Travail : le monde de l'entreprise nous rend-il fous ?

Publié dans Le book club du taf

09 sept. 2019

9min

Travail : le monde de l'entreprise nous rend-il fous ?
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

LE BOOK CLUB DU TAF - Dans cette jungle (encore une !) qu’est la littérature traitant de la thématique du travail, difficile d’identifier les ouvrages de référence. Autrice et conférencière sur le futur du travail, notre experte du Lab Laetitia Vitaud a une passion : lire les meilleurs bouquins sur le sujet, et vous en livrer la substantifique moelle. Découvrez chaque mois, son dernier livre de chevet pour vous inspirer.

Aujourd’hui, Jason Fried et David Heinemeier Hansson, les auteurs des best-sellers Remote et Rework, décident d’en remettre une couche avec It Doesn’t Have To Be Crazy At Work (Harper Business, 2018), en voulant corriger l’idée reçue selon laquelle il ne peut y avoir d’entreprise florissante sans une surcharge de travail « folle ». Bref, un indispensable.

La folie du monde de l’entreprise

Également connus pour avoir créé la société de logiciels Basecamp en 1999, Jason Fried et David Heinemeier Hansson consacrent leur vie aux sujets de développement personnel et professionnel : comment mieux travailler, être plus efficace… Leur logiciel de gestion de projet et leurs livres se complètent mais servent ce même objectif. Bien que les nuits blanches et le burn-out soient devenus la norme culturelle en vigueur, les auteurs insistent sur le fait que nous devrions revenir à des principes de RH simples, calmes et de bon sens pour pouvoir effectuer le meilleur travail possible. « La fatigue continue n’est pas une médaille à accrocher à son revers, c’est un signe de stupidité », expliquent-ils notamment.

Respecter l’équilibre entre vie privée et vie pro, s’assurer de bien dormir ou encore se méfier de la mégalomanie, les conseils pratiques qu’ils proposent dans cet ouvrage ont pour objectif de convaincre les entrepreneurs, les managers et les responsables RH que « la folie » ne doit pas être la nouvelle norme. « Le monde de l’entreprise est obsédé par l’idée de se battre, de gagner, de dominer et de détruire. Cette optique transforme les chefs d’entreprise en mini-Napoléons. Si vous ne pouvez pas faire tout ce que vous voulez faire dans une semaine de 40 heures, c’est que vous devriez mieux choisir vos tâches, plutôt que de travailler toujours plus longtemps. »

Les 4 conseils de Jason Fried et David Heinemeier Hansson

1. Ayez des attentes raisonnables

  • Le sacrifice n’a jamais été synonyme de succès : « Le travail à tout prix est devenu la mentalité dominante en matière d’inspiration des chefs d’entreprise. Un flot incessant de citations supposément motivantes vous incitant à travailler toujours plus dur, jusqu’à l’épuisement. Le moment est venu de passer à autre chose. » Les entrepreneurs adorent l’idée que le travail et la vie privée sont en conflit permanent, et que le succès ne peut advenir qu’en sacrifiant tout le reste. Mais en réalité, ce n’est pas le cas. « La créativité, le progrès et l’impact ne cèdent jamais devant la force brute. »

  • Développer une entreprise, ce n’est pas partir en guerre : les créateurs de Basecamp aiment à dire que leur entreprise est « pacifique ». « Nous venons en paix. Nous n’avons pas d’ambitions impérialistes. » Dans le monde du logiciel, qui aime voir tous les marchés comme des champs de bataille où seul le plus rapide triomphe et emporte la mise, ce point de vue va étrangement à contre-courant. « Ce qui nous importe, c’est d’avoir une entreprise en bonne santé, avec des comptes qui se tiennent. Cela nous suffit amplement. Contrôler nos dépenses, gagner de l’argent sur nos ventes. »

  • Les objectifs fixés sont souvent illusoires : Basecamp est fière de ne pas avoir d’objectifs. Ni en matière de volume de clients, ni en nombre de ventes, pas même en ce qui concerne les revenus et les bénéfices. « La plupart d’entre eux ne sont que des cibles artificielles, fixées uniquement dans le but d’avoir une cible à atteindre. Ces chiffres imaginaires deviennent alors une source de stress inutile, jusqu’à ce qu’ils soient atteints ou abandonnés ». Le véritable risque est d’abandonner toute intégrité, alors que ne pas avoir d’objectifs est particulièrement libérateur. « Si vous devez vraiment vous fixer un objectif, alors pourquoi pas rester en activité ? Ou bien vous occuper de vos clients ? »

  • Le monde des affaires souffre d’une hyperinflation de l’ambition : on s’attend à ce que chacun soit disruptif ou « change le monde ». Mais pas chez Basecamp, dont la simple ambition est de « faciliter la communication et la collaboration des entreprises et des équipes ». Lorsque l’on est moins mégalomane, il devient rapidement plus compliqué de justifier des réunions à 21h00 et des week-ends passés au bureau.

