Frustration, bides, fatigue : les expatriés face à la barrière de la langue

21 juil. 2022

8min

Frustration, bides, fatigue : les expatriés face à la barrière de la langue
auteur.e
Aurélie Cerffond

Journaliste @Welcome to the jungle

Ils sont Français, Espagnols, Chinois et vivent et travaillent dans un pays dont ils ne sont pas originaires. Parmi tous les obstacles que surmontent ces expatriés dans leurs vies professionnelles, figure en premier lieu la barrière de la langue. Car même avec un bon niveau, le fossé est grand entre parler correctement une deuxième langue et l’utiliser tous les jours au bureau ! Entre gymnastique cognitive, frustrations et petits moments de solitude, ils racontent leurs déconvenues et partagent les astuces qui les ont aidés à les surmonter.

« Quand tu me regardes comme ça, j’ai l’impression que tu es stupide. » Cette délicate remarque, Teddy, cadre supérieur dans la publicité, l’a entendu de la bouche de sa manager, le premier mois à son arrivée à Los Angeles. Sept années ont passées, et Teddy, désormais bien implanté dans sa sphère pro et sur le marché américain, se remémore cet épisode avec humour : « Sur le coup j’étais choqué. Mais c’est vrai qu’au début, pour bien comprendre ce que mes collègues disaient, je les regardais intensément. Cela m’aidait à décoder leur langage corporel qui est une source d’information précieuse pour capter certaines nuances… mais mon écoute était très active, suractive même ! Ce qui ne me donnait pas un air intelligent manifestement… », esquisse t-il dans un sourire. Un épisode qui a malmené son ego mais qui ne l’a pas découragé. Au contraire, piqué au vif, il s’est surpassé pour prouver à tous sa compétence. Un exemple emblématique de ce que doivent affronter les salariés travaillant dans une autre langue que leur langue maternelle, surtout au moment de faire leurs premiers pas en entreprise.

Des doubles journées

Pourtant, Teddy partait confiant. Fort d’une année vécue à New York dans sa prime jeunesse, il travaillait déjà en anglais au sein de l’agence qui l’employait en France. Mais malgré ce bagage linguistique avantageux, la réalité professionnelle s’est révélée bien plus ardue « Ce qui m’a posé énormément de problèmes au début, ce sont les acronymes utilisés dans ma profession. En réunion, ça fusait, parfois cinq pouvaient s’enchaîner d’affilée et je me sentais largué. » Pour y pallier les six premiers mois de sa prise de poste, il enregistre systématiquement tous les meetings auxquels il assiste. « Je réécoutais ensuite les enregistrements et ça m’aidait dans ma prise de notes et pour faire des recherches sur les données qui m’avaient échappées. » Un travail supplémentaire conséquent, que tous les salariés expatriés expérimentent les premiers temps. Comme le montpelliérain Mickaël, designer dans le jeu vidéo qui vit en Islande tout en étant employé par une entreprise Finlandaise depuis un an : « J’ai dû et je dois encore, énormément préparer chacune de mes prises de parole car l’anglais professionnel est de mise. J’écris tout, je vérifie à l’aide d’un traducteur, je répète devant ma glace… Je ne peux malheureusement pas laisser beaucoup de place à l’improvisation, même pour participer à une réunion d’équipe lambda. » C’est qu’il n’y a pas de secret, s’exprimer au niveau pro dans une langue étrangère, même maîtrisée, nécessite plus d’efforts et de labeur. Xiao, illustratrice chinoise qui vit en France, misait sur des aides mémoires visuelles à ses débuts. « Quand on me présentait mes collaborateurs, c’était très difficile pour moi de retenir les prénoms. Après les avoir oubliés plusieurs fois, j’ai reproduit un plan de l’open space où j’ai dessiné en symboles chinois les prénoms de toutes les personnes de mon équipe pour savoir à qui m’adresser. » Même les tâches que l’on exécute sans problèmes dans un autre contexte, deviennent plus fastidieuses confirme Teddy : « Mes journées de travail se rallongaient beaucoup au début. Je mettais plus de temps à rédiger mes recommandations par exemple, j’ai dû mettre en place une nouvelle routine de travail en anglais. » Sans compter la charge cognitive intense qui épuise, comme en témoigne Naiara, journaliste espagnole employée dans un média français « Les premiers mois donnent le tournis. Je tombais littéralement de fatigue en fin de journée, allant jusqu’à me coucher à 20H, tellement l’effort de concentration que j’avais fourni la journée était intense. » Une grande fatigue et du travail supplémentaire que les autres collègues, natifs, peinent souvent à mesurer.

