Noémie Aubron : « Tout le monde peut utiliser le design fiction pour se projeter »

17 oct. 2022 - mis à jour le 17 oct. 2022

7min

Noémie Aubron : « Tout le monde peut utiliser le design fiction pour se projeter »
auteur.e
Samuel Durand Expert du Lab

Auteur et confériencier sur le futur du travail, spécialiste du sens et de la reconnaissance au travail

DEMAIN C’EST PAS SI LOIN - C’est la série d’articles qui tente d’explorer l’avenir du travail. Une série placée sous le signe de la rencontre, de la conversation, un format qui me plaît particulièrement et qui, il me semble, s’impose lorsque l’on tente de décrypter de quoi demain sera fait. Par définition, personne ne connaît le futur du travail, alors pour en dessiner les contours, il faudra interroger celles et ceux qui y réfléchissent également, et agréger leurs points de vue.

Pour ce quatrième épisode, j’ai choisi de m’intéresser à une méthodologie que j’aime beaucoup pour tenter de décrypter le futur : le design fiction. Je lis depuis plusieurs années Noémie Aubron, qui rédige chaque semaine de courts textes pour explorer l’avenir d’un métier, d’un secteur ou bien d’un comportement et nous embarque dans des récits captivants ! Alors, des questions plein la tête (Comment le design fiction peut-il nous aider à imaginer les futurs possibles ? Pouvons-nous tous utiliser la méthodologie ?) j’ai décidé de l’interviewer sur le sujet…

Noémie, est-ce qu’on peut démarrer cette conversation en définissant ce qu’est le design fiction ?

Le design fiction est une approche de prospective qui repose sur la définition et l’expérimentation d’un scénario, pour susciter des questionnements. Une personne qui fait du design fiction se demande face à un changement, quelles sont les tendances et les signaux faibles qui sont à l’œuvre.

Je considère le design fiction comme une entrée méthodologique. Ce qui m’intéresse c’est de rendre concrète cette myriade de tendances, de signaux faibles, de futurs, pour en faire des objets de conversation. Mon intention est de créer une discussion constructive qui ne démarre pas à partir d’un PowerPoint, d’un rapport ou d’un carnet de tendances, mais d’une conversation qui nous immerge dans un futur possible.

Parfois je dis que je fais de la sociologie du futur : c’est l’idée de projeter qui on est en tant qu’être humain avec nos peurs, nos envies, nos fondamentaux, dans des futurs possibles. L’enjeu est de créer une forme d’empathie avec le monde de demain. On va essayer de se demander : « Comment moi je réagirais en tant qu’individu dans ce nouveau monde ? Est-ce que je serais plutôt pour ou plutôt contre ce changement ? » Et à partir de là, on essaye de se demander quels seraient les enjeux, les compromis, les effets rebonds…

C’est un exercice presque infini, tu dois pouvoir tirer tellement de fils pour aboutir à différents futurs possibles en jouant sur différentes tendances, c’est fascinant !
Et j’imagine que tu dois avoir un parti pris sur la qualité de ce futur, sur le fait qu’il sera plutôt utopique ou dystopique ?…

Je me situe peut-être dans l’entre-deux. Je trouve qu’il y a beaucoup de vertus à écrire de l’utopie ou de la dystopie parce que ça suscite des réactions qui sont soit celles du rejet et de la réflexion par rapport au futur qu’on veut, soit celle de l’adhésion, de l’envie, de la motivation… Moi, mon intention est un peu au milieu de ces deux extrêmes, j’ai envie de cultiver la culture du compromis. Je me demande toujours : « Qu’est-ce qui nous semble possible ? Qu’est ce qu’on a envie d’inventer avec les compromis qu’on doit faire ? »

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Souvent quand je te lis, au début je me dis : « Ce futur je n’en veux pas, ça ne donne pas envie » ou alors « Oh ça serait génial, mais on en est loin ! ». Mais très vite, ma première opinion sur le texte change. C’est ce que je trouve chouette avec ton écriture : tu ne nous présentes pas seulement la vision finale mais aussi tout le cheminement et les étapes intermédiaires nécessaires. Après, j’ai quand même l’impression que tes écrits versent souvent vers le côté dystopique…

