« Le jour où j’ai fait renvoyer un manipulateur »

J’ai toujours fait confiance aux autres. J’ai toujours estimé qu’il y avait du bon dans chacun. On m’a souvent accusée d’être « naïve », trop « crédule ». J’étais câblée comme ça : la confiance était mon mode de fonctionnement par défaut, dans le privé comme dans le pro. Jusqu’à ce que je rencontre Benoît*.

« J’assiste, sans le savoir, à son tout premier numéro de charme »

On est au début de l’hiver quand je le croise pour la première fois, alors qu’il débarque dans la jeune start-up parisienne pour laquelle je travaille en tant que Content Manager. Il va reprendre le poste d’une de mes collègues, et amie. Nous sommes une équipe de moins de dix personnes, le rythme est soutenu, la pression immense et dans ce contexte, on est rapidement devenus comme une petite famille. Voir mon amie partir est donc un gros bouleversement. Mais elle m’assure que son successeur, Benoît, qu’elle a elle-même recruté, est une perle.

Je participe à la dernière étape de son recrutement : la rencontre avec le CEO. Je suis là pour prendre des notes. En retrait, j’observe et j’assiste, sans le savoir, à son tout premier numéro de charme. Il m’apparaît comme quelqu’un de très sympathique, souriant, bien préparé. Il semble connaître l’entreprise par cœur, et même le CEO, étrangement. Je remarque qu’il pose beaucoup de questions, dont certaines sont personnelles et déconnectées du sujet de l’entretien (du genre « Tu connais bien Mathieu X ? Comment va-t-il ? »). Quand on aborde ses expériences précédentes, toutes assez courtes, il annonce franchement que la plupart se sont mal passées. Il raconte avoir été harcelé, poussé à bout par différents managers et entreprises. Je sors troublée de cet entretien, peu convaincue par le personnage. Mon boss, lui, est sous le charme.

C’est au tour de l’équipe de rencontrer Benoît autour d’un verre. Il est tout de suite très à l’aise. N’étant plus en posture d’observation, j’ai l’occasion de vraiment échanger avec lui et tout se passe bien. Il fait rire, il est original, ne semble pas se soucier des limites pro-perso. Il nous parle de sa vie amoureuse sans omettre aucun détail. L’alcool aidant, nous nous mettons tous à partager des anecdotes personnelles, moi compris. Je rentre avec un sentiment très étrange : l’impression d’en avoir trop dit à quelqu’un que je ne connais pas. Le lendemain, il est embauché.

« C’est peut-être à ce moment-là qu’on aurait dû hisser le drapeau rouge »

Dès sa première semaine, Benoît accompagne ma collègue sur le recrutement d’un·e futur·e stagiaire. Au cours des entretiens, il est censé adopter une posture passive et laisser ma collègue poser les questions, du moins le temps de la passation. Mais d’après les dires de cette dernière, il prend le dessus, ne la laisse pas parler et dirige carrément les entretiens.

Ils finissent par sélectionner un profil très intéressant. Quand ma collègue annonce qu’ils ont trouvé « une fille géniale, avec plein de belles qualités, très douée pour son âge », Benoît se rembrunit. Il change de discours, affirme qu’elle n’est « pas si douée que ça », et que ce qu’elle sait faire n’est « pas si compliqué. » Je suis étonnée de sa réaction, mais je laisse couler. Avec le recul je me dis que c’est peut-être à ce moment-là qu’on aurait dû hisser le drapeau rouge.

Une fois mon amie partie de l’entreprise, Benoît se retrouve à 100 % en charge du pôle et de sa stagiaire. J’ai peu d’interactions avec eux et de visibilité sur leur travail. On se croise seulement au déjeuner ou autour d’un apéro après le boulot. Pendant ces breaks, il semble aspirer tout l’air qu’il y a dans la pièce. Il parle beaucoup, ce qui pousse les plus timides à s’écraser. Il raconte souvent qu’il est très stressé par son poste, reste tard chaque soir et travaille ensuite de chez lui, notamment le week-end, pour rattraper son retard. Je suis touchée par ce qui lui arrive et j’essaie toujours d’avoir une oreille attentive.

