Quand la protection de la planète s’invite aux gouvernances des entreprises

08 nov. 2022

5min

Quand la protection de la planète s’invite aux gouvernances des entreprises
auteur.e
Emma Poesy

Journaliste indépendante

Dans le sillon de Patagonia, cédée presque intégralement par son fondateur Yvon Chouinard à des ONG chargées de protéger la planète, de plus en plus de chercheurs·euses imaginent des moyens d’intégrer la nature au capital des entreprises. Et ces dernières semblent d’ailleurs parfois tentées par une si belle idée… Alors, utopie, greenwashing ou véritable révolution ? Tour du monde d’un débat urgent.

C’est un don qui aura fait grand bruit. Parce qu’il n’a pas de précédent. Le fondateur de la marque de vêtements californienne Patagonia, Yvon Chouinard, 83 ans, annonçait en septembre dernier léguer son entreprise à des ONG chargées de protéger la planète. Un séisme dans le petit monde des grandes entreprises, qui force à imaginer le futur, et la manière dont, à l’avenir, les entreprises intègrent la protection de la planète à leurs gouvernances. Si cette initiative est la plus importante jamais observée - Patagonia pèse 3 milliards de dollars -, d’autres entreprises cherchent une formule pour être plus vertueuses. En septembre dernier, la marque de produits de beauté “Faith in nature” faisait entrer la nature dans son conseil d’administration, pour mieux la protéger. Aujourd’hui, plusieurs chercheurs planchent et imaginent la manière dont les organisations pourraient, à l’avenir, mieux intégrer la nature à leurs processus de production.

Pour Émilie Gaillard, maîtresse de conférences à Sciences Po Rennes et spécialiste du droit des générations futures, c’est une révolution à bas bruit. Pour elle, comme toutes les révolutions scientifiques majeures, la révolution écologique a déjà commencé. Et viendra progressivement s’intégrer à tous les paradigmes de notre vie, y compris dans le droit des sociétés. « Il existe déjà des bilans d’impacts environnementaux dans les entreprises, et le droit concernant l’hygiène et la sécurité au travail intègre désormais des dimensions environnementales, énumère-t-elle. Certains chercheurs se demandent même si le droit de la concurrence doit intégrer le paradigme écologique. » Depuis 2015, date des premières marches pour le climat et poursuites engagées contre les États pour inaction climatique, le droit et le juridique ont été forcés de s’adapter. « Il y a un bouillonnement d’idées, les écologistes cherchent des concepts pour pérenniser la vie sur terre », analyse Émilie Gaillard. D’autres organisations internationales, comme l’ONU, planchent elles aussi sur de nouveaux traités, qui rendraient les grandes entreprises juridiquement responsables des dégâts environnementaux qu’elles provoquent.

L’exemple de Patagonia s’inscrirait dans cette révolution juridique et écologiste. « Ce don montre qu’on ne peut plus avoir d’entreprise qui ne fasse pas de développement durable, avance Émilie Gaillard. Les entrepreneurs doivent aussi être visionnaires, Yvon Chouinard ouvre ici un nouveau débat, indispensable. » « Le geste est extraordinaire, c’est un exemple historique, d’autant que Patagonia est une entreprise avec un très gros chiffre d’affaires », abonde Frantz Gault, philosophe de la nature et du travail. Mais si le symbole est important, la famille Chouinard reste propriétaire des “votings stocks”, les actions qui concentrent tous les droits de vote dans l’entreprise, explique Frantz Gault. Les 98% d’actions restantes détenues par les ONG ne permettent pas de prendre part aux prises de décisions stratégiques de l’entreprise. La famille reste donc garante du futur - forcément vert - de Patagonia.

Donner une personnalité juridique aux non-humains

Alors, comment intégrer la nature au capital des entreprises? « Si vraiment la nature était décisionnaire, peut-être qu’elle déciderait d’arrêter de produire des articles de sport et de tourisme », commente Frantz Gault. Le sociologue fait aujourd’hui le tour du monde des initiatives permettant d’intégrer la nature aux différentes organisations de production. Les exemples sont rares, mais quelques pistes existent. Plutôt que de considérer la nature comme une simple ressource, on pourrait donner à la nature, aux fleuves, aux arbres, un statut juridique nouveau, qui lui donnerait le droit d’être protégée. Une initiative défendue également par l’écrivain Camille de Toledo dans Le fleuve qui voulait écrire (éd. Les liens qui libèrent). Dans son ouvrage, l’auteur raconte comment « pour la première fois en Europe, un fleuve a la possibilité de s’exprimer et de défendre ses intérêts à travers un système de représentations inter espèces. » Pour cette expérience, plusieurs groupes d’intérêts imaginaient, ensemble, des meilleurs moyens de préserver la Loire, en concertation avec d’autres instances, représentant des intérêts humains, voire économiques.

