Peut-on sacrifier les libertés individuelles au nom de la culture d'entreprise ?

Publié dans Under the law

11 juin 2021

6min

Peut-on sacrifier les libertés individuelles au nom de la culture d'entreprise ?

UNDER THE LAW - Les rouages, parfois nébuleux de la loi et de la jurisprudence, vous font l’effet d’une plongée dans une langue étrangère dont vous ne saisissez que peu de choses ? Soufflez, notre experte du Lab Anne-Lise Puget décode pour vous le droit du travail appliqué au monde de l’entreprise et vous aide à y voir plus clair dans vos questionnements légaux. CQFD.

« Comment assurer un juste équilibre entre culture d’entreprise et libertés individuelles ? », « Quelles restrictions puis-je imposer aux libertés individuelles de mes salarié.e.s au nom de la culture d’entreprise » ? Deux questions que Jason Fried, co-fondateur de Basecamp (société spécialisée dans la création de logiciels de gestion de projet, ndlr), aurait peut-être dû se poser avant ses annonces virtuelles du 26 avril dernier. L’objet de la discorde ? Des changements majeurs relatifs à la culture d’entreprise, parmi lesquels l’interdiction des discussions sociales et politiques sur le compte de Basecamp. Un véritable tollé puisqu’une vingtaine de salariés sur les 57 que comptait la société ont quitté quasi simultanément l’entreprise.

Qu’est-ce que la culture d’entreprise ?

Tout d’abord, il est important de rappeler ce qui fonde la culture d’entreprise. Il s’agit des éléments qui composent son identité, son esprit, son fonctionnement, ses valeurs, ses croyances, son attitude… Pour les salariés, elle est fondamentale, comme l’illustre l’épisode “Basecamp”. En outre, tout revirement de celle-ci déstabilise considérablement les employés. L’occasion de rappeler également que la culture d’entreprise ne saurait justifier toute atteinte aux droits des personnes et aux libertés individuelles. En effet, le Code du travail pose un principe général essentiel à l’article L1121-1, repris par l’article L. 1321-3 en matière de règlement intérieur, selon lequel l’employeur « ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».

Ce que l’employeur ne peut pas imposer

D’après la loi, les limitations imposées par l’employeur ne peuvent donc être ni générales ni absolues, et la culture d’entreprise n’est pas à elle seule un gage de proportionnalité. En clair, on ne peut pas demander tout et n’importe quoi aux salariés, au seul motif que la société veille à protéger sa culture d’entreprise.
Mais concrètement, qu’est-ce qui relève ou non de l’ordre du raisonnable ? Parfois, les choses sont simples, tant les sujétions imposées par l’employeur sont disproportionnées.

Par exemple, l’Administration estime attentatoires aux libertés individuelles des dispositions prévoyant l’interdiction du mariage entre des salarié.e.s, l’obligation de porter un uniforme sans aucune restriction, le recours à l’alcootest ou la fouille en toute circonstance, l’interdiction de porter des badges ou des insignes (Circ. DRT no 5-83, 15 mars 1983, BOMT no 83/16).

Par ailleurs, le règlement intérieur d’une entreprise ne peut pas purement et simplement « interdire toute discussion politique ou religieuse, et d’une manière générale toute discussion étrangère au service » (Conseil d’Etat, 25 janvier 1989, n°64-296). Le/la salarié.e conserve le droit de taire ses opinions politiques et l’employeur ne peut pas exiger qu’il prenne publiquement position (Cass. Soc. 26 octobre 2005, n°03-41.796).

Le cas particulier des entreprises de “tendance” et “conviction”

Parfois, la mesure de la proportionnalité relève d’un équilibre plus délicat. C’est notamment le cas des entreprises « de tendance » ou « de conviction ». Il s’agit essentiellement des partis politiques, des syndicats, des associations ou des écoles privées dont l’activité a pour objet la défense et la promotion d’une doctrine ou d’une éthique.

Toutefois, la Cour de Justice de l’Union Européenne, qui s’est récemment prononcée sur la question d’un recrutement au sein d’un organisme confessionnel, a précisé qu’il ne suffit pas d’être une entreprise de tendance pour pouvoir s’affranchir du principe de non-discrimination. Elle a considéré que la légalité d’une différence de traitement fondée sur la religion ou les convictions est subordonnée à l’existence objectivement vérifiable d’un lien direct entre l’exigence professionnelle imposée par l’employeur et l’activité concernée. Un tel lien peut découler soit de la nature de cette activité - par exemple lorsque celle-ci implique de participer à la détermination de l’éthique de l’église (ou de l’organisation) ou de collaborer à sa mission de proclamation - soit des conditions dans lesquelles ladite activité doit être exercée, telles que la nécessité d’assurer une représentation crédible de l’église ou de l’organisation à l’extérieur de celle-ci.

Ainsi, dans le cas particulier des entreprises de tendance, il est admis que les libertés du/ de la salarié.e subissent des restrictions plus grandes pour éviter que leur exercice ne contredise ouvertement les intérêts légitimes de l’entreprise qui les emploie.

L’épineux traitement du fait religieux en entreprise

En dehors de ces entreprises de tendance, un contrôle de proportionnalité des restrictions aux libertés individuelles est exercé de manière plus accrue, notamment en matière de liberté religieuse (CJUE 17 avril 2018, aff.C-414/16). Les décisions rendues sur cette question sont très nombreuses et ont conduit le Ministère du travail à diffuser un Guide pratique du fait religieux dans les entreprises privées (https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/guide_candidats_salaries_majfevrier2018valide.pdf).

