Comment construire une politique salariale efficace pour son entreprise ?

31 déc. 2019

9min

Comment construire une politique salariale efficace pour son entreprise ?
auteur.e
Laura Frémy

Rédactrice

« Tout travail mérite salaire ». En entreprise, la politique salariale est le nerf de la guerre de toute politique RH. Une juste rémunération permet d’attirer de nouveaux talents et donc de fidéliser l’ensemble des collaborateurs en poste. Selon une étude du cabinet Hays en collaboration avec HelloWork, 44% des salariés quittant leur poste ont pour motivation une rémunération plus attractive. Mieux : la politique salariale serait également gage de productivité. Il y a déjà 30 ans, les liens vertueux entre salaire et productivité ont été mis en lumière par la théorie des salaires efficients des économistes George Akerlof (Prix Nobel d’Economie en 2001) et Janet Yellen.

L’augmentation salariale a bel et bien un impact positif sur la compétitivité et la productivité des entreprises. Mais pour l’heure, le bilan n’est pas vraiment au beau fixe. Si l’année 2019 observe une augmentation des salaires selon l’enquête annuelle du cabinet Deloitte de 2,8% pour les cadres et de 2,1% pour les non cadres, les salarié.e.s français restent néanmoins insatisfaits de leur rémunération. D’après un sondage de l’IFOP, 55% d’entre eux / elles ne seraient pas satisfait.e.s, et 17% ne seraient vraiment pas satisfait.e.s.

Alors comment construire une politique salariale efficace dans son entreprise ? Sur quoi baser sa grille de rémunération? Comment la remplir ? Deux intervenants ont partagé leurs expériences et conseils : Mathilde Callède et Julien Morisson. Deux profils bien distincts, elle est Head of HR and Culture chez Shine, néobanque des travailleurs indépendants, il est le fondateur du cabinet BE, un cabinet d’agents pour les cadres et dirigeants, et ancien DRH dans différents grands groupes pendant plus de 10 ans, notamment chez Bolloré. Que ce soit en startup ou en grand groupe, nos deux interlocuteurs ont mis sur pied une nouvelle politique RH par l’intermédiaire d’une grille de salaire.

Cette conférence a été réalisée en partenariat avec le service en ligne de gestion de politique salariale Clearwage.

Contexte

Avec l’aide des fondateurs, Mathilde Callède a construit ex nihilo une grille de salaire en partant des valeurs de solidarité de la startup englobant le salaire principal, les avantages sociaux et les bons BSCPE (Bons de Souscription de Parts de Créateur d’Entreprise). « C’est important que la politique salariale vienne des fondateurs. Si ce n’est pas eux qui l’impulsent, il faut impérativement que ce soit eux qui la portent » introduit Julien Morisson a entrepris l’harmonisation d’une grille de salaire minimum des collaborateurs, après la fusion de six PME, sans toutefois y inclure les collaborateurs / collaboratrices hors grille et le top management. « On touche la corde sensible dès lors qu’on touche au salaire. » précise Julien Morisson.

«Le salaire c’est une question émotionnelle qui n’est jamais évidente à régler mais qu’il faut toujours objectiver pour éviter les situations difficiles. »

Julien Morisson, fondateur du cabinet BE, et ancien DRH chez Bolloré

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Retour sur les 10 principaux points de leurs échanges :

  • Se jeter à l’eau

L’envie de définir ou redéfinir la politique salariale d’une entreprise intervient à un moment charnière de la vie d’une entreprise. Du côté de chez Shine, si l’idée est d’abord venue à l’esprit des fondateurs, elle s’est néanmoins imposée au moment où la startup démarrait à peine sa croissance. « On commençait à grandir. On voulait se préparer à la croissance pour continuer à adopter un modèle agile » se souvient Mathilde Callède. De son côté, le groupe Bolloré était embarqué dans une mécanique de rachats : pas moins de six PME devaient entamer leur fusion avec le groupe.

Deux temporalités qui diffèrent, mais le besoin ressenti est pourtant bien le même : établir les bases saines d’une justice salariale. «Il fallait harmoniser les différences salariales et les différentiels métiers qui préexistaient entre les entités .» explique Julien Morisson. Même écho chez Mathilde Callède : « On voulait réduire les injustices et limiter le syndrome de l’imposteur des candidat.e.s qui sont moins à l’aise à la négociation que d’autres. Et l’on sait que ce sont souvent les femmes qui sont concernées. »

  • Identifier les prérequis

Avant de se lancer à tout va, la seconde étape consiste à bien comprendre les pré-requis d’un tel projet pour son entreprise. Pour construire les prémices de sa politique salariale, la néobanque souhaitait établir une grille qui puisse idéalement refléter les valeurs de la startup englobant notamment la solidarité et la transparence.

Pour le groupe Bolloré, les conditions préalables à remplir devaient s’appuyer sur un engagement total de la part de la direction, du top management. Selon Julien Morisson : « Quand on change les règles du jeu, l’impact financier est important. Il faut avoir une direction générale engagée à vos côtés qui va vous suivre et orienter les débats avec les partenaires sociaux.»

