« Dans mon cerveau de boomeuse, l’attention à la planète n’est pas codée en dur »

Publié dans Humans at work

08 nov. 2021

4min

« Dans mon cerveau de boomeuse, l’attention à la planète n’est pas codée en dur »
auteur.e
Bénédicte Tilloy

DRH, ex-DG de SNCF Transilien, conférencière, professeure à Science-Po, autrice, cofondatrice de 10h32

HUMANS AT WORK - La carrière d’un DRH et/ou d'un dirigeant est jalonnée d'histoires et de rencontres. Notre experte du Lab Bénédicte Tilloy en sait quelque chose. Au cours de sa carrière, elle a recruté, managé et collaboré avec quelques milliers de salariés dans des écosystèmes divers et variés. Chaque mois, elle revient sur les scènes les plus marquantes de sa vie pro, ce qu'elles lui ont appris sur elle, les autres et le monde de l'entreprise. Cette fois, elle aborde la question de l'écologie avec un prisme intergénérationnel.

L’écologie, c’était pas mon rêve, mon rêve, c’était le progrès pour tous. Je me souviens, dans les années soixante, j’avais six ou sept ans, j’étais fière d’aller chercher le lait toute seule, chez l’épicier du coin de la rue. On avait un pot à lait en fer blanc tout cabossé avec un couvercle qui tenait avec une chaînette. En rentrant, il fallait le mettre à bouillir pour pouvoir le digérer. Quand on faisait les courses, on en profitait pour rapporter les bouteilles en verre consignées. On ne pouvait pas se servir des fruits et des légumes tous seuls, c’était l’épicier qui les pesait derrière son comptoir et parfois on découvrait en revenant à la maison qu’il y avait une pomme un peu avancée au fond du sac. Les fraises, c’était seulement en saison.

Et puis un jour, on a découvert les supermarchés. C’était très amusant de se promener le long des allées avec un chariot en métal qu’on pouvait remplir à sa guise, avec des produits bien rangés sur des étagères à perte de vue. On venait avec une liste, et on repartait avec bien plus d’articles, c’était tellement tentant de choisir des produits séduisants dont on n’avait pas forcément besoin. Faire les courses en famille avec un grand caddie, c’était presque mieux que de faire un tour de manège.

« C’était tellement tentant de choisir des produits séduisants dont on n’avait pas forcément besoin. »

Pour que les produits fassent envie par eux-mêmes, il a fallu les empaqueter dans de jolies bouteilles ou boîtes en plastique transparentes, elles-mêmes enchâssées dans des emballages chatoyants pendus à des crochets, à hauteur d’yeux, et surtout de désir. Même les bananes et les oranges ont fini par se faire emplastiquer dans des barquettes attrayantes faciles à attraper sur des linéaires, sans qu’il n’y ait désormais besoin de les peser.

Une époque et une vision du monde

Alors forcément, quand il s’est agi de choisir un métier, et avant cela des études, le marketing s’est imposé comme une évidence. Dans les années 80, savoir vendre et faire vendre était une belle carrière et je me voyais bien l’embrasser. On recrutait à tour de bras chez Procter et Gamble, Danone, l’Oréal, et Carrefour.

J’ai donc appris comment emballer en même temps « les ménagères de moins de cinquante ans » et les actionnaires des groupes multinationaux de consommation, ajoutant aux hydrocarbures du plastique les oxydes de carbone des transports : produire en Chine des produits bon marché, les emballer en Tunisie et les revendre ensuite à Paris. Un art, une aventure commerciale, un business. J’ai appris à découper la chaîne de valeurs en tout petits morceaux, c’était pratique, la production se déplaçait là où la main d’œuvre était la moins chère, et les transports permettaient de tout ré-assembler, presque sans efforts.

Fort heureusement, j’ai eu la chance de me passionner pour les transports, et de laisser les supermarchés pour les gares et le marketing de ce que l’on n’appelait pas encore le retail mais le commerce de détail, pour le TGV et les services de mobilité du quotidien. Il n’empêche, le mal était fait. Comme la grenouille qui se fait ébouillanter à petit feu, sans s’en rendre compte, j’ai trempé suffisamment dans l’eau d’abord froide puis progressivement bouillante du marketing de la consommation pour y être dans mon élément.

« Je ne sais pas facilement imaginer un monde sans croissance »

Je vois bien le problème aujourd’hui. Je comprends qu’il faut changer, que c’est même devenu urgent. Seulement, dans mon cerveau de boomeuse, l’attention à la planète n’est pas codée en dur, l’écologie n’était pas dans mes rêves, mes rêves à moi, c’étaient ceux de la croissance et du progrès, partagée par tous.
Ma conscience écologique est arrivée tardivement, ma tête a bien compris qu’on était au bout du modèle mais elle a longtemps lutté contre des réflexes bien ancrés. Et la vérité, c’est qu’elle cherche encore à concilier ses anciens paradigmes avec les nouveaux qui évidemment s’imposent aujourd’hui.

« Ma tête a bien compris qu’on était au bout du modèle mais elle a longtemps lutté contre des réflexes bien ancrés. »

Le problème, c’est que ça bugge. Je ne sais pas facilement imaginer un monde sans croissance. Et en même temps, je ne sais pas comment on peut continuer à croître sans changer de système. Pour réinventer un modèle soutenable, il faut commencer par déconstruire et désapprendre ce qui nous tenait jusque-là de certitude. Pour penser global et agir local, il faut revoir fondamentalement ses croyances économiques. La pandémie nous a aidé à l’envisager, nous avons touché du doigt qu’en plus de faire dépenser du CO2, faire produire nos produits de première nécessité à l’autre bout du monde nous exposait à de sévères risques de pénurie. Pour le faire rapidement, parce qu’il y a urgence, il faut aussi penser fractal et agir viral, c’est-à-dire imaginer un système qui fonctionne à grande échelle mais que chacun puisse appliquer au plus près de chez lui.

La morale RH de l’histoire : faire confiance à ceux qui savent et s’intéressent

Quand j’entends les plus jeunes en parler, je note qu’ils réfléchissent autrement, que leur quête de sens les conduit à faire d’autres arbitrages que ceux de ma génération.

C’est un peu difficile à avouer, mais compte tenu de l’urgence à s’occuper pour de vrai des questions du climat, le mieux est clairement de se ranger des voitures, et de laisser la place. Autant que ce soient les plus inspirés qui conduisent les affaires et qui prennent les décisions qui s’imposent.

Le temps est venu de faire confiance à leur capacité de réinvention et de leur donner les clés, dans l’entreprise notamment. À nous les DRH de repérer les jeunes leaders les plus talentueux, de s’assurer de leur engagement au service des enjeux écologiques, et de les préparer à accéder plus rapidement aux postes de pouvoir. Ils changeront plus vite les codes de l’entreprise. Ils feront d’autres arbitrages. Ils oseront remettre en cause ce dont nous n’avons pas su nous séparer : la culture de la croissance, quoiqu’il advienne.

La transformation du modèle de l’entreprise est en marche et va s’accélérer sous leur impulsion, ce n’est pas seulement un enjeu de marque employeur comme on l’entend beaucoup dire, c’est un enjeu de mutation sociétale, et donc de survie. Évidemment, nous sommes prêts à aider, si on nous le demande. Mais le premier des soutiens à leur cause, c’est de reconnaître que nous ne savons pas faire.

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Article édité par Héloïse De Montety, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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