Un potentiel qui passe sous les radars

Au-delà de la charge de travail supplémentaire, souvent acceptée avec humilité par les intéressés, un autre phénomène, cette fois rarement anticipé, les contrarie plus encore : le sentiment de ne pas être apprécié à sa juste valeur. Car oui, lorsque les idées fusent, que les discussions s’emballent, il est bien plus compliqué d’avoir la même répartie que ses collaborateurs « Combien de fois, je n’ai pas pu exprimer mes idées en brainstorming !, s’exclame Naiara un brin frustrée. Évidemment, le temps que je formule dans ma tête de ce que je veux dire, mes collègues sont déjà passés à un autre sujet… » Des idées passées sous silence mais également des compétences jamais révélées selon Mickaël, bon orateur dans sa langue natale « Argumenter pour défendre mes idées est non seulement un pré-requis dans mon métier mais c’est aussi ma plus grande force. Sauf qu’en anglais, j’ai l’impression d’avoir le vocabulaire d’un enfant de 10 ans, et le sentiment de n’exprimer que 10 % de mon potentiel. »

Un handicap linguistique qui peut même être source d’erreur, rendant le préjudice professionnel bien plus lourd comme le regrette Xiao : « Un brief mal compris m’a déjà coûté un projet. Le client faisait de la restauration, et moi je pensais qu’il s’agissait d’un restaurant alors qu’il remettait en état des œuvres d’art. Autant dire que ma proposition graphique était complètement à côté de la plaque. » Un ressenti difficile aussi pour Teddy, qui a développé un syndrôme de l’imposteur au tout début : « Par moment je pouvais paraître moins bon que des collègues plus juniors. J’essayais toujours de faire bonne figure mais c’est éprouvant moralement surtout quand tu sais que tu as les capacités mais que la barrière de la langue t’empêche de les exprimer pleinement. » Une petite montagne mentale à gravir, que tous n’arrivent malheureusement pas à surmonter, se désole le publicitaire : « Je connais plusieurs personnes qui n’ont pas tenu le coup à cause de ça. C’est clairement une mise à l’épreuve, il faut redoubler de détermination. »

Des petits moments de solitude…

Les expressions mal employées, les accents hasardeux ou encore les mauvaises prononciations (on pense très fort au mot “beach” n’est-ce-pas) : qui dit langue étrangère dit quiproquos. Et entre la machine à café, les déjeuners et les afterworks, le milieu professionnel offre de nombreuses opportunités de les éprouver dans sa chair. « Un collègue s’est beaucoup moqué de moi parce que, - pour frimer je le confesse -, je disais “oh Jes” qui est une version abrégée de l’expression “oh Jésus Christ!”, une expression que j’avais entendue dans une série américaine. Sauf que ma mauvaise prononciation, accentuée par mon accent du Sud, faisait que je disais “oh sperme !” à la place. Autant dire que cette bévue me colle à la peau encore aujourd’hui », raconte Mickaël amusé. Depuis, il dit ne plus s’aventurer à employer des bons mots piégeux pour éviter ce genre d’écueil. Teddy, lui, a mit plusieurs mois à capter que lorsque ses pairs disaient “stake in the ground” (expression illustrant une grande détermination), ils ne parlaient pas de viande (“steak” en anglais) : « Je trouvais cette expression débile et elle revenait souvent dans les conversations… Jusqu’au jour où un collègue m’a expliqué qu’il ne s’agissait donc pas d’une pièce de veau posée sur la pelouse ! » Depuis, il note dans son téléphone toutes les expressions originales qui le marquent, pour s’en rappeler et les ressortir à l’occasion. Autant dire que la bienveillance de ses collaborateurs est nécessaire dans ce genre de situations, même si certains font du zèle, comme ceux de Naiara : « J’avais un collègue qui m’apprenait de fausses expressions qui n’existaient pas en français ! Il faisait ça pour me taquiner bien sûr, mais j’ai mis plusieurs années à me rendre compte. Je ne compte pas le nombre de fois où on m’a regardé avec des grands yeux perplexes grâce à lui… »

Une leçon d’humilité que l’on reçoit parfois sous les feux de la rampe sociale : « Régulièrement, et encore maintenant, je tente une blague en réunion et en fait, il manque un truc ou la prononciation n’est pas bonne, et je fais un énorme bide. Aucun sourire, aucun rire, juste un silence gênant. C’est terrible ! J’ai de la peine pour moi même quand ça m’arrive », confie Teddy, qui, naturellement drôle, doit parfois freiner ses ardeurs. À l’instar du potentiel, il est également plus difficile d’exprimer sa personnalité, et la frustration ressentie est tout aussi grande. « Je suis un tchatcheur aux réactions très spontanées normalement. Mais mon manque de fluidité en anglais m’empêche d’être moi-même », regrette Mickaël.