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  • Veiller au grain

La mise en place d’une nouvelle grille de salaire se budgétise. Sans compter que, comme le rappelle Julien Morisson, la rémunération ne se résume pas au salaire de base stricto sensu. Elle englobe également les primes, les incentives, les bonus, la participation mise en place par les systèmes d’actionnariat-salariat. Redéfinir les salaires, c’est donc impacter l’ensemble des paramètres. Et la facture peut vite s’avérer salée.

Un point que Mathilde Callède avait justement anticipé : « En tant que startup, il faut être bien financé pour pouvoir mettre un tel outil en place. La grille de rémunération a été initiée un an après les premières embauches. Cela impliquait de revaloriser certains salaires. On ne pouvait pas les baisser. » À l’échelle d’un grand groupe, les enjeux financiers sont colossaux. Il faut veiller à la moindre dépense : « Dans l’entreprise, la grille de salaire minimum concernait 3 000 personnes. Quand vous êtes sur des emplois à faible valeur ajoutée, les marges que réalisent l’entreprise sont minimes. Le moindre euro coûte. On ne pouvait revaloriser les salaires comme on le voulait.» rappelle Julien Morisson.

  • Jeter la première pierre

Sur le papier, tout est prêt. Mais concrètement par quoi commence-t-on ? Quand on lui pose la question Mathilde Callède avoue s’être lancée dans un important travail de veille auprès de structures de la même taille : « On a réalisé un benchmark de ce qui se pratiquait sur le marché et de ce qui nous semblait juste. Les grilles de Buffer ou d’Alan nous ont beaucoup inspirées. Nous sommes parties des formules qu’ils avaient déjà expérimentées (métier - ancienneté - expérience - emplacement géographique) et nous avons décidé de modifier ou d’ajouter certaines choses, pour rester proches de nos valeurs. Par exemple, notre bonus de séniorité ne repose non pas uniquement sur l’expérience métier mais sur l’expérience accumulée dans la vie active. Ce qui permet aux personnes qui ont opéré une reconversion d’avoir un certain niveau de séniorité. »

Quant au groupe Bolloré, le DRH a dû passer par un travail minutieux d’extraction et de repositionnement de chacun des collaborateurs, grâce à la construction du référentiel métier. À partir de la grille existante une seconde grille de repositionnement a été établie. Le top management a été détaché dans une grille à part car les salaires déséquilibraient tous les calculs. « Le travail fut assez long » témoigne Julien Morisson. « On a dû repositionner des collaborateurs / collaboratrices mal positionné.e.s et effectuer tout un travail sur l’intitulé des postes. Comme six entités ont fusionné, il fallait essayer de redéfinir les missions pour favoriser la mobilité interne et les évolutions de carrière. »

Structurer et remplir sa grille

Une fois les travaux préliminaires achevés, il est temps de donner forme à la grille et de la remplir.

Pour résumer, la grille du groupe Bolloré s’est finalement divisée en deux parties. Une grille cadre et une grille non cadre. Chacune d’entre elles ont été structurées en fonction des différentes entités de l’entreprise (secteur RH, secteur finance, logistique, production etc…). Elles se segmentent ensuite en métiers auxquels viennent s’ajouter un coefficient à points (responsabilité, gestion financière, management d’équipe). Pour Julien Morisson : « Il était important qu’à fonction équivalente, un.e Responsable RH ne soit pas moins valorisé qu’un.e Responsable Qualité. Il fallait faire face à un jeu de pouvoir important. »

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Grille salariale de Shine

La grille de Shine adopte une structure équivalente et inclut en fonction de sa politique salariale d’autres avantages. C’est à ce stade, le moment opportun de faire correspondre les valeurs solidaires de l’entreprise évoquée plus haut avec des avantages concrets. « La solidarité on la retrouve certes dans le bonus “personne à charge” mais on a également proposé un congé “second parent” qui permet de prolonger le congé paternité, et d’inclure le second parent d’un couple homosexuel. »

  • Faire valider le modèle

Après la construction, place à la concertation et à la validation. Une grille salariale doit obtenir l’accord des parties concernées : supérieurs hiérarchiques comme salariés. Elle peut aussi bien être acceptée que rejetée et repartir pour un tour dans la table des négociations.

Dans l’entreprise de Julien Morisson, la concertation fut pour le moins musclée. La grille a fait l’objet de nombreux rejets. Pour la mise en contexte, elle concernait l’homogénéisation du salaire minimum. Julien Morisson s’en souvient bien : « On a présenté plusieurs scénarios à la direction générale. Vu les sommes en jeu, on a essayé d’avoir le plus petit impact possible mais les syndicats ont quitté la pièce. C’était un jeu fort entre les syndicats qu’il fallait contenter et la direction générale qui avait peur d’avoir des coûts élevés. »

A contrario, la grille de la néobanque a obtenu l’aval de ses salarié.e.s. Les fondateurs ont pris le parti de rencontrer un par un chacun des salariés. Ce qui fait que la grille a été bien acceptée dans l’ensemble.