C’est vraiment une question d’impression ! C’est ton propre ressenti face à la lecture, et c’est assez marrant de voir comment les gens réagissent à la lecture des différentes fictions.
Par exemple, j’ai écrit une newsletter sur le métier de télé-serveur, un monde dans lequel le métier de serveur disparaît parce que je trouvais que c’était quelque chose de rétrograde et de déshumanisant de s’installer quelque part pour commander et d’attendre que quelqu’un nous apporte à manger. En l’écrivant je le voyais personnellement plutôt comme une utopie, et des lecteurs m’ont écrit en me disant c’est complètement dystopique parce qu’on perdait un lien, un contact qu’on recherche parfois et qu’ils n’avaient pas envie de parler avec des robots au restaurant. Ce qui est utopique pour certains est plus nuancé pour d’autres.

Oui je me rappelle de cette édition ! Ce qui fait que tes textes suscitent des réactions, c’est aussi parce que tu choisis de tirer le fil de quelque chose, en l’occurrence le métier de serveur. Sauf que ça bouleverse d’autres comportements, d’autres éléments mais tu ne peux pas tous les creuser, sinon c’est sans fin, donc tu ne peux pas proposer une vision holistique. Si ça peut être frustrant, ça ouvre le champ des réflexions. A partir d’un court texte, libre à chacun d’aller plus loin et d’imaginer la suite et les répercussions sur d’autres sujets si on veut tirer tous les fils.

Oui, c’est ma ligne éditoriale qui est pensée comme ça : avec des récits courts, qui tiennent sur quatre paragraphes très ramassés. C’est un format contraint mais choisi !

Pour revenir à la distinction sur les ressentis à la lecture des newsletters, j’ai l’impression que la science-fiction nous a déjà bien abreuvés de l’imaginaire dystopique, cette tonalité a déjà été beaucoup exploitée. Ce qui m’intéresse c’est plutôt là où il y a un défaut et ce qui suscite les réactions les plus fortes. Mon enjeu c’est à la fin de me dire que j’ai réussi à créer un nouvel angle de vue sur un sujet, et peut-être que j’ai donné envie à des gens de se saisir de ce sujet.

On a déjà beaucoup de matière sur une vision qui explore des secteurs comme des verticales : le futur de l’alimentaire, le futur des transports, c’est-à-dire une approche par secteur. J’essaye d’apporter plutôt une vision sur des petites intersections, c’est comme ça que l’innovation arrive, quand toi tu vois l’intersection entre deux tendances. C’est pour ça que j’essaye d’y mettre de nouveaux mots, de nouveaux services, de nouveaux objets. Je suis plus à l’aise d’être dans cet entre-deux que dans une vision radicale.

Est-ce que tu as un exemple de métier et de secteur que tu imagines dans le futur avec ce parti pris du compromis ?

Je trouve intéressantes toutes les initiatives qui cherchent à fluidifier le passage d’un job à un autre, d’une carrière à une autre, d’une identité professionnelle à une autre. J’ai aussi remarqué ce terme de “rewirement” (“recâblage”) pour remplacer le terme de “retirement” (retraite). La tendance sociale est déjà à la transition professionnelle, mais comment va-t-on l’institutionnaliser ? Quels vont être les parcours, les métiers, les services nouveaux qui vont être créés pour intégrer cette nouvelle manière de faire ?

Danielle Baskin, une tech-artiste, a lancé un service, le “decruiter” qui accompagne les salariés dans leur processus de démission. J’ai trouvé l’idée intéressante. Et si, demain, démissionner de manière élégante et pertinente devenait une expertise ? Et si des “dé-recruteurs” nous guidaient dans cette étape de nos vies ?

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J’avais adoré cette édition ! Ce sont des questions que pourraient se poser n’importe quel DRH ! Est-ce que chacun à son échelle peut faire du design fiction ?

