cela peut être pour un meilleur équilibre de vie, pour une réflexion écologique, pour des questions de surcharge de travail… En fonction de la raison de départ, on n’aura pas la même modalité de mise en place de la semaine de quatre jours. Ensuite, il faut s’adapter à l’organisation, à ses missions, à ses contraintes etc.

Dans le public par exemple, une semaine de quatre jours qui propose le même jour off à tous ses agents ne fonctionne pas parce qu’il faut assurer la continuité du service public. Alors que dans une PME, fermer le vendredi peut permettre de faire des économies d’énergie. D’autres entreprises vont faire le choix du binômage pour assurer le suivi des dossiers, et d’autres encore le choix de la saisonnalité. Une grande entreprise de 9 000 personnes a par exemple mis en place un forfait annuel à respecter, qui prévoit en moyenne de travailler 37h20 par semaine sur l’année.
Il existe donc beaucoup de modèles, qui in fine vont tous vers plus d’autonomie, plus de responsabilisation, et ça, je trouve ça très bien à partir du moment où l’on conserve du commun.

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Outre la semaine de quatre jours et le télétravail, d’autres critères individuels sont venus bouleverser les organisations ces dernières années. Elles doivent s’adapter davantage aux situations de parentalité, ou d’aidance… Ne doit-on pas s’en réjouir ?

Lorsque les entreprises ont commencé à se pencher sur l’individualisation du travail, ça a évidemment été une bonne chose. Il y a d’abord eu tout ce qui concerne la médecine du travail - avec les sujets de handicap par exemple - et ensuite les sujets intra familiaux que vous mentionnez, et qui sont bien sûr totalement légitimes ! Un salarié est évidemment d’abord un individu et ne doit pas être mis en difficulté dans sa vie personnelle par l’organisation du travail. Néanmoins, ce que je constate c’est qu’au-delà de certains sujets primordiaux, il y en a d’autres qui sont de l’ordre du choix du salarié : « moi j’aimerais faire ci », « moi j’aimerais faire ça », avec des managers qui se retrouvent à ne plus savoir comment arbitrer entre ces souhaits. Encore une fois, c’est le socle du commun qui devrait primer.
En Espagne, on trouve beaucoup d’entreprises où les jours de télétravail sont obligatoirement les mêmes entre équipes, afin de ne pas voir se disloquer les collectifs de travail. Cela oblige donc les managers à imposer ces jours, au regard de ce qui convient le mieux à tout le monde, pour le fonctionnement même de l’équipe.

Choisir de mettre en place la semaine de 4 jours peut-il se faire pour de mauvaises raisons ?

Non, il n’y a pas de « mauvaise raison », mais ce sont ses applications qui parfois ne sont pas les bonnes car elles ne correspondent pas à la réalité du travail. Et d’ailleurs, dans ces cas-là, les organisations s’en rendent compte d’elles-même ! Pour revenir sur l’exemple désormais connu de l’URSAFF de Picardie, l’histoire a montré que la proposition avait eu très peu de succès car les personnes concernées étaient majoritairement des femmes avec enfants. La volonté, c’était un meilleur équilibre de vie, mais si ces femmes avaient accepté la semaine de quatre jours telle qu’elle était proposée, elles auraient travaillé plus tard, n’auraient pas pu aller chercher leurs enfants le soir, et n’avaient pas forcément les moyens de payer une nounou quatre soirs par semaine… L’intention était bonne mais son mode d’application ne correspondait pas à la vie des agents.

« En fait, ils n’ont pas de pouvoirs de décision : sur les salaires, sur la carrière, sur les primes… Or c’est quand même ça qui fonde une relation hiérarchique. Sinon, ce n’est que de l’animation du travail. » - Sarah Proust, experte associée à la Fondation Jean Jaurès

Si on l’adapte, la semaine de quatre jours peut donc être applicable partout ?

Avec réduction du temps de travail, c’est-à-dire une semaine de 32 heures, cela me paraît réalisable. C’est d’ailleurs ce que montre le résultat de l’étude du Think Tank Autonomy sur le bilan du test au Royaume-Uni. En revanche, en conservant 37 ou 39 heures, cela me paraît injouable. Comment voulez-vous faire pour les familles monoparentales par exemple - sauf à augmenter les salaires, mais c’est un autre sujet.
C’est pour cela qu’il est intéressant de réfléchir partout au socle et aux briques de l’organisation : qu’est-ce qui est possible pour tout le monde et qu’est-ce qui est lié aux situations individuelles. Sur ces questions, les entreprises sont à la fois pleines de possibilités de décider et tout à la fois responsables de l’égalité entre les salariés.

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Vous décrivez la situation délicate des managers, devenus des « arbitres » de telle ou telle situation de vie personnelle. Qu’en pensent les premiers concernés ? N’est-ce pas une des raisons de la crise actuelle du management ?

Je crois qu’il y a deux raisons au fait que les jeunes, par exemple, veulent moins prendre de responsabilités managériales. La première, vous venez de le dire, c’est qu’ils se retrouvent à arbitrer des situations personnelles, sans réelle ligne objective pour trancher. La deuxième, c’est qu’aujourd’hui les managers ont des fonctions hiérarchiques mais pas les outils de la relation de pouvoir. En fait, ils n’ont pas de pouvoirs de décision : sur les salaires, sur la carrière, sur les primes… Or c’est quand même ça qui fonde une relation hiérarchique. Sinon, ce n’est que de l’animation du travail.

« Cet alignement et cette cohérence entre les missions, le management, les espaces et les outils permet de créer le commun » - Sarah Proust, experte associée à la Fondation Jean Jaurès

Dans la notion d’individualisation - à travers la semaine de 4 jours notamment - vous n’évoquez pas notre rapport délité aux syndicats, et le possible affaiblissement des combats collectifs. Pourquoi ?

J’ai déjà beaucoup évoqué ce sujet dans mon livre sur le télétravail. Ce que je pointais c’est qu’à mon sens le télétravail agit un peu comme un sucre rapide : les travailleurs y ont vu les effets bénéfiques à court terme mais pas les inconvénients à long terme. Pour les grandes centrales syndicales ça a été difficile de freiner cet engouement, ou au moins de porter une réflexion critique, et c’est important qu’on l’ait aujourd’hui.

Une fois les risques pointés de l’individualisation, comment repenser concrètement le commun ? Faire corps ne s’ordonne pas…

Cela commence par évoquer ces questions-là dans les organisations. Je regrette beaucoup que les lois Auroux, qui encouragent les groupes d’expression en interne, soient si peu employées dans les entreprises. Je pense qu’une organisation mature est capable de laisser émerger des débats entre les salariés, pour trouver ce qui est commun ou pas. Ensuite, gage à l’entreprise d’utiliser les opportunités laissées par le Code du travail sur l’organisation du travail pour se dire : quelles sont nos missions, quelles sont les conditions managériales pour les remplir au mieux, dans quels espaces de travail peut-on réaliser cela et avec quels outils. Je pense que c’est cet alignement et cette cohérence entre les missions, le management, les espaces et les outils qui permet de créer le commun. En faisant cet exercice-là, une organisation renforce énormément ses collectifs de travail.


Entretien réalisé et rédigé par Clémence Lesacq
édité par Matthieu Amaré - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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