Nina Bataille sur notre rapport au temps : « Plus je fais, moins je suis »

12 avr. 2023

5min

Nina Bataille sur notre rapport au temps : « Plus je fais, moins je suis »
auteur.e
Romane Ganneval

Journaliste - Welcome to the Jungle

contributeur.e

Vous vous sentez lent, nonchalant, contemplatif, débordé, speed, sous-pression, vous rêvez d’un meilleur équilibre entre votre vie privée et votre vie professionnelle ? Dans son ouvrage J’arrête de courir après le temps (éd ESF sciences humaines, février 2023), Nina Bataille, spécialiste du bien-être au travail formée aux neurosciences, nous donne des conseils pour connaître les raisons profondes de notre mauvais rapport au temps et surtout, de notre éparpillement.

De nombreux ouvrages proposent déjà des solutions clé en main pour apprendre à gérer ou à mieux compartimenter notre vie privée et notre vie professionnelle, en quoi votre livre se distingue ?

Vous avez tout à fait raison et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’au départ j’ai été assez réticente quand l’éditeur m’a approchée pour traiter cette question. Après, quand j’ai fait le tour de ce qui était disponible sur le marché, je me suis rendue compte que les ouvrages spécialisés proposaient uniquement des solutions pour traiter les symptômes de cette mauvaise gestion du temps, avec la méthode Pomodoro (technique de gestion du temps développée par Francesco Cirillo qui découpe le temps de travail par tranche de 25 minutes) ou avec la matrice Eisenhower (outil d’analyse et de gestion du temps qui permet de classer les tâches à faire en fonction de leur urgence) par exemple. Ils ne s’intéressaient pas aux causes profondes de cette mauvaise gestion du temps. Bien sûr, ces outils sont efficaces, mais ils ne permettent pas aux lecteurs d’actionner des leviers qui vont les changer dans leur rapport au temps pour de bon.

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Selon vous, que cachent les rapports conflictuels que l’on peut entretenir avec le temps dont nous disposons ?

Très souvent, les difficultés dans la gestion de notre temps camouflent des problèmes émotionnels. Quand on procrastine, c’est que quelque chose bloque et à l’inverse, quand on est surmené, c’est qu’on cherche à l’extérieur ce qu’on n’arrive pas à connecter à l’intérieur. Mais pourquoi remplit-on chaque plage horaire de notre agenda ? Parce qu’on ne veut pas se retrouver face à nous-même, on ne supporte pas de nous ennuyer ou parce qu’on a peur de la mort. Finalement, ce trop-plein contre lequel on râle parfois, c’est une fuite en avant qu’on a provoquée et qui permet de nous sentir mieux. Après, nous savons tous que ça ne fait pas que du bien.

Dans votre ouvrage, vous parlez beaucoup d’éparpillement, notamment au travail. Diriez-vous qu’aujourd’hui il y a une propension plus importante à se disperser qu’autrefois ?

Les personnes qui viennent me consulter souffrent beaucoup de cette dispersion et c’est vrai que les tentations sont nombreuses. Je ne vais pas vous parler de zapping ni des notifications qui nous tombent dessus toute la journée, mais dès notre plus jeune âge, la société nous apprend à nous disperser, à picorer des informations à droite à gauche, sans chercher à aller plus loin. Résultat, il est de plus en plus difficile de ralentir, de se concentrer et de se connecter à soi. Et malheureusement pour nous, notre esprit est capable d’imaginer beaucoup plus de choses que notre temps imparti sur terre nous permet de réellement accomplir. Cette envie de croquer le monde, de tout faire, de tout voir, pour réaliser qu’au final ce n’est pas possible, engendre alors de la déception et de la frustration.

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Toujours sur la dispersion, vous dites que la curiosité est le plus beau des défauts, qu’entendez-vous par là ?

La curiosité, c’est ce qui nous pousse à nous intéresser aux autres, à éviter de nous engluer dans la routine, à faire des liens entre des savoirs en apparence sans rapport pour déboucher sur des découvertes. Ceci étant dit, même les tempéraments les plus beaux comportent leurs points de vigilance : la curiosité pousse parfois à survoler différents sujets au lieu de les maîtriser en profondeur. C’est ainsi que la soif de connaissance peut mener à l’impatience, voire générer des difficultés à faire des choix ou à papillonner. Quand on a ce tempérament, il faut faire attention à rester dans le « Je m’intéresse à tout, mais pas à n’importe quoi ». Pour cela, je vous conseille de faire un test de perception sensoriel de programmation neuro-linguistique (PNL). Cet exercice qui pose des questions simples sous forme de QCM, détermine un profil qui vous donnera une raison d’être et vous aidera à améliorer votre communication, votre gestion personnelle et votre réussite dans le changement. Votre nouvel intérêt n’a aucun lien avec ce pourquoi vous êtes vraiment fait ? Ne perdez pas votre temps et privilégiez d’autres sujets et activités.

