Manier la langue de bois au travail : vice ou vertu ?
24 mai 2022
4min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
On associe souvent la « langue de bois » aux discours des politiques, en tout cas à ceux qui riment avec bullshit, jargon et stéréotypes. Alors, comment peut-on encore défendre l’utilité du maniement de la langue de bois au travail ? Si elle provoque l’ennui voire la suspicion chez ceux qui l’entendent (clients, salariés et candidats), quel en est l’intérêt ? Notre experte Laetitia Vitaud vous propose d’explorer l’origine, les fonctions et les limites du concept.
L’oxymore « langue de bois » mêle la souplesse de la langue et la rigidité du bois. Elle rappelle la jambe de bois, une prothèse qui remplace tant bien que mal un membre perdu. Comme souvent, c’est dans l’histoire des mots qu’on trouve matière à réflexion. En français, l’expression « langue de bois » aurait à peine un siècle. Avant la Révolution russe, on se moquait régulièrement de l’administration des tsars, dont la « langue de chêne » irritait. Pendant les années de guerre froide, l’expression devient un cliché journalistique. Les Occidentaux n’ont de cesse de dénoncer la langue de bois soviétique.
Aujourd’hui, on critique volontiers la langue de bois de tous les hommes et femmes politiques, dirigeants d’entreprise et technocrates chez qui on sent que l’usage du discours vise à « noyer le poisson », mentir, cacher des vérités peu reluisantes, éviter de répondre à une question gênante ou manipuler l’auditoire. Il s’agit d’un type de discours (parlé ou écrit) figé, voire « récité » de manière presque automatique et qui n’apporte aucune information nouvelle.
La langue de bois, un instrument de manipulation
La langue de bois revêt 3 caractéristiques :
Elle adopte un style pompeux et complexe : pour intimider l’auditoire, il n’y a rien de mieux que d’utiliser des mots qu’il ne comprend pas. Grâce à des phrases à la syntaxe complexe (dont on oublie le sujet) et des mots techniques ou pompeux (dont on ignore le sens), on peut exprimer un rapport de force : je suis plus intelligent que toi, je te domine. De peur d’être pris pour des idiots, les gens font semblant d’avoir compris et ne posent pas de question gênante.
Elle ne froisse personne : les personnalités politiques en campagne maîtrisent souvent l’art de dire des choses avec lesquelles on ne peut qu’être d’accord. Les managers, également en proie à des jeux politiques, y font furieusement penser quand ils / elles affirment vouloir « remettre l’humain au cœur du dispositif » (qui pourrait être contre ?). La langue de bois aime les pléonasmes comme « projet d’avenir » ou « co-construire ensemble ». Et on peut tout combiner : « Nous allons co-construire ensemble un projet d’avenir pour remettre l’humain au cœur du dispositif ».
Elle empêche l’adversaire de parler : les flots de paroles ininterrompus (logorrhées) visent à confisquer la parole des autres et à empêcher les échanges qui dérangent. Il faudra adopter un débit rapide avec des mots pompeux d’une part, et des phrases avec lesquelles on ne peut qu’être d’accord d’autre part. Comme ce n’est pas si facile, il est parfois nécessaire d’apprendre des éléments de langage pré-mâchés par une équipe dédiée : il s’agit d’idées, de mots-clés et de phrases préparés à l’avance servant un argumentaire censé rester cohérent à l’échelle du groupe (politique ou corporate).
Dans l’ouvrage Une histoire de la langue de bois (Flammarion, 2011), l’historien Christian Delporte écrit : « On pourrait définir la langue de bois comme un ensemble de procédés qui, par les artifices déployés, visent à dissimuler la pensée de celui qui y recourt pour mieux influencer et contrôler celle des autres. » L’ironie linguistique de l’histoire, c’est que ceux / celles qui utilisent le plus l’expression « langue de bois » sont les personnalités politiques qui la dénoncent chez leurs opposants et/ou jurent que eux / elles, parlent « sans langue de bois ». En somme, la dénonciation de la langue de bois participe de la langue de bois.
Un discours de crise… en crise
« Les Allemands parlent de langue de béton, les Chinois de langue de plomb, les Cubains du tac-tac… Quel que soit le nom coloré qui la désigne, la langue de bois prospère sous toutes les latitudes », explique Delporte, pour qui elle « s’épanouit particulièrement en temps de guerre ». « De Napoléon à George Bush, en passant par 14-18 et les “événements” d’Algérie, le bourrage de crâne recourt aux mêmes techniques pour voiler une défaite ou déguiser une retraite en victoire. Et en période de crise, la langue de bois sait déployer des ressources insoupçonnées pour tourner autour du pot, qu’elle invite pudiquement à la rigueur ou claironne la sortie du tunnel ».
En temps de guerre ou de crise, il s’agit souvent, pour les gouvernements comme pour les organisations, de dissimuler une vérité dérangeante ou d’imposer une vision du monde grâce à elle. C’est bien commode d’occuper le terrain médiatique pour ne rien dire. Cela laisse moins de temps à l’ennemi. L’art de l’esquive fait partie de l’arsenal de la communication de crise : les vrais pros savent éviter l’échange, ne pas répondre aux questions et gagner du temps pour sauver les meubles. Si l’on n’ose pas qualifier le maniement de la langue de bois de « vertu », on la perçoit encore comme une nécessité dans le monde de la communication de crise.
Néanmoins, les codes de la communication ont beaucoup évolué depuis la révolution numérique. Les procédés « langue de bois » qui pouvaient fonctionner à l’époque des médias de masse (télévision, radio et presse) sont vite dénoncés sur les réseaux sociaux. Le public la gobe moins facilement. Il a soif de sincérité et de discours « vrais » dans une langue simple. Cela explique en partie la crise de confiance sans précédent vis-à-vis de la communication politique et corporate.
Évidemment, cela ne veut pas dire que les gens ne se font plus manipuler. Après tout, que sont les fake news si ce n’est de vastes entreprises de manipulation ? Mais les mensonges d’aujourd’hui sont maquillés de sincérité et dénoncent les procédés de la langue de bois et les complots qu’ils cacheraient. Donald Trump, par exemple, n’a eu de cesse de faire de l’anti-langue de bois.
Autrefois, la langue de bois fonctionnait à renfort de références scientifiques, face à son prestige et la confiance accordée aux experts. Mais la défiance progressive à leur égard a rebattu les cartes, les remplaçant progressivement par le storytelling : le fait de raconter dans une langue simple des histoires qui font appel aux émotions et amènent les auditeurs à s’identifier aux protagonistes. Si le storytelling élimine les logorrhées jargonnantes ou intimidantes, il poursuit parfois les mêmes objectifs de manipulation et d’influence.
La maîtrise de la langue de bois est désormais en concurrence avec celle du storytelling. Mais dans les deux cas, l’objectif est d’installer une logocratie (ah, j’adore les mots grecs !), un pouvoir (kratos) qui repose sur la maîtrise de la parole (logos), un régime où le langage est un instrument de domination. On ne peut que souhaiter que cette logocratie ne devienne pas totalitaire. Pour cela, une excellente maîtrise linguistique (à l’écrit et à l’oral), une bonne compréhension des procédés rhétoriques de la langue de bois et une saine dose d’esprit critique restent des qualités indispensables pour tout·e travailleur·se et tout·e citoyen·ne.
Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps
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