De mon côté, ma carrière s’apprête à prendre un nouveau tournant. On me propose de manager l’équipe dont Benoît fait partie. J’accepte. Je l’ignore mais je viens de m’embarquer dans la plus grosse galère managériale de ma vie. Je comprends vite que le quotidien de Benoît est loin de ce qu’il raconte. Ses projets restent au point mort, il s’éparpille et semble avoir du mal à s’organiser. Encore confiante, j’essaie de l’aider. Je récupère certaines de ses missions, je fais en sorte de le conseiller, de le former, mais il semble ne pas comprendre, ou ne pas avoir envie de comprendre. Alors je finis par faire à sa place. Ça bouffe toute mon énergie, et Benoît ne montre que très peu de reconnaissance. Devant le boss, il n’admet jamais avoir été aidé et reçoit sans problème tous les mérites.

Ma santé mentale se détériore au fil des semaines. Je dois gérer les projets de Benoît, la pression de la direction qui ne comprend pas pourquoi tout traîne autant, et le moral des troupes qui dégringole à mesure que Benoît aspire leur énergie. J’essaie de faire tampon, de maintenir tout le monde à flot, mais c’est moi qui commence à me noyer.

« Il n’a jamais pardonné à sa stagiaire d’être douée »

Février. Je marche le long du Canal Saint-Martin, accompagnée de la stagiaire de Benoît. Pendant que la pluie se met à tomber, elle me raconte. Elle pense ne pas être à la hauteur, ne pas faire assez bien, ne pas être assez bien : elle ne peut pas s’en sortir sans Benoît. Les mots ne viennent pas d’elle, mais de sa bouche à lui.

Je comprends alors qu’il n’a jamais pardonné à sa stagiaire d’être douée. Depuis le jour de son recrutement, Benoît nourrit sa jalousie. Effrayé qu’elle lui vole sa place, il préfère travailler minutieusement à briser sa confiance en elle. En lui répétant qu’elle n’est pas capable d’avancer sans lui et en s’appropriant son travail. J’ai la rage. Je ne supporte pas l’idée qu’un homme essaie de silencer une femme. Je réalise enfin que Benoît n’est pas aussi charmant et inoffensif qu’il en a l’air. Je ne sais pas à qui en parler, je n’ai plus confiance. Je décide de me tourner vers le CEO. Je lui confie mon inquiétude et suis soulagée d’apprendre qu’elle est partagée.

« C’est l’intégralité de la boîte qui est sous tension à cause de lui »

La décision est prise de changer Benoît de pôle et de missions. C’est la tentative de la dernière chance. Un emplâtre sur une jambe de bois. Ma santé mentale est en péril. Je dois garder le secret de sa future affectation à tout le monde. Je ne dors plus, je zappe souvent le bureau. Je me sens responsable, j’ai l’impression d’avoir échoué dans ma première mission de manager. L’annonce de sa mobilité tombe quelques semaines plus tard, et cela ne semble pas toucher Benoît outre mesure. Il se dit content, satisfait. Ce jour-là, mon boss me souffle une phrase qui me marque : « J’ai l’impression qu’il dit à tout le monde exactement ce qu’ils ont besoin d’entendre ».

Au printemps, rien n’a changé. Benoît n’a pas démarré ses nouvelles missions, ni abandonné son ancien poste. Invoquant toujours le stress, le retard. C’est désormais l’intégralité de la boîte qui est sous tension à cause de lui. Je continue à accueillir les plaintes des uns et des autres sans savoir comment les gérer. Je prends un moment pour en discuter avec Benoît : il passe les 30 minutes d’entretien à critiquer un par un chaque collègue. Je suis désemparée face à la situation.

