Racisme au travail : « À mon arrivée, j’ai été associée à une fille des bidonvilles »
24 oct. 2022
6min
DEAR MARIE - Orientation sexuelle, religion, handicap… les discriminations en tout genre sont malheureusement monnaie courante au sein des entreprises. Parce qu’il est temps de leur indiquer la porte de sortie, notre coach de survie et experte du Lab Marie Dasylva répond à vos problématiques du quotidien, en vous dévoilant les clés indispensables à votre défense, pour la préservation de votre santé mentale et votre bien-être en entreprise. Autant de conseils à destination des témoins ou victimes de discrimination pour vous permettre de prendre toute la place que méritent vos compétences !
Katherine ou le ras-le-bol du racisme ordinaire
Hello Marie, je m’appelle Katherine, j’ai 29 ans et je travaille depuis quatre ans dans la fonction publique. Je t’écris aujourd’hui car du plus loin que je me souvienne mes origines et ma culture ont toujours prêté à question, dans ma vie en générale et notamment au travail. Je n’ai jamais subi d’agression raciste dite « évidente » en entreprise. En revanche, les petites remarques pernicieuses qui blessent, mises bout à bout, je les connais bien. Ces micro-agressions, mes collègues blancs ne les remarquent même plus, du moins en apparence, et n’y réagissent pas davantage. Et si je me permets de dire quelque chose, on me rétorque le plus souvent le fameux « Oh, t’abuseeees, y’a rien de grave ! » Mais n’est-ce pas le cas en réalité, si ces comportements me gênent, me dérangent, ou pire me blessent ?
Je pense notamment à un événement survenu lors de ma toute première prise de poste, il y a quatre ans. Dans cette équipe, la tradition voulait que chaque nouvel·le arrivant·e se voit attribuer un avatar pour la présentation PowerPoint de bienvenue, lequel était censé évoquer leur personnalité. À mon arrivée, nous étions trois nouvelles recrues. Ma collègue blanche Pauline s’est vue attribuer Elsa, la Reine des Neiges bien connue pour son désir d’être “libérée, délivrée”. Marysa et moi avons, quant à nous, hérité respectivement d’Afida Turner en référence à ses cheveux texturés, et de Latika de Slumdog Millionnaire en vertu de mes origines indiennes. En plein onboarding, j’ai donc été associée à une petite fille des bidonvilles. Quand Marysa s’est offusquée de ce choix, le reste de l’équipe a pris la défense de Rémi, le collègue à l’origine de la sélection des avatars. De mon côté, je n’ai pas su comment réagir, par peur d’être cataloguée comme la relou de service.
Par la suite, il s’est avéré que Rémi disposait d’une espèce de blanc seing. À chacune de ses remarques, toujours plus à la limite du racisme (ou du sexisme, c’était selon), la carte de l’humour « un peu noir » revenait sur le tapis. Pourtant, ses propos n’avaient clairement pas leur place en entreprise, ou ailleurs. Le pire, c’était les remarques sur la communauté noire : je sentais qu’il se permettait ces propos précisément parce qu’aucun membre de l’équipe n’était concerné. Personne ne réagissait, moi la première, et j’ai fini par ne plus aller à la cantine pour ne plus être confrontée à ces remarques. Aujourd’hui encore et bien que j’ai changé d’entreprise, j’ai gardé cette habitude d’éviter la cantine. C’est agaçant, parce que faute de temps pour préparer mes repas, je me retrouve à devoir assumer une charge financière pour payer mes déjeuners à l’extérieur, par crainte d’avoir à revivre une telle expérience.