« On a fait valider notre grille à tout le monde pour savoir si notre benchmark était cohérent et si la rémunération semblait juste. On a récupéré les feedbacks et opéré quelques réajustements. »

Mathilde Callède, Head of HR and Culture chez Shine

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  • Calculer le temps investi

De l’idéation à la validation puis à la mise en place effective, un grand laps de temps peut s’écouler. On le sait : le temps, c’est de l’argent. Il s’agit d’un facteur à ne pas négliger. A l’évidence, il diffère selon le type de structure d’entreprise.

« Dans notre cas, ça nous a pris environ 6 mois. » estime Mathilde Callède. Pour des entreprises au delà d’une centaine de salariés, les choses se compliquent. Et pour un grand groupe, il faudra s’armer davantage de patience au regard de la masse salariale concernée. Rappelons-le, la grille concernait 3 000 collaborateurs / collaboratrices. Selon Julien Morisson : « Entre le moment où l’idée est arrivée sur la table et où le dernier avenant a été signé par un salarié, il s’est écoulé 6 ans. »

  • Communiquer sur la grille

Une fois sur pied, faut-il ensuite communiquer sur les salaires de chaque collaborateur à l’instar de Buffer et d’Alan ? Les interlocuteurs répondent à l’unisson : à l’externe, non ! Car en France, la question est encore taboue pour Mathilde Callède: « On a considéré que chez nous ça ne marcherait pas culturellement. En France c’est encore trop touchy. Ça ne nous a jamais semblé une bonne idée de le publier sur Internet. »

A l’interne, la grille salariale ne fait pas toujours l’objet d’une communication totale.« Nous n’avons pas vraiment fait de la grille un outil de communication à part entière. » rapporte Julien Morisson. La grille de salaire minimum, elle, était seulement communiquée en interne dans un souci de mobilité régionale. Il fallait que les salarié.e.s soient certains qu’il n’y ait pas de fracture entre le Nord, l’Est et le Sud. À l’inverse, elle fait souvent l’objet d’une communication partielle dans le cadre d’une politique de rétention de talent : « Nous n’avons pas fait circuler la grille des cadres. Plus on monte dans la hiérarchie, plus c’est opaque pour des raisons de rétention de talents. L’entreprise a besoin de collaborateurs/collaboratrices qui sortent des clous. »

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  • Pointer les limites de sa grille

Tout projet a ses limites. La grille salariale n’y échappe pas. Que ce soit du côté de Shine ou du groupe Bolloré, toutes deux ont leurs imperfections.

La startup pense notamment qu’en l’état, sa grille de 5 niveaux ne permet pas de répondre à la problématique des profils multi-casquettes ou slasheurs/slasheuses fraîchement débarqué.e.s sur le marché. « En startup, il est rare qu’on fasse juste une tranche de métier. Surtout quand on est 15. » rappelle Mathilde Callède. Second problème, la géométrie mathématique de la grille a fait émerger des salaires parfois décorrelés du marché parce que trop avantageux. « Nous l’affinons au fur et à mesure pour s’assurer qu’elle reste cohérente en toutes situations. »

Julien Morisson met aussi en lumière le côté juste mais ô combien sclérosant d’un tel outil : « La grille c’est un peu l’alpha et l’oméga. Si les non cadres collaient stricto sensu à la grille, ils ne s’estimeraient pas reconnus car c’est une grille minimum. C’est pourquoi on propose des primes pour encourager les collaborateurs les plus méritants. Harmoniser la grille permet d’éviter les inégalités de traitement mais à l’inverse, c’est aussi quelque chose qui peut être sclérosant. »

  • Faire évoluer sa grille dans le temps

Enfin, la grille telle qu’elle se présente, a de forte chance de connaître des évolutions ultérieures. Raison de plus pour en faire une construction souple et malléable.

Selon Julien Morisson, la grille salariale doit être elle-même une force de proposition pour les négociations. « Il ne faut pas rester sur une grille validée par la Direction Générale. Il ne faut non plus pas avoir d’idées préconçues quand on part en négociation avec les partenaires sociaux. Certes, on ne peut pas tout donner d’entrée de gamme aux salariés, mais il faut arriver avec un back-up moins séduisant mais tout aussi important (primes, mutuelles). »

De son côté, les collaborateurs de Shine ont déjà des idées d’évolutions. « Nous pensons à rajouter des sous-niveaux dans la grille. Tout simplement parce que les gens ont besoin de sentir qu’ils évoluent. Et ça passe par le salaire. On souhaiterait aussi rajouter des métiers car la boîte s’étend. »

Le mot de la fin

La grille salariale est l’un des piliers des politiques de rémunération d’entreprise. Bien construite, elle participe à une stratégie plus vaste de rétention de talents et de marque employeur.

Efficace et productive, la politique de rémunération peut néanmoins encore gagner en cohérence à l’heure ou les discriminations salariales sont toujours vives en France.

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