Je décide d’en parler à mes proches, leur relatant l’histoire depuis le début. Leur verdict tombe : selon eux, Benoît est un manipulateur, une personnalité toxique. Je n’ose pas y croire. J’avais l’impression d’être déjà très sensibilisée sur ces sujets. Pourtant, je m’étais toujours attendue à ce qu’une personnalité toxique vienne d’en haut, du management. Je n’imaginais pas qu’elle pouvait se trouver juste à côté de moi dans l’open space. Je ne sais pas comment prouver la théorie de mes amis, je n’ai aucun élément tangible à fournir, quelques témoignages, mais pas d’aveu. C’était sans compter sur un ultime dérapage de la part de Benoît. La faute de trop.

« Je comprends que je me suis totalement fait avoir »

Ce jour d’été, je décide de déjeuner avec mes collègues en extérieur. À peine arrivée, un alternant m’alpague. Il a quelque chose à me confier, c’est à propos de Benoît. Se croyant en confiance, celui-ci lui a avoué toute la supercherie qu’il a mise en place. Le temps s’arrête pendant qu’il me détaille la stratégie de Benoît, que les morceaux s’emboîtent dans ma tête. Je comprends que je me suis totalement fait avoir.

J’apprends que Benoît n’a jamais voulu du poste, pas un seul instant. Qu’il a menti pour l’obtenir… Et qu’il fait semblant de travailler depuis le début. Sa méthode : s’enfermer dans une salle pour laisser croire qu’il passe des coups de téléphone, avoir l’air stressé et surchargé, puis remplir de faux chiffres dans ses objectifs. C’est tellement hallucinant que je me demande si je ne suis pas embarquée dans une caméra cachée pour un genre de Cash Investigation. J’attends le moment où Elise Lucet va surgir des buissons pour m’interviewer.

Comble des combles, Benoît a demandé à l’alternant de le couvrir en confirmant à la direction qu’il travaille bien et remplit ses objectifs. C’est presque trop beau pour être vrai. Je suis partagée entre l’euphorie d’avoir eu raison, et le désespoir de savoir que j’ai laissé cette personne nous tirer vers le bas pendant tant de mois. L’alternant souhaite ne pas trop ébruiter l’affaire, mais je refuse de me taire un jour de plus. Je contacte le CEO et lui raconte tout. Le lendemain, Benoît est convoqué. Confronté à ses mensonges, il tente d’ultimes pirouettes qui ne convainquent plus personne. Après quelques heures, le couperet tombe : on demande à Benoît de partir. Il accepte, à condition qu’on lui rédige une lettre de recommandation – ce que les fondateurs font à regret.

Les semaines qui précèdent son départ, Benoît dévoile son vrai visage. Il est amer. Il en veut à tout le monde, et surtout à moi. Il menace de révéler certaines informations personnelles que je lui avais confiées le soir de notre rencontre. Je suis incapable de remettre un pied au bureau jusqu’à la fin de son contrat.

1 an plus tard…

Aujourd’hui encore cette histoire me glace. Je pense souvent à lui. Je sais qu’il a retrouvé un travail rapidement, sans doute grâce à la lettre de recommandation qu’on lui a concédée pour le faire partir au plus vite. Je me demande s’il fait vivre le même calvaire à ses collègues, et si toutes ses courtes expériences se sont soldées comme chez nous. J’en suis presque sûre.

Pour la suite de ma vie de manager, je retiens une leçon durement apprise : faire confiance à son instinct. Si vous ressortez d’un entretien avec un sentiment étrange, faites-vous confiance et essayez de creuser, de comprendre ce qui vous a dérangé. Quitte à organiser un autre rendez-vous.

Essayez aussi de bien sonder votre équipe après une rencontre. Lorsqu’on a rediscuté du premier verre avec Benoît après coup, tous les membres de mon équipe ont avoué avoir eu un sentiment bizarre qu’ils n’ont alors pas osé partager. Enfin, dès que vous sentez que quelqu’un abuse de votre temps et de votre énergie, ou qu’un comportement ne vous semble pas approprié, faites remonter l’information à la hiérarchie et aux RH. On présume souvent (à tort) que la direction ne sera pas réceptive face à nos problèmes, mais le mieux c’est toujours de communiquer.

(*) Les prénoms ont été modifiés

Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