Autre point important, vous dites que la question de la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle n’est pas bien posée. C’est-à-dire ?

À chaque fois que je fais des conférences, des salariés me disent que leur équilibre entre leur vie pro et perso n’est pas bon. Hormis les cas exceptionnels (problèmes d’organisation dans l’entreprise), je ne pense pas que ce soit le cas. Je ne remets pas en question le ressenti de ces personnes, mais depuis le boom du développement personnel, chacun pense qu’il peut se réaliser dans pleins de domaines différents en même temps. Quand j’échange avec une personne qui a du mal à mener de front ses projets pro et perso simultanément, je lui suggère : « Faites tout, choisissez tout, mais pas en même temps ! »

En effet, pendant plusieurs semaines, mois ou années, vous pouvez décider de mettre l’accent sur votre vie professionnelle et, à un autre moment, privilégier votre vie intime. Mais vous ne pouvez pas vous « donner » à 400% sur les deux tableaux en même temps, c’est tout bonnement impossible. Pourtant, la plupart des personnes pensent pouvoir tout gérer, jusqu’au jour où ils sont totalement épuisés voire dans les cas les plus extrêmes, sont en burn-out. Pour tendre vers un bon équilibre, il faut savoir rester réaliste et ne pas se mettre trop la pression.

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Si je comprends bien votre idée, quand certains salariés disent vouloir ralentir au travail, ce n’est pas pour ne rien faire, mais pour « se réaliser » davantage en dehors de leur carrière ?

Exactement et quand est-ce qu’on laisse notre esprit se reposer dans « du rien » ? Quand est-ce qu’on peut divaguer, rêver ? Quasiment jamais ! Le vide n’a plus sa place dans nos vies bien remplies, et c’est bien dommage parce qu’on en a besoin. Ça me fait un peu penser à cette phrase que je cite beaucoup dans mes conférences : « Plus je fais, moins je suis. » Après, ce n’est pas de notre faute si on a tendance à surcharger nos agendas, la société nous a appris qu’on pouvait tout avoir à portée de main et qu’on pouvait tout faire. Un repas met 30 minutes à arriver chez soi, un livre une journée…

Le raccourcissement des délais dans notre vie quotidienne a-t-il déréglé notre rapport au temps ?

Notre cerveau a toujours favorisé les plaisirs immédiats, c’est comme ça qu’il a été conçu. Le retarder en vue d’une récompense plus grande, apprendre à résister et persévérer, c’est le chemin d’une vie. Je ne suis pas contre le progrès et d’ailleurs ces outils technologiques nous rendent de nombreux services, mais il faut accepter que tous ses désirs ne peuvent pas être satisfaits d’un claquement de doigts.

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Parler de déconnexion ou de ralentissement, nous le faisons tous, mais peu de personnes y parviennent vraiment, pour quelle raison ?

C’est toujours pareil, il faut prendre le temps de creuser, d’aller chercher les causes profondes de votre hyper activité, et ne pas se contenter d’en gérer les symptômes. Pour celà, vous pouvez commencer par vous intéresser aux cinq drivers d’Eric Berne (père de l’analyse transactionnelle, ndlr), soit des messages qu’on nous a tellement répétés lors de notre enfance qu’ils sont gravés en nous. Les principaux sont : sois fort, fais des efforts, dépêche-toi, fais plaisir et sois parfait. Par exemple, c’est bien d’être parfait à certains moments, mais au travail ça peut aussi avoir un pendant négatif avec une difficulté à déléguer ou à faire confiance. Les personnes qui veulent tout le temps être parfaites auront tendance à manquer d’empathie et à être de mauvais managers. Finalement quelque soit votre problématique, vous avez intérêt à prendre du temps pour identifier les raisons profondes de votre mauvaise gestion du temps, à déconstruire vos schémas via des exercices spécifiques ou avec l’aide d’un professionnel pour faire un tri entre les activités qui comptent et celles qui sont là pour remplir du vide. C’est un travail qui peut être long et difficile, mais on arrive toujours à des résultats intéressants.

Article édité par Aurélie Cerffond ; Photographie de Thomas Decamps