…qui développent le jeu d’acteur

Les moments de solitude se vivent également dans l’autre sens, c’est-à-dire quand les autres réagissent différemment. Pour mieux s’intégrer nos quatre témoins sont unanimes : il faut adopter un rire de circonstance. Mickaël est même formel, la bonne marche de son expatriation repose beaucoup sur son jeu d’acting : « Plus je suis largué dans une conversation, plus j’en fais des tonnes ! Je ponctue, j’acquiesce, je souris… L’illusion fonctionne très bien, alors je continue. » Pour Naiara, il est de bon ton d’adopter ce qu’elle a baptisé le « rire Erasmus » : « Quand tous les gens qui m’entourent rient à une blague sauf moi c’est affreux. La meilleure stratégie pour ne pas me sentir isolée, est de faire semblant de rire, même si je n’ai pas compris la blague. » Une technique adoptée et validée également par Xiao, qui reconnaît que le fossé culturel l’empêche de saisir les traits d’humour français. Et c’est peut être là que le bât blesse. Car si nos quatre témoins racontent leurs déboires linguistiques avec amusement, c’est aussi parce qu’ils ont énormément progressé, et progressent encore, dans la maîtrise de leur deuxième langue. Alors que le plus grand défi qui s’est dressé devant eux, réside à un niveau supérieur, plus complexe à appréhender : les codes et les références culturelles.

La (vraie) barrière culturelle

« Mes collègues finlandais me trouvaient prétentieux », raconte Mickaël dépité. En cause, son initiative d’avoir partagé des articles qu’il avait écrit sur un blog pour parler de son métier, « moi je voyais ça comme un partage de connaissances et eux l’ont perçu comme une occasion de me faire mousser, or l’humilité est une valeur fondamentale dans la culture finlandaise. » Il semble aussi que les échanges écrits à distance ne favorisent pas la bonne compréhension des intentions, une barrière supplémentaire en somme pour lui qui télétravaille depuis l’Islande. À la grande surprise de Teddy, on lui a également reproché d’être malpoli, c’est que la communication est bien différente outre atlantique « En France on est assez direct dans nos échanges, on se contente de dire “Salut, ça va ? Est-ce que tu peux m’envoyer le document X stp ?” et basta. Aux Etats-Unis, c’est très différent, il faut beaucoup plus mettre les formes, de même qu’il faut peser chaque mot pendant les moments de small talks, les opinions trop tranchées ne sont pas toujours très bien vues. » De là, à affirmer qu’il endosse deux personnalités en fonction des situations dans laquelle il se trouve, il n’y a qu’un pas. Mais au-delà des couacs de compréhension, cette différence culturelle est surtout une énorme richesse. Notamment pour le désormais franco-américain qui a noué de solides amitiés avec des locaux « Je n’étais pas venu ici pour rester qu’avec d’autres expatriés. Mes amitiés américaines me font vraiment connaître leur culture et je leur apporte la mienne. On n’a pas toujours le même humour, les mêmes références mais c’est ce qui rend nos rapports si riches. C’est rafraîchissant pour tout le monde. »

L’appropriation de la culture française est l’affaire d’une vie pour Xiao : « Je suis en France depuis que j’ai 24 ans, et pourtant j’ignore encore tellement de choses ! Tout est différent, même les goûts en matière d’esthétique et de design, ce qui fonctionne en Chine ne fonctionne pas du tout en France et inversement. C’est vertigineux car on a l’impression que c’est presque impossible à rattraper sans avoir été là depuis l’enfance, et en même temps c’est passionnant de faire toutes ces découvertes. » Regarder des films (sous-titrés dans la langue d’origine), lire des livres ou des articles, écouter de la musique locale, autant d’éléments qui ont aidés ces expatriés à assimiler leurs nouvelles cultures, sans oublier l’aide précieuse des guides sur place. « Un collègue français m’a dressé une liste de films incontournables, mais aussi des spectacles d’humoristes marquants afin que je ris de bon coeur aux vannes connues de tous, peut être que mon jeu d’actrice n’était pas si convaincant finalement », affirme l’espagnole avec malice.

Malgré les difficultés rencontrées, ces expatriés ne regrettent pas une seconde leurs choix et sont fiers du chemin parcouru. En racontant leurs histoires, ils soulèvent de nombreuses problématiques communes qui font réfléchir sur les bonnes pratiques à adopter en entreprise pour favoriser encore davantage l’inclusivité.

Article édité par Manuel Avenel, photo Thomas Decamps pour WTTJ

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