Oui bien sûr. Personnellement j’ai commencé il y a trois ans à écrire des fictions et je vois bien le chemin parcouru. Le premier conseil que je donne c’est d’apprendre à remarquer ce qui est en train de changer. C’est un vrai travail d’observation finalement !
Et d’ailleurs, c’est aussi ce que tu fais toi à travers tes documentaires, cette idée d’aller voir les gens considérés comme pionniers et de réfléchir à la tendance que ça créerait à une échelle plus large. On est dans un ancrage très présent mais on voit bien que beaucoup de choses sont déjà en train de se passer si on prête attention à ces changements. L’attitude à avoir est de ne jamais considérer quelque chose de nouveau comme marginal, ne pas se dire que c’est bizarre ; au contraire, plus c’est bizarre plus il faut s’y intéresser ! Le plus grand saut à faire est de passer de l’espèce de la fatalité du statu quo : « les choses ne changeront jamais » à cette attitude de : « elles peuvent changer, et voici ce qui bouge déjà doucement ».

Les bouleversements majeurs que l’on connaît aujourd’hui, les crises, les guerres ne viennent-ils pas remettre en cause la lecture des signaux faibles car ils sont tant imprévisibles et majeurs qu’on a du mal à les appréhender ?

Oui, c’est ce que l’on appelle un cygne noir, un phénomène qui perturbe fondamentalement la manière dont nos société fonctionnent et c’est la fin de la linéarité. Si on ne peut par définition pas prédire les cygnes noirs, on peut en revanche réfléchir aux dynamiques derrière des bouleversements profonds. Jane McGonigal, une futuriste, avait travaillé sur ce sujet de pandémie dans les années 2010, elle avait tenté de réfléchir à la façon dont les gens se comporteraient dans le cas d’une épidémie globale pour comprendre les effets sur les liens sociaux. Si on ne peut pas prédire la survenue de telles crises, on peut déjà imaginer quels sont les effets systémiques qui les accompagnent.

Après, il y a pas mal de tendances de fond qui ne sont pas de l’ordre de l’hypothétique mais qui sont des contraintes nouvelles qui arrivent et qu’on peut assez facilement anticiper, des forces tellement fortes qu’on ne peut pas lutter contre : le réchauffement climatique, le vieillissement de la population… Autant de fils à tirer pour étudier les implications sur tel ou tel secteur.

J’imagine qu’avant d’en écrire toi-même tu as dû beaucoup en lire également. Quelle est l’utopie ou la dystopie que tu préfères sur le monde du travail ?

Un ouvrage qui m’a beaucoup inspirée est Ecotopia, écrit par Ernest Callenbach. L’histoire est la suivante : La Californie, l’Oregon et l’État de Washington décident de faire sécession pour construire une société écologique radicale en autarcie complète nommée : Écotopia. Vingt ans après, Ecotopia et les Etats-Unis décident de reprendre des relations diplomatiques : un journaliste américain est accueilli pour la première fois en Ecotopia. Il va découvrir cette société avec le regard de notre monde, et ce faisant, commencer un parcours initiatique.

Le livre est visionnaire, bien que paru en 1975, il reste d’une modernité saisissante en évoquant les grands enjeux de notre époque face à la transition écologique. Voici par exemple ce qu’on peut lire dans Ecotopia sur le travail :

« Mais les effets les plus notables de cette semaine de travail réduite à vingt heures furent d’ordre philosophique et écologique : l’homme, affirmaient les Écotopiens, n’est pas fait pour la production, contrairement à ce qu’on avait cru au XIXe siècle et au début du XXe. L’homme est fait pour s’insérer modestement dans un réseau continu et stable d’organismes vivants, en modifiant le moins possible les équilibres de ce biotope. »

J’aime bien aussi l’utopie car on se rend compte à quel point c’est un objet subjectif, soumis aux croyances et valeurs individuelles. Ce qui est souhaitable pour les uns l’est-il forcément pour les autres ?

Article édité par Clémence Lesacq ; photos : Thomas Decamps pour WTTJ

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