Non, montrer votre vulnérabilité au travail ne vous rend pas “faible”

01 déc. 2022

4min

Non, montrer votre vulnérabilité au travail ne vous rend pas “faible”
auteur.e
Elise Assibat

Journaliste - Welcome to the Jungle

Qui ne s’est jamais senti jugé, fragile, sensible au travail ? Rien d’étonnant à cela puisque la sphère professionnelle rassemble des individus en proie à leurs émotions, qu’ils portent une casquette de salarié ou non. Pourtant, un français sur deux n’ose toujours pas se livrer sur ce qu’il ressent de peur d’être stigmatisé par ses collègues ou sa hiérarchie. Mais aurait-on tout à gagner à exprimer davantage notre vulnérabilité ? Dominique Lhuilier, psychologue et professeure émérite au centre de recherche sur le travail et le développement (CNAM) témoigne de ses bienfaits.

Dans un environnement professionnel, il est difficile de parler de ses fragilités sans prendre le risque d’être jugé. « Et pour cause, on se calque sur les représentations que l’on s’en fait depuis toujours, explique la psychologue Dominique Lhuilier. Autrement dit, au travail, on se doit d’être performant, disponible et surtout résistant aux difficultés si on veut répondre aux attentes. » Plusieurs faits expliquent la valorisation de cette idée, à commencer par le climat économique : « Nous ne travaillons plus sur des marchés nationaux mais internationaux. La concurrence est omniprésente et cela nous donne l’impression de mener une véritable guerre économique. » Dans un contexte où le combat s’impose, il faut être costaud pour supporter les défis. Résultat, les soldats trop fébriles sont priés de rentrer chez eux. « Il suffit d’observer le panorama du monde du travail actuel qui fabrique une véritable désinsertion professionnelle, constate Dominique Lhuilier. De plus en plus de chômeurs viennent s’inscrire à Pôle emploi suite à des inaptitudes pour raison de santé, ou pour des problèmes psychologiques… » Aujourd’hui, ceux qui portent l’étiquette de « fragiles » aux yeux de la société sont massivement relégués au second plan. Et pour être pleinement intégré, on suit la loi du plus fort où chacun met ses émotions de côté.

Ce n’est pas tout : le monde du travail est encore largement dominé par une vision masculine. Les hommes sont encouragés à adopter un comportement viriliste où chacune de leur émotion est contenue, dissimulée. Ce sont donc ces mêmes valeurs que l’on va retrouver au sein des entreprises. « Aussi, il n’est pas étonnant que les femmes aient plus de difficulté à réussir professionnellement dans la mesure où ces dernières ont été moins forcées à masquer leurs émotions dans leur éducation, analyse Dominique Lhuilier. L’expression de la vulnérabilité féminine est alors mieux tolérée car mieux représentée. » Mais c’est aussi cette représentation qui contribue aux inégalités de genre : « Une femme, dans le monde du travail est perçue comme plus sensible qu’un homme en raison de sa charge mentale, des périodes de grossesses, des enfants… On assimile sa vulnérabilité comme un handicap et non comme une ressource pour l’entreprise. » Cette perception l’exclut plus facilement des postes à responsabilité et des promotions, mais elle conditionne aussi les hommes à avoir honte de leurs émotions.

Les bénéfices de son expression pour soi et pour les autres

De nos jours, parler de vulnérabilité revient à l’aborder sous le prisme de la faiblesse puisque le champ lexical employé est largement basé sur un registre déficitaire. « Quelqu’un de vulnérable est celui qui se définit par le défaut, par le manque, déplore Dominique Lhuilier. Or, la vulnérabilité peut être une force dans la mesure où c’est la conscience et l’expérience de la vulnérabilité qui permet un accès privilégié à une réflexion plus grande. » Sur ce que l’on veut faire de sa vie, sur les situations qui nous conviennent ou non. « Elle nous permet d’être à l’écoute de notre corps, poursuit l’experte. Par exemple quand on ne trouve plus le sommeil, quand on se sent irritable, quand on a mal quelque part… » C’est une véritable ressource qui nous aide à nous ajuster sur ce qui nous semble bon pour nous. « C’est aussi la vulnérabilité qui nous permet d’être plus attentifs à la manière dont on agit et interagit dans les différentes situations sociales que l’on peut traverser », révèle Dominique Lhuilier. Elle nous amène à reconnaître l’importance du souci de soi, pour ne pas s’oublier dans le travail et risquer de burn out. Enfin, elle nous permet l’inventivité, en cherchant, par exemple, de nouvelles manières de satisfaire ses besoins et ses envies, plus en accord avec soi-même.

Le fait d’être en phase avec ses émotions, de comprendre qu’on est humains, de s’accepter dans toute sa complexité est bénéfique pour soi, mais aussi pour les autres, car l’expérience de la vulnérabilité joue dans les relations avec autrui. Elle nous fait prendre conscience des émotions de nos pairs et intensifie notre capacité d’empathie. « S’il y avait un espace possible pour penser la vulnérabilité au travail, beaucoup de violences professionnelles pourraient être évitées », conclut la spécialiste.

Une fragilité indépendante de notre condition d’homme

Nul doute que les grandes transformations du travail, son intensification et sa précarisation ont contribué à fragiliser les individus. « Mais cette accélération nous a aussi fait oublier que la vulnérabilité nous concernait tous, regrette Dominique Lhuilier. Notamment dans la façon dont on conçoit la vulnérabilité. » Autrement dit, on ne pense plus à la vulnérabilité faisant partie de la condition humaine, mais comme la capacité d’une personne à gérer ses propres difficultés. On considère à tort que ces questions ne concernent que certains, qu’elles relèvent du domaine privé et qu’elles n’ont rien à faire dans le monde professionnel, même si tout est lié. « Il est évident que si vous êtes mère célibataire avec deux enfants, cela risque de profondément marquer le champ du possible dans la sphère professionnelle. Et a contrario, ceux qui sont bien dotés dans leur vie personnelle vont disposer de ressources supérieures à d’autres. » Il existe donc une réelle inégalité de ressources. Pour autant, la vulnérabilité humaine nous concerne tous par notre condition, puisque personne n’est à l’abri de périodes difficiles, de la maladie.

La crise sanitaire nous a d’ailleurs rappelé l’existence de la vulnérabilité dans la mesure où nous en avons tous fait l’expérience. « J’avais espéré que cette épreuve collective nous amène à la concevoir autrement, confie Dominique Lhuilier. Qu’elle nous rappelle son importance pour soi et pour les autres. » Mais l’équilibre établi par la société est rapidement revenu à la normale une fois les confinements passés. Aujourd’hui, la question devrait donc être abordée sous le prisme plus large de la vulnérabilité du vivant. « Au quotidien, mais également au travail, où l’on passe une grande partie de notre temps, ajoute l’experte. Pour avoir un impact fort en termes de gestion des ressources humaines, d’organisation du travail, de management…. » Reconnaître la vulnérabilité comme intrinsèque à notre condition humaine est la seule solution pour repenser le travail. Non plus en termes de traitement de situations dégradées, mais en véritable prévention pour anticiper l’après.

Finalement, la vulnérabilité n’est pas seulement le sentiment d’être fragilisé par un événement ponctuel, c’est aussi le pouvoir d’être à l’écoute des ses émotions, de prendre soin de son être, d’avoir conscience de soi et de ses limites morales. L’approche de la vulnérabilité est donc une voie essentielle pour retrouver des valeurs humanistes dans l’organisation du travail. Et gagner en apaisement.

Article édité par Romane Ganneval, Photo par Thomas Decamps

Les thématiques abordées