Retour au bureau : c'était mieux avant, mais pour qui ?

29 juil. 2021

4min

Retour au bureau : c'était mieux avant, mais pour qui ?
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

Dans la période de changement de paradigme que nous vivons, le sujet du “retour au bureau” devient un énième objet de guerre culturelle qui polarise les internautes, les managers et les consultant·e·s. Pour les un·e·s, les partisan·e·s du travail hybride flexible sont les pires représentant·e·s d’un individualisme toujours plus grand. Pour les autres, la rigidité des défenseurs du “tout bureau” exprime un conservatisme d’un autre âge.

Si je m’identifie davantage au premier groupe (les “hybrides” qui penchent du côté de la flexibilité), je n’en suis pas moins sensible aux arguments des partisan·e·s du bureau. La fragmentation des équipes menace le sentiment d’appartenance. L’individualisation de l’organisation du travail met en péril le collectif. La distance compromet la communication et l’accès à l’information.

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Mais la vision des détracteurs du travail hybride repose sur deux idées fausses. La première, c’est qu’il suffit de décider d’imposer aux salarié·e·s la présence au bureau pour que le collectif fonctionne correctement, qu’on peut simplement décider de revenir à l’avant. La seconde, c’est la vieille antienne du “c’était mieux avant” : le collectif, la communication, le sentiment d’appartenance, tout aurait été meilleur dans le monde du présentéisme.

S’il m’arrive souvent d’avoir la nostalgie d’un monde pré-numérique où je n’avais pas constamment ce boulet du smartphone dans la poche et cette fatigue de l’hyperconnexion, je ne pense pas pour autant qu’il suffit de jeter le smartphone à la poubelle pour qu’il devienne automatiquement plus facile de parler aux gens. D’abord parce que les gens ont désappris à se parler comme ça, spontanément. Ensuite, parce qu’il n’est pas certain que tout était forcément sympathique à l’époque où on n’avait pas de smartphone.

En bref, même si on le voulait, il ne serait pas possible de revenir à l’avant, et en plus, ça n’était pas forcément mieux avant. Du moins pas pour tout le monde…

Il ne suffira pas de forcer les salarié·e·s à être présent·e·s au bureau

Les discours actuels sur le “retour au bureau” s’apparentent parfois à la pensée magique : il suffirait que les gens soient dans une même pièce en même temps pour que la communication soit efficace, qu’il y ait un sentiment d’appartenance de toute l’équipe à l’entreprise, et que la culture de l’entreprise soit plus forte. Imposons le bureau à tout le monde et l’équipe sera plus solide !

C’est un peu comme la politique de l’autruche : refuser de voir les transformations des usages et des aspirations, cela ne les fera pas disparaître ! Pour le pire comme pour le meilleur, la révolution numérique a eu lieu. Les usages ont changé. Les outils numériques se sont imposés. La culture et la société se sont transformées. Par exemple, on ne “drague” plus dans les bars comme avant les smartphones. Si vous cherchez un·e partenaire sexuel·le, vous planter au bar sans smartphone en espérant que cela provoquera des rencontres, cela risque de ne pas marcher.

C’est pareil au bureau. Déjà avant la pandémie, la banalisation des open spaces combinée à l’utilisation des outils de communication numériques ont transformé nos manières de communiquer. Pour mieux se concentrer au bureau, on met un casque sur la tête. Pour ne pas déranger ses collègues, on leur envoie des messages électroniques.

Souvenez-vous, 3 ans avant le Covid, en 2018, une étude d’Harvard avait montré que les salarié·e·s en open space s’envoient plus de mails (et se parlent moins). “La quantité d’interactions en face à face a réduit de manière considérable (approximativement de 70%) à chaque fois, avec en contrepartie une augmentation de l’interaction électronique”, écrivaient déjà les auteurs de l’étude en question.

De plus, un présentéisme inutile est plus mal perçu aujourd’hui qu’hier.À quoi bon ce gaspillage alors qu’autre chose est possible ?” se disent les personnes concernées. Là où on évite de régler des problèmes culturels plus profonds, où l’inclusion de tous/toutes n’est pas assurée, on est souvent tenté de tomber dans la pensée magique et d’imposer le présentéisme pour que la “magie” du bureau fasse son travail. Avec peu de succès, en général.

En effet, là on ne se sent pas écouté·e, où on vous impose des contraintes rigides qui se moquent de votre vie de famille, le plus souvent, le sentiment d’appartenance est faible. Pour ceux/celles qui auront des alternatives, les départs seront massifs. Les Américain·e·s et les Britanniques parlent à ce propos de “l’âge des démissions” (The Great Resignation era). Quand on ne pourra pas démissionner, il y aura du ressentiment.

C’était mieux avant ? Une question de point de vue

Indéniablement pour un homme (blanc) de 50 ans qui voudrait imposer à sa secrétaire le port de tenues sexy et lui mettre les mains aux fesses régulièrement, le monde du bureau des années 1950, c’était mieux. Il n’y a pas l’ombre d’un doute là-dessus : pour harceler les femmes, c’était mieux avant. Il suffit pour s’en convaincre de revoir une série comme Mad Men sur le monde américain de la publicité dans les années 1950/60.

Loin d’avoir fait l’expérience des atrocités endurées par les protagonistes féminines de Mad Men, je me souviens avec effroi de ma propre expérience de bureau au début des années 2000 : dans un cabinet de conseil en services informatiques, mon supérieur m’avait fait plusieurs remarques sur mes tenues vestimentaires, et suggéré que si je ne portais pas des chaussures plus “féminines”, c’est que je ne faisais vraiment aucun effort.

Aujourd’hui, il est plus rare qu’on vous impose encore au bureau des contraintes vestimentaires du même type (j’ai écrit tout un ebook sur les changements culturels autour du vêtement corporate : “L’habit fait-il le moine en entreprise ?” Allez voir !). Mais cette anecdote illustre bien l’idée que tout est question de point de vue. Pour les femmes et toutes les personnes harcelées, discriminées et moins payées, ça n’était pas mieux avant !

Quel rapport avec le retour au bureau ? Eh bien, le présentéisme a longtemps été un moyen redoutable de nourrir les inégalités au travail. Pour les mères, il empêche les belles carrières, les augmentations et l’accès aux postes de pouvoir. (Pour les pères, à l’inverse, le présentéisme a plutôt eu tendance à favoriser leur ascension, comme le montrent de nombreuses études comparatives sur les carrières des pères et des mères.) Parfois, elles doivent demander un temps partiel faute de pouvoir organiser librement leur charge de travail. Et les inégalités de carrière deviennent plus profondes encore.

Présumées moins “engagées” simplement parce qu’elles doivent partir à 18h pour chercher leurs enfants à la crèche, les mères n’aiment pas les cultures présentéistes. Elles valorisent davantage les organisations qui leur permettent d’être plus efficaces et d’éviter le gaspillage de temps passé à faire semblant au bureau. Et surtout, elles se sentent beaucoup plus incluses dans les équipes où l’on prend leur point de vue en considération.

En bref, renforcer le collectif et le sentiment d’appartenance dans une société plus numérique et plus fragmentée, c’est une question complexe à laquelle il n’y a pas de réponse toute faite qui marcherait pour toutes les entreprises. Mais la pensée magique sur le retour au bureau ne sert à rien. Et non, ça n’était pas mieux avant pour tout le monde !

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