Allô Marie, bobo
Entre piqûres d’abeille et possibilité de l’ignorance
Hello Katherine, merci pour ton témoignage et d’oser prendre la parole sur ce sujet. Les micro-agressions que tu évoques sont importantes : on les qualifie de cette façon parce que la personne qui en est victime en comprend seule la charge oppressive. Elles ont l’air « de rien », mais leur effet n’est pas « micro », il est cumulatif. Imagine une piqûre d’abeille, si on te pique chaque jour au même endroit, il se peut qu’à terme, tu fasses une réaction allergique. Les micro-agressions, c’est exactement pareil : ce sont de petites remarques faites pour invalider ta légitimité dans un espace. L’étude de Carmen Diop, intitulée « Les femmes noires diplômées face au poids des représentations et des discriminations en France », l’explique très bien : lorsque l’on se trouve minoritaire dans un espace, on est régulièrement remis à notre place symbolique. C’est à dire que le fait qu’une personne issue de minorité soit engagée ne veut pas dire que ça y est, elle fait partie du sérail ! Son recrutement n’est qu’un début. En situation de minorité dans un espace blanc, elle va se retrouver avec des personnes qui ont l’habitude de dominer et qui vont faire en sorte qu’elle ne puisse pas exister dans les mêmes dimensions, au sein de cet espace.
Dans ce type de sphères, chaque besoin que l’on exprime sera vu comme un caprice. On attend de nous que l’on existe sans dignité, sans desiderata, sans volonté
Dans l’épisode de l’avatar lors de ton intégration, il se passe deux choses. Premièrement, quand ta collègue s’offusque du choix d’Afida Turner à cause de son afro, tout le monde prend la défense du collègue à l’origine de ce choix. Les personnes blanches ont ce que l’on appelle la « possibilité de l’ignorance », c’est-à-dire qu’elles peuvent dire : « Je ne savais pas, c’était pour rigoler. » Ces propos viennent nier ce que peut rétorquer la personne qui se plaint ou qui remonte quelque chose. Nier cela, c’est choisir de conserver son ignorance. Cet événement a dû être très violent pour ta collègue qui a osé se plaindre, puisque personne n’a fait l’effort de la comprendre pour rentrer collectivement dans une forme de dissonance cognitive. Si c’était juste une question d’ignorance, chacun serait alors capable d’accepter une nouvelle information et de remettre en question ses perceptions passées. Ici, la nouvelle information est tout bonnement rejetée, et vient même renforcer leurs croyances.
Ensuite, ne pas savoir réagir, ce n’est pas quelque chose de rare. On ne sait pas réagir à ce genre d’attaque tout simplement parce qu’on ne produit généralement pas soi-même ce genre d’attaque. C’est normal de ne pas comprendre ce qui nous arrive dans l’immédiat, de se retrouver en état de sidération et de se questionner dans ce genre de situations, quand ça ne fait pas partie de son référentiel. En tant que personnes racisées, nous n’avons pas été habituées à mettre nos besoins au centre. Dans ce type de sphères, chaque besoin que l’on exprime sera vu comme un caprice. On attend de nous que l’on existe sans dignité, sans desiderata, sans volonté. Qui plus est, remettons les choses dans leur contexte : en période d’intégration, il est tout simplement impossible de réagir. Si vous réagissez, vous êtes désintégré·e. La période d’essai est une période de servitude, et la culture d’entreprise est une endogamie qui ne dit pas son nom. Ne pas réagir ici n’est pas un échec, le silence est aussi une stratégie. Il ne faut pas culpabiliser, car parfois, nous n’avons pas d’autres choix que d’être silencieux·se. Ça ne veut pas pour autant dire que cette situation reste gravée dans le marbre. Il faut sortir de la tyrannie de l’instant. Pour reprendre la métaphore de l’abeille, si on nous a piqué et que ça pique encore par la suite, on peut toujours parler.
L’oppression, cette charge mentale
En termes de réaction, il n’est pas utile de leur donner notre coeur, mais d’opter pour un discours pragmatique : « Cette référence ne me plaît pas, veuillez changer d’avatar. » Je mets en lien ceci avec ma règle des 300 secondes, un « crédit de réaction » de 5 minutes face au racisme. En tant que personne racisée, chaque jour, je dois récupérer ce destin qui m’échappe. Comment le faire de manière pragmatique ? En utilisant ces 300 secondes pour m’entraîner à me recentrer, ne pas entrer dans des débats drainants, résister à l’injonction de pédagogie et ne jamais justifier de son humanité : je n’ai pas été inventée en 2022, il est donc hors de question que je me lève le matin pour expliquer à quelqu’un que je suis un être humain comme lui ou elle. Ne pas justifier son existence permet de récupérer du temps et de l’espace mental. Car oui, l’oppression est une charge mentale.
