Quête de sens de Paul Duan, génie de la data science qui lutte contre le chômage

31 mars 2018

8min

Quête de sens de Paul Duan, génie de la data science qui lutte contre le chômage
auteur.e
Clémence Lesacq Gosset

Editorial Manager - Modern Work @ Welcome to the Jungle

Fin 2016, le visage de ce “petit génie français” de la data science faisait la une de nombreux journaux. Un an et demi après, Paul Duan travaille toujours dans l’espoir d’aider les chômeurs et d’inventer les services publics de demain. Pour Welcome to the Jungle, il revient sur son parcours et sa quête de sens personnelle.

Paul, à seulement 25 ans tu es le créateur de Bayes Impact, peux-tu nous en dire plus sur cette entreprise à but non lucratif ?

Bayes est une start-up ONG qui veut mettre la technologie au service de la société et du service public. Je l’ai montée il y a quatre ans à San Francisco, je suis rentré en France mi-2016 pour la développer, et aujourd’hui nous sommes dix dans l’équipe. On a eu la chance de pouvoir bénéficier de soutiens philanthropiques comme Google.org, La France s’engage, le Groupe Lafayette ou encore la fondation JP Morgan Chase, qui sont nos principaux mécènes.

L’idée de départ est simple : alors que j’étais Data scientist dans la Silicon Valley, et que je travaillais sur des algorithmes qui touchaient des millions de personnes, je me suis dis que c’était un gâchis de ne pas utiliser ces technos pour le bien commun. Aujourd’hui, les esprits qui sortent des plus belles écoles utilisent leur cerveau pour faire cliquer sur des pubs… C’est dommage. Car les mêmes technologies peuvent aussi aider des millions de gens. On peut utiliser les algorithmes d’Uber pour optimiser les trajets des ambulances ou encore s’inspirer de ceux de Netflix pour coacher les gens dans leur recherche d’emploi en leur fournissant des recommandations personnalisées.

Bayes Impact est d’ailleurs surtout connu pour sa plate-forme Bob Emploi, qui veut contribuer à réduire le chômage, où en êtes-vous aujourd’hui ?

Avec Bob Emploi, nous avons créé une plateforme open-source qui accompagne les chercheurs d’emploi grâce à des conseils personnalisés. L’idée est de démocratiser le coaching, car pour surfer la vague de l’emploi il faut être armé. Les millenials et les gens les plus éduqués savent le faire, mais il ne faut pas laisser les autres de côté. Pour cela, nous utilisons les données publiques, notamment celles de Pôle emploi comme les données du marché du travail ou les parcours historiques anonymisés des chômeurs, pour conseiller les gens en fonction de ce qui a le plus d’impact sur leurs chances de retrouver un emploi. Nous leur délivrons un diagnostic personnalisé ainsi que des conseils ciblés comme : dans cette ville proche de chez vous il y a plus d’offres d’emploi qui vous correspondent ; il faut que vous utilisiez davantage votre réseau et voilà quelques mails type pour solliciter vos proches, etc. Les données sont un pouvoir, et la question c’est comment on redonne ce pouvoir à tous. Et le résultat est enthousiasmant : au bout d’un an nous avons pu accompagner 140 000 femmes et hommes.

Aujourd’hui, les esprits qui sortent des plus belles écoles utilisent leur cerveau pour faire cliquer sur des pubs… C’est dommage. Car les mêmes technologies peuvent aussi aider des millions de gens.

La France compte 3 millions de chômeurs… Combien espérez-vous un jour aider de personnes avec Bob Emploi ?

Désormais, je me garderai bien de faire des effets d’annonce ! (Rires)

Je suppose que tu fais référence à l’emballement médiatique autour de votre projet fin 2016 ? On annonçait partout que tu allais réduire le chômage de 10%…

Oui… C’est assez fou ce qui est arrivé. Tout est parti d’une conférence L’Echapée Volée (de type TED, ndlr), où j’évoquais notre vision d’utiliser la technologie dans un but social, et j’ai donné comme exemple l’emploi et la possibilité de réduire le chômage de 10%… Je n’ai rien promis ce jour-là, mais l’amplification médiatique n’a retenu que ce chiffre. À l’époque de cette conférence, on n’avait aucune activité en France, et je n’envisageais pas d’y faire de projet sur le chômage car je pensais que les blocages étaient trop importants. Il s’agissait donc simplement d’un exemple de comment la technologie pouvait être mise au service du bien commun ! Après, je dois avouer que nous étions mitigés : tout ce bruit était gênant et en même temps cela nous permettait d’être connus, de peut-être rendre ce rêve possible… Mais s’il faut le redire : oui, je pense qu’on peut réduire le chômage grâce à l’innovation.

