Philo Boulot : faut-il vraiment être heureux au travail ?

Publié dans Philo Boulot

18 janv. 2022

auteur.e
Soline Cuilliere

Journaliste vidéo - Welcome to the Jungle

contributeur.e

PHILO BOULOT - Pourquoi je me sens aliéné·e dans mon travail ? D’où vient cette injonction à être productif·ve ? De quels jobs avons-nous vraiment besoin ? Coincé·e·s entre notre boulot et les questions existentielles qu’il suppose, nous avons parfois l’impression de ne plus rien savoir sur rien. Détendez-vous, la professeure agrégée en philosophie Céline Marty convoque pour vous les plus grands philosophes et penseurs du travail pour non seulement identifier le problème mais aussi proposer sa solution.

« Sur une échelle de 1 à 10, à combien évaluez-vous votre humeur au travail ? ». Dans certaines entreprises, c’est une question que l’on pose aux salarié·e·s chaque matin. C’est affreux, mais c’est pourtant bien vrai. S’ils·elles répondent avec un score bas, ces salarié·e·s doivent se justifier sur leur mal-être. S’ils·elles ne changent pas, ils·elles doivent également s’expliquer sur cette stagnation. Pour nous, ces questions en pose une, peut-être plus importante que les autres : l’objectif de bonheur au travail est-il devenu une nouvelle injonction tyrannique ?

Autant le dire tout de suite : pas facile d’associer naturellement deux notions qui dans l’histoire des idées, paraissent antinomiques. Pour les philosophes des premiers siècles, pas certain que bonheur et travail fassent bon ménage. D’après Marc-Aurèle, philosophe stoïcien, le bonheur est un état de stabilité émotionnelle, accessible si on se détache de toutes nos passions et préoccupations du monde extérieur. Dit autrement, le bonheur, c’est la paix de l’âme. Or, le monde du travail n’est pas véritablement propice à cette sérénité, tout simplement parce qu’on y vit des événements stressants. Au boulot, on se laisse vite submerger par ses émotions qui prennent une place de plus en plus importante dans la sphère profesionnelle. Néanmoins la conception de Marc-Aurèle paraît un peu trop statique du bonheur, peut-être inadaptée à l’action.

Pour Henri Bergson, le bonheur consiste justement dans la joie de créer une œuvre dont on est fier, même si c’est éprouvant. Mais aujourd’hui, y a-t-il encore beaucoup de travailleurs qui peuvent savourer leur créativité au travail ? Et quand bien même nous pourrions être fiers de ce que nous faisons quotidiennement, est-ce que cela suffirait vraiment à nous rendre heureux ? Le bonheur est un sentiment subjectif que nul ne peut ressentir ni proclamer à notre place. Notre employeur peut-il alors, - et doit-il - vraiment nous rendre heureux ? Selon le code du travail, il est responsable de notre santé et doit éviter de mettre notre vie en danger, mais notre bonheur n’entre jamais dans son périmètre d’action.

C’est donc de votre faute

Mais d’où vient cet idéal de bonheur au travail ? Pour la sociologue Eva Illouz, il s’est imposé dans le sillage de ce qu’elle appelle “la psychologie positive” : un courant de pensée qui prodigue des conseils de vie pour être plus heureux. Dans Happycratie, Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, elle décrit la façon dont les managers espèrent que ces techniques « positives » répondent aux souffrances des travailleurs et les rendent plus productifs. Les solutions sont parfois superficielles, comme mettre un baby-foot dans le hall, mais certaines entreprises cherchent à créer d’authentiques espaces d’expression et d’écoute des salariés. Pourquoi pas, si ça fait du bien à certains.

Pour Eva Illouz, c’est néanmoins une conception individualiste du bonheur puisque chacun en est responsable. Si vous êtes malheureux·se au boulot, c’est parce que vous ne faites pas assez d’efforts. C’est donc de votre faute. La recherche individuelle du bonheur permet certes de ne pas dépendre des autres ou des hasards de la vie, mais n’incite pas à transformer nos conditions de travail collectives, qui favorisent ou empêchent notre bonheur. Comprendre : si chaque salarié doit trouver son calme au yoga après le boulot, alors il n’y a plus besoin de réduire le temps et la charge de travail de chacun.

Faut-il alors abandonner cet idéal de bonheur au travail ? Il s’agirait en premier lieu, de le rendre concret : c’est possible et souhaitable d’améliorer les conditions de travail avec des missions bien définies, une charge de travail supportable, des horaires convenables et un climat respectueux. Mais personne ne peut nous forcer à être heureux. L’urgence, c’est déjà de supprimer les causes objectives des souffrances au travail avant de prétendre contrôler nos émotions subjectives. Et si on reste insatisfait au travail, on essaiera peut-être de réduire sa place dans nos vies et de s’en émanciper pour de bon. Et vous, cherchez-vous aussi à être heureux au travail ?

Si vous voulez vous abreuver à la source :

  • Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même
  • Henri Bergson, L’Énergie spirituelle
  • Eva Illouz, Happycratie

Cet article est issu de notre série qui croise philosophie et travail, Philo Boulot. Elle a été écrite et réalisée en partenariat avec la chaîne YouTube META.

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