L’employeur peut, dans certaines conditions, prévoir dans le règlement intérieur de l’entreprise une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail.

>Une clause de neutralité possible sous certaines conditions dans le privé

Rappelons que seules les entreprises publiques et les entreprises de droit privé assurant la gestion d’un service public sont assujetties à une obligation de neutralité, issue du principe constitutionnel de laïcité de l’Etat (Cass. Soc.19 mars 2013, n°12-11.690). Dans les entreprises privées sans mission de service public, il n’est donc pas interdit de dévoiler ses convictions personnelles. Le Code du travail proscrit notamment les sanctions et mesures fondées sur les convictions religieuses d’un salarié qui sont frappées de nullité car discriminatoires (articles L1132-1 et L1132-4 du Code du travail).

Au demeurant, la Cour de cassation a, en 2017, rendu un arrêt que d’aucuns présentent comme un mode d’emploi du fait religieux en entreprise. Selon elle, une entreprise de droit privé sans mission de service public peut néanmoins prévoir dans son règlement intérieur une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, dès lors que : (i) cette clause est générale et indifférenciée et non orientée à l’encontre d’une opinion, philosophie ou religion particulière et (ii) n’est appliquée qu’aux salariés se trouvant en contact avec les clients (Cass. Soc. 22 novembre 2017, n°13-19.855).

La Cour de cassation ajoute que le seul refus d’une salariée de se conformer à une telle clause dans l’exercice de ses activités professionnelles auprès des clients, ne justifiera pas le licenciement. En effet, l’employeur doit d’abord rechercher si, sans que l’entreprise ait à subir une charge supplémentaire, il lui est possible de proposer à la salariée un poste de travail n’impliquant pas de contact visuel avec ses clients. Cette jurisprudence s’applique à l’expression d’une conviction de quelque nature qu’elle soit : politique, philosophique ou religieuse.

>Des clauses devant figurer dans le règlement intérieur

Les clauses de neutralité du règlement intérieur doivent être justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et proportionnées au but recherché (article L1321-2-1 du Code du travail). Une grande attention sera donc portée à leur motivation, fondée par exemple sur des exigences de sécurité du personnel et des clients de l’entreprise (Cass. Soc. 8 juillet 2020, 18-23.743), d’hygiène ou d’organisation du travail.

Seule la clause de neutralité figurant dans un règlement intérieur ou dans une note de service pourra être invoquée par l’employeur. Les Codes de conduite ou chartes éthiques sont souvent choisis par les entreprises de moins de 50 salariés au sein desquelles les règlements intérieurs ne sont pas obligatoires. Faute d’être soumis aux mêmes dispositions que le règlement intérieur, ces dispositifs de soft law ne peuvent pas être invoqués par les employeurs pour justifier une sanction ou un licenciement qui deviennent alors nécessairement discriminatoires et nuls.

>Les souhaits supposés des clients ne peuvent pas toujours être invoqués

Dans ces affaires, le respect des souhaits réels ou supposés des clients et l’image de marque de la Société ne justifient pas nécessairement une atteinte aux libertés individuelles des salariés. **Les entreprises sont fréquemment tentées de justifier les restrictions aux libertés individuelles des salarié.e.s par la nécessité de préserver leur image de marque et par le respect du client, élément naturellement central de la culture de toutes les entreprises.

Les clauses contractuelles de poids maximal d’une animatrice weight watchers en contact avec les clients (29 septembre 2004, n°00523), ou le licenciement d’une danseuse du Moulin rouge qui ne répondait plus aux exigences physiques et esthétiques de l’entreprise (Cass. Soc. 5 mars 2014, n°12-27.701) ont pu être validés par les juridictions, mais ces arrêts sont relativement isolés. Le Défenseur des droits a par ailleurs appelé à ce que la marge d’appréciation des employeurs en la matière soit nettement plus restreinte à l’avenir (Défenseur des droits, décision cadre, n°2019-205).

En outre, l’attente alléguée des clients sur l’apparence physique des vendeuses d’un commerce ou la volonté de tenir compte des souhaits exprimés par un client ne constituent pas une exigence professionnelle essentielle et déterminante (au sens de la Directive 2000/78 du 27 novembre 2000), susceptible de justifier une différence de traitement fondée sur la religion, les convictions, l’âge ou l’orientation sexuelle (Cass. Soc. 14 avril 2021 n°19-24.07 ; Cass. Soc. n°22 novembre 2017 13-19.855 ; CJUE, 14 mars 2017, aff. C-188/15), ou encore de permettre à l’employeur de licencier le salarié qui aura refusé de retirer ses tatouages (CA d’Aix-en-Provence, 29 janvier 2021 n°17/18160).

Seule une exigence objectivement dictée par la nature des fonctions ou les conditions d’exercice des fonctions professionnelles en cause pourra être retenue.

Bref, vous l’aurez compris : les sociétés ne peuvent pas limiter outre mesure les libertés individuelles de leurs salarié.e.s au seul motif qu’elles contreviendraient à la culture d’entreprise. Il existe un certain nombre de garde-fous, qui plus est en France, où l’interdiction prononcée par Basecamp n’aurait jamais été admise !

Article édité par Paulina Jonquères d’Oriola
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