« L’entreprise pourrait créer un droit du travail au profit des non-humains, ce qui reviendrait à revoir sa gestion des matières premières. » - Frantz Gault, philosophe de la nature et du travail

La même chose pourrait être réalisée, au sein des conseils d’administration d’entreprises. « On pourrait inviter des représentants de la nature, des scientifiques, des ONG, des usagers locaux comme les pêcheurs, qui débattraient de la faisabilité d’une action par une entreprise locale », analyse Frantz Gault. S’il est impossible de défendre la “nature” dans son intégralité (que protègerait-on concrètement ?), un tel système peut exister au niveau local. C’est la thèse que défendait le sociologue et anthropologue écologiste Bruno Latour, fervent partisan d’une nouvelle forme de démocratie locale, qui intégrerait les intérêts des non-humains au débat. « Pour mettre en œuvre ce nouveau moyen de faire de la politique, il ne faut plus raisonner seulement en termes de grands concepts, mais se demander concrètement ce que l’on souhaite protéger, abonde Frantz Gault. Défendre chaque arbre au cas par cas en quelque sorte. » Ce système peut paraître surprenant en Occident, mais certaines initiatives ont déjà émergé à l’étranger. En 2017, le parlement néozélandais a reconnu au fleuve Whanganui sa qualité « d’être vivant unique » et l’a doté d’une personnalité juridique qui lui permet d’être représenté par deux avocats.

Faire de la nature une actionnaire comme les autres serait possible en France, à condition d’adopter un modèle d’entreprise différent de l’actuelle société anonyme (SA), prisée de la plupart des grandes organisations. « Certains modèles existent, comme la société anonyme de participation ouvrière qui permettait autrefois aux ouvriers d’avoir des participations au capital, en plus des actionnaires », explique Frantz Gault. La nature, comme les ouvriers, aurait des parts dans l’entreprise en fonction de sa participation à la production. Dans une autre perspective, la nature pourrait aussi devenir une salariée de l’entreprise, et bénéficier d’un droit du travail. Ce modèle s’applique par exemple déjà aux animaux de spectacles vivants, qui sont protégés par le droit et bénéficient de droit au repos. « On pourrait créer un droit du travail au profit des non-humains, ce qui reviendrait à repenser la gestion des matières premières en une gestion d’êtres vivants », résume Frantz Gault.

Du greenwashing ?

Pour Léa Kulinowski, chargée de mission juridique chez Les Amis de la Terre, compter sur la bonne volonté individuelle des entreprises pour préserver l’environnement relève cependant du vœu pieu. Si elle reconnaît que Patagonia a toujours été une entreprise “particulière” avec un engagement écologiste fort, elle considère que cette cession des parts de l’entreprise à des ONG relève plus de l’effet d’annonce que d’une véritable révolution. « Beaucoup d’entreprises soutiennent des causes qui entrent en contradiction avec leurs activités : BNP Paribas défend les droits humains, Total finance la fondation Yann Arthus Bertrand alors que ses actions sont largement climaticides etc. », énumère-t-elle. Même le nouveau modèle d’entreprises dites “à impact” - qui se donneraient une mission sociétale, comme a tenté de le faire l’ancien PDG de Danone Emmanuel Faber - donneraient des résultats mitigés. « Tant qu’il n’y a pas de vérification externe aux entreprises, des audits, des contraintes mises en place par l’État, ça ne marche pas », constate-t-elle. Sur le terrain, Les Amis de la Terre ont constaté que les violations de la nature et des droits humains restaient les mêmes, malgré les résolutions ambitieuses des entreprises. « Mieux vaut avoir une législation forte qui s’appliquerait à toutes les entreprises », conclut-elle.

Si le geste peut être interprété comme du greenwashing, rendre une ONG propriétaire d’une grande entreprise peut tout de même lui permettre d’avoir des moyens de financements durables. « Financer durablement une organisation de protéction de la nature lui donne des moyens et peut donner lieu à de nouvelles dynamiques, transformer les objectifs de l’entreprise, la conduire à respecter davantage sa raison sociale », observe Émilie Gaillard. L’initiative, même imparfaite, a le mérite d’ouvrir une porte. « Il y a urgence à trouver en Occident une traduction juridique à cet impératif de protéger la nature », abonde Frantz Gault. Pour le sociologue, nos entreprises pourraient même s’inspirer de tribus amazoniennes, qui demandent aux “esprits-maîtres”, “l’autorisation” d’abattre les arbres lorsqu’elles en ont besoin. Au vu de l’urgence climatique, les entreprises auraient tort de ne pas explorer toutes les pistes possibles.

Article édité par Clémence Lesacq ; photos : Thomas Decamps pour WTTJ

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