Dans ton cas, si tu t’étais assise face à ce collègue pour lui expliquer pendant 45 minutes en quoi ses propos étaient offensants, pour l’entendre rétorquer « Bah c’était juste de l’humour », tu n’aurais pas perdu que 45 minutes : tu serais rentrée avec ce poids sur tes épaules, tu aurais dormi avec et tu te serais réveillée le lendemain avec également. Ce collègue se serait délecté de te voir justifier ton humanité. C’est ce que j’appelle le dominant porn. En France, nous souffrons d’un mal particulier, celui qui ronge les « on-ne-peut-plus-rien-diristes ». Quand on met en évidence un fait raciste, on devient étrangement le raciste de l’histoire. Donc le fait de ne pas pouvoir réagir, ce n’est pas une preuve d’incompétence personnelle, c’est le produit d’un contexte. Aujourd’hui, la seule chose que tu puisses faire, c’est te pardonner, déculpabiliser et t’humaniser. Accorde toi la compassion que le monde n’aura pas pour toi.
Personne ne peut vivre silencié·e pour toujours, cela va à l’encontre même de ton instinct de survie et de préservation. Parler, quand on en a pas l’habitude, c’est vertigineux. C’est vertigineux de s’entendre dire « non », mais il est nécessaire de se défendre : il en va de ta survie mentale, physique et financière. L’idée n’est pas d’être dans la réaction parfaite, mais de se défendre. Si je me fais courser par un pitbull, à aucun moment je vais me demander si je cours bien ou de manière gracieuse. L’autodéfense est une violence nécessaire pour s’en sortir, et une réponse proportionnelle à l’attaque imposée.
Pour finir, ce n’est pas parce que l’on a été diminué·e que l’on a perdu la capacité de s’augmenter. Le racisme, c’est aussi reprendre ce qui nous a été dérobé, et ces épisodes ne doivent pas nous faire hypothéquer nos futurs. Le drame de la discrimination, c’est d’adapter nos rêves et nos désirs à l’oppression. On ne les adapte pas, non, on les récupère, et tu le peux aussi.
Si vous êtes victime/témoin de discriminations et que vous souhaitez nous partager votre histoire pour bénéficier des conseils de Marie, contactez-nous à l’adresse sujet@wttj.co.
*Les prénoms ont été modifiés.
Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
Inspirez-vous davantage sur : Psycho & Bien-être
Être salarié et vivre chez ses parents : le dur quotidien d'1,3 million de personnes
Ces Tanguy actifs racontent leur quotidien.
05 sept. 2024
« Fake it until you make it » : faut-il surjouer la confiance en soi pour réussir ?
De quoi insuffler de la foi et de la flamboyance dans ses projets et en soi-même.
09 juil. 2024
La sécurité psychologique, ingrédient clé de la vie en entreprise
Un salarié en sécurité pour un engagement assuré !
13 juin 2024
« Quand on lui donne la bonne direction, la colère peut être motrice au travail »
Au travail, la colère (maîtrisée) se révèle être une émotion libératrice.
02 avr. 2024
Comment votre stress au travail rejaillit (aussi) sur vos enfants
À la maison, cette surcharge de travail peut se traduire par de l’irritabilité, de l’indisponibilité ou encore de l’isolement.
05 févr. 2024
La newsletter qui fait le taf
Envie de ne louper aucun de nos articles ? Une fois par semaine, des histoires, des jobs et des conseils dans votre boite mail.
Vous êtes à la recherche d’une nouvelle opportunité ?
Plus de 200 000 candidats ont trouvé un emploi sur Welcome to the Jungle.
Explorer les jobs