Depuis un an on a peu entendu parler de toi et du projet Bayes impact… Vous vous cachez des médias ?

On préfère laisser parler les sceptiques et avancer. Je pense que cet emballement était aussi dû au fait que peu de gens sont optimistes par rapport à la technologie. Nous, nous pensons qu’il faut un discours plus positif, et c’est pour cela qu’on se remet à parler aujourd’hui. Ce sont des sujets brûlants, il y a aujourd’hui une vraie angoisse par rapport à la société vers laquelle la technologie nous mène : on questionne l’hégémonie des GAFAM, on se fait peur avec Black Mirror… Il y a un vrai besoin de quête de sens à travers la technologie.

Personnellement, comment as-tu vécu cette explosion médiatique et les critiques qui ont suivi ?

La situation m’a plutôt fait souffrir… Quand tout a explosé j’avais à peine 22 ans. Entre les médias, la politique, les bruits de couloir dans l’écosystème start-up, alors que je suis d’un naturel plutôt introverti… Il m’a fallu un temps pour comprendre ce qui m’arrivait et les changements que cela entraînait. Les gens ne sont pas forcément bienveillants, surtout quand on touche des sujets très sensibles comme l’emploi. Désormais, j’ai appris de ce qui s’est passé et je le regarde de manière plus distancée : si c’était le prix à payer pour une nouvelle vision sur la société, alors ça valait le coup. Si nous ne réfléchissons pas aux modèles pour que la technologie ait un impact positif dans la société, nous nous ferons imposer des modèles que nous n’avons pas choisis.

Les gens ne sont pas forcément bienveillants, surtout quand on touche des sujets très sensibles comme l’emploi.

Dans un discours devant les diplômés de Sciences Po l’été dernier, tu évoques ta propre quête de sens dans le travail. Si tu avais dû être coaché dans ta vie, qu’aurais-tu aimé qu’on te dise ?

J’ai grandi dans une culture de l’exigence monstrueuse, où tu n’es jamais suffisamment bon. Si tu n’utilises pas tout le temps 100% de tes capacités, c’est que tu les gâches. Mes parents, arrivés de Chine peu avant ma naissance, font partie de ces gens qui poussent leur fille ou leur fils à faire Polytechnique dès l’âge de quatre ans ! Toutes les semaines, avec leurs amis, c’était la course à l’enfant qui avait eu la meilleure note au dernier contrôle. Moi, je ne comprenais pas pourquoi ce système d’élitisme ne me touchait pas mais je n’y voyais pas d’alternative… J’ai fait une dépression très jeune, à 11 ans. Je croyais qu’il y avait quelque chose de brisé en moi, que j’étais paresseux, incapable d’être discipliné et de rentrer dans le cadre… On me disait que je gâchais mon potentiel et moi je le croyais. Ce que j’aurais aimé qu’on me dise à ce moment-là : 1) ce n’est pas grave de ne pas savoir qui on est et ce qu’on veut faire 2) ce n’est pas toi le problème, il y d’autres voies et tu peux les trouver.

En terme de voies, on peut dire que tu as pas mal tâtonné d’ailleurs !

C’est certain ! Mes profs m’ont poussé à aller en prépa Maths, pour que je puisse “enfin acquérir une vraie discipline”. Au final j’y suis resté deux semaines puis je me suis tourné vers Sciences Po, dans l’idée que c’était là qu’on pouvait changer les choses. Mais je n’étais toujours pas satisfait et je suis parti à Berkeley. C’est là que j’ai découvert ce qui me manquait : la transversalité. Sur le campus, je pouvais faire de l’économie comportementale et des maths en même temps, m’améliorer en code, me découvrir bon en produits, découvrir le Big data et la passion de créer… En fait, tous mes questionnements ont enfin trouvé une solution.

