Philo Boulot : la quête du travail passion a-t-elle un sens ?

Publié dans Philo Boulot

07 nov. 2022

auteur.e
Céline MartyExpert du Lab

Agrégée de philosophie et chercheuse en philosophie du travail

PHILO BOULOT - Pourquoi je me sens aliéné·e dans mon travail ? D’où vient cette injonction à être productif·ve ? De quels jobs avons-nous vraiment besoin ? Coincé·e·s entre notre boulot et les questions existentielles qu’il suppose, nous avons parfois l’impression de ne plus rien savoir sur rien. Détendez-vous, la professeure agrégée en philosophie Céline Marty convoque pour vous les plus grands philosophes et penseurs du travail pour non seulement identifier le problème mais aussi proposer sa solution. Le tout dans une série courte, concrète et même drôle, parfois.

On connaît tous cette phrase de Confucius : « Choisis un travail que tu aimes et tu n’auras pas à travailler un seul jour de ta vie. » On l’utilise le plus souvent pour justifier un dévouement total à un travail “passion” ou à un travail qui a “du sens”. Mais, en réalité, est-ce que ça n’est pas le meilleur discours pour nous exploiter, à fond ?

Le travail passion, un concept bullshit ?

Face à l’ennui des carrières traditionnelles, tu as deux pistes pour réenchanter ta vie pro : soit tu fais de ta passion un travail, soit tu trouves un travail qui a du sens. Dans le premier cas, tu professionnalises une passion personnelle que tu as déjà : tu aimes danser, tu deviens prof de danse. Pour les sociologues Marc Loriol et Nathalie Le Roux, cette envie vient d’abord des milieux de l’art, du sport, de l’engagement civique, politique ou syndical, et s’étend aujourd’hui à tout. Dans le deuxième cas, tu choisis un métier pour son utilité sociale et tu t’y formes spécifiquement, comme les travailleurs du social, les pompiers, enseignants ou soignants.

Si ces buts semblent louables, ils posent en réalité de nombreux problèmes. Tout d’abord, ça impose une nouvelle norme de dévouement au travail : si à trente ans t’as pas trouvé ton travail-passion-qui a du sens, t’as raté ta vie. Pour André Gorz, cette nouvelle injonction nous divise entre ceux qui ont la chance de vivre de leur passion, et ceux qui n’auraient pas été assez audacieux pour le faire. En plus, ce discours peut laisser penser que tous les métiers pourraient être ou devraient être la passion de quelqu’un, alors que c’est pas possible à l’échelle de toute la société.
En fait, ce discours est utilisé par le management et la direction pour augmenter notre adhésion à leur projet. En gros, c’est une technique de manipulation.

Paul Lafargue dans son Droit à la paresse critique l’amour et la passion moribonde du travail comme une folie qui nous pousse à nous épuiser. Pour le philosophe et économiste français Frédéric Lordon, le capitalisme a toujours utilisé des affects pour nous inciter à travailler : soit des affects tristes comme la peur de ne pas avoir un salaire, soit des affects joyeux extrinsèques comme la consommation ou les congés payés. Aujourd’hui, il utilise des affects joyeux intrinsèques comme l’épanouissement et la joie au travail. Vous allez me dire que c’est mieux que les entreprises s’intéressent au bonheur de leurs travailleurs ! Mais pour la sociologue Danièle Linhart, toutes ces techniques de management ne sont jamais dans l’intérêt des travailleurs, c’est toujours pour leur demander de donner plus à l’entreprise, pour mieux les exploiter.

Remettre le travail à sa juste place

L’usage managérial de ces discours ne se limite pas au secteur lucratif privé ! Les sociologues Matthieu Hély et Maud Simonet montrent que le milieu de l’économie sociale et solidaire, les associations ou les ONG par exemple, épuise aussi les travailleurs par l’engagement total attendu d’eux au nom de leur travail passion qui a du sens. Pareil dans les services publics, où on parle de vocation et d’intérêt général pour demander aux agents d’en faire toujours plus, comme dans les hôpitaux où, même avant la crise sanitaire, on ne comptait déjà plus les heures sup.

Plus profondément, cette valorisation du travail-passion-qui a du sens témoigne d’une attente subjective d’auto-affirmation de soi dans le travail, qui devrait satisfaire notre quête d’identité personnelle. Mais pour le philosophe André Gorz, cette quête de sens personnelle est toujours frustrée par les contraintes du marché du travail, parce que tout ce qu’on y fait doit être rentable, avec un business model solide. Gorz pense que seul le sujet, c’est-à-dire soi-même, peut donner du sens à ses activités et qu’il peut le faire dans autre chose que son travail.

Si on veut transformer notre passion en travail, c’est parce qu’on donne tout notre temps au travail et qu’on ne valorise que lui : pourquoi ne pas réduire l’importance accordée au travail et changer la répartition du temps entre nos activités ? On pourrait passer moins de temps au boulot pour avoir ensuite plus de temps pour nos passions et nos engagements en dehors, dans la vraie vie.

Article édité par Soline Cuillière, photo par Thomas Decamps.

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