Tu n’es resté qu’un an à Berkeley, avant d’être embauché à seulement 19 ans à Eventbrite. Comment as-tu réalisé ce tour de force ?

C’est une histoire assez drôle ! En 2012, à 19 ans, j’ai postulé au culot pour un poste de Senior analyst chez Paypal… et j’ai été pris ! Sauf que celui qui venait de m’embaucher partait lancer une nouvelle division chez Eventbrite. À l’époque, Eventbrite était une start-up beaucoup moins établie que Paypal, mais j’ai eu envie de suivre ce type, Gilad. Cette rencontre a changé ma vie : deux ans après j’étais à un super poste d’une très belle boîte, au moment même où la data science explosait.

Pour un introverti, tu as su faire preuve d’une certaine audace voire d’un courage un peu fou…

Oui… D’ailleurs, certains diront que ce qu’on fait chez Bayes relève du culot également ! Ça explique peut-être les événements majeurs de ces deux dernières années (rires). En tous cas, la vraie leçon de tout ça c’est qu’il faut se faire confiance. Quand je n’étais pas bien, c’est parce que j’avais l’impression d’avoir un problème… À un moment je me suis juste écouté, j’ai essayé de faire ce qui me semblait bon de faire à un instant T. Bien sûr, ça ne marche pas à tous les coups, ça peut faire faire des pas de côté, mais tant que tu te poses la question : “pourquoi je fais les choses ?”, ça ne peut que t’aider à aller dans la bonne direction. À 25 ans, je ne peux pas donner des leçons de vie. Je peux juste apporter la question à se poser sans cesse : pourquoi je fais cela ?

À 25 ans, je ne peux pas donner des leçons de vie. Je peux juste apporter la question à se poser sans cesse : pourquoi je fais cela ?

C’est cette question qui t’a fait quitter Eventbrite, un poste en or, pour lancer Bayes Impact ?

Oui. J’adorais mon travail chez Eventbrite, je gagnais très bien ma vie, je me suis énormément développé professionnellement et personnellement… Mais il me manquait une chose : du sens. Puisque j’avais enfin trouvé ma voie avec le Big data, je voulais redonner ça aux autres d’une manière ou d’une autre. J’aurais pu attendre de gagner beaucoup d’argent et monter une fondation plus tard, une fois à la retraite, mais j’avais besoin d’agir tout de suite.

Tu étais très bon élève et tu as pu étudier à Berkeley, ce n’est pas donné à tout le monde… Comment peuvent faire ceux qui n’ont pas les mêmes chances au départ ?

Développer ses à-côtés, ses passions en dehors de l’école ou du monde pro’, est très important. Moi, ils m’ont toujours beaucoup aidé. J’étais du genre geek solitaire, j’aimais l’informatique depuis mes 10 ans… C’est sûr que j’ai eu la chance d’avoir une passion qui est devenue indispensable dans l’économie d’aujourd’hui ! Tout le monde ne peut pas créer son métier de toute part, mais il y a énormément de choses à faire en alliant des compétences, des rencontres, ses passions… L’autre chose essentielle (vous l’aurez compris !) c’est de provoquer la chance : tout tenter, y aller à l’impertinence.

Tout le monde ne peut pas créer son métier de toute part, mais il y a énormément de choses à faire en alliant des compétences, des rencontres, ses passions.

Tu trouves du temps pour toi en dehors de Bayes Impact ?

(Blanc) C’est un des domaines sur lesquels j’aimerais travailler. Cela fait des années que je me donne corps et âmes pour le projet et j’aimerais avoir une vie plus équilibrée et saine… Quand j’ai un peu de temps je fais des activités solitaires pour renouer avec ma nature introvertie : j’aime bien dessiner, peindre, jouer aux jeux vidéos…

Aujourd’hui, tu as l’impression d’être au bon endroit ? D’être en phase avec tes aspirations ?

Oui. C’est très galvaudé mais c’est vraiment le “connecting the dots” de Steve Jobs : en reliant tous les points de mon parcours, même les galères, j’arrive ici et j’ai la chance d’y être. En revanche, pour le fait de savoir qui on est, je pense que c’est un process qui dure toute une vie. Qui j’étais il y a un an n’a plus rien à voir avec qui je suis aujourd’hui. Et je suis très excité de savoir qui je serai l’année prochaine !

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