  • Il est inutile de gérer son entreprise en suivant un plan détaillé : « Depuis près de 20 ans, nous avançons à l’aveugle, sans avoir plus de quelques semaines de visibilité. » Planifier sur le long-terme apporte un faux sentiment de sécurité. Les plans peuvent être dangereux : si vous devez à tout prix vous en tenir à votre plan, alors vous ne pouvez plus changer de direction.

2. Protégez votre temps et celui de vos salariés

  • 8 heures par jour, et 40 heures par semaine sont bien suffisantes : la raison pour laquelle la plupart des gens ont besoin de plus de temps est qu’ils en perdent énormément. Il est rare que les gens travaillent réellement 8 heures par jour. Ils n’en utilisent vraiment qu’une partie. Le reste du temps est perdu durant des réunions, des conférences téléphoniques et autres distractions. « Chez Basecamp, nous estimons que notre responsabilité principale, c’est de protéger le temps et la concentration de nos salariés ». Les réunions ont tendance à fragmenter le temps des employés entre un avant et un après. Une heure fragmentée n’a pas la même valeur qu’une heure complète. Cela demande un certain temps pour réussir à se replonger dans ce que Cal Newport appelle le **travail profond**.

  • Être efficace, ce n’est pas la même chose qu’être productif : de nos jours, on se concentre beaucoup trop sur la productivité. Mais nous ne sommes pas des machines dont la production doit être optimisée. Les personnes qui se concentrent trop sur la productivité « finissent par se concentrer plutôt sur le fait d’être occupées ». Au lieu de cela, les questions qui devraient être posées sont « quel est le minimum que nous pouvons faire ? » et « quelles sont les tâches que nous pouvons supprimer ? ». « Être efficace, c’est réussir à libérer plus de votre temps pour pouvoir faire d’autres choses hors de votre vie professionnelle. »

  • L’idée qu’il faut toujours « travailler plus » que les autres est ridicule : travailler une heure de plus que ses collègues n’a jamais permis à quiconque de connaître un plus grand succès professionnel. « Une bonne éthique professionnelle, ce n’est pas de travailler dès que l’on vous le demande. C’est de faire ce que vous avez accepté de faire, de bien remplir votre journée de travail, de respecter ce travail, le client, et vos collègues, et de ne pas perdre de temps. »

  • Le travail est rarement fait sur le lieu de travail : car les open spaces modernes sont devenus des usines à interruptions. Par exemple, à cause du « manager en patrouille, qui demande constamment à ses subordonnés comment se déroule leur travail » ou de « la réunion qui ne sert à rien, si ce n’est à programmer une autre réunion pour la semaine prochaine ». Les bonnes idées sont alors de privilégier le télétravail, de définir « des heures de bureau » durant lesquelles chacun peut répondre aux questions de ses collègues, ou encore d’éviter les calendriers communs. « Si vous ne contrôlez pas la plus grande partie de votre emploi du temps, il est impossible de trouver le calme. »

  • Attendre une réponse immédiate, ça n’est pas raisonnable non plus : et pourtant, c’est devenu la norme. En vérité, presque tout peut attendre. Et devrait attendre. « Attendre un peu n’est pas interdit. Le ciel ne va pas vous tomber sur la tête, l’entreprise ne va pas fermer ses portes. Elle deviendra simplement un lieu de travail plus calme, plus décontracté, et plus confortable ». Lorsque nous utilisons les courriers électroniques et autres moyens de communication connectés, nous devrions apprendre à remplacer le FOMO (Fear of Missing Out - la peur de rater quelque chose) par le JOMO (Joy of Missing Out - le bonheur de rater quelque chose).

3. Créez et entretenez une culture saine

  • Ce que vous dites n’a aucune importance, contrairement à ce que vous faites : les dirigeants ne peuvent prétendre promouvoir une culture saine et un équilibre vie privée/vie pro s’ils ont eux-mêmes des horaires insensés. « Si vous ne voulez pas que vos subordonnés se sentent coupables de passer le week-end avec leurs enfants à Legoland, alors publiez des photos de vous sur place, avec les vôtres. Être accro au travail est une maladie contagieuse. » C’est le devoir d’un dirigeant de promouvoir une culture d’entreprise calme et de donner l’exemple. Il doit aussi réaliser que sa parole a un poids et une importance accrus. Par conséquent, il faut réfléchir à deux fois avant de dire quoi que ce soit qui puisse être mal interprété.

  • Le besoin d’une bonne nuit de sommeil est primordiale : les scientifiques sont formels, être en manque de sommeil vous rend plus stupide. « Un manque continu de sommeil fait baisser votre QI, et affaiblit votre créativité. Vous êtes peut-être trop fatigué pour vous en apercevoir, mais vos collègues, eux, le remarqueront. » Par ailleurs, les personnes en manque de sommeil ont tendance à faire preuve de moins d’empathie. Et comme les managers ont besoin d’avoir encore plus d’empathie que leurs subordonnés, ils devraient prêter une plus grande attention à la qualité de leur propre sommeil.

  • L’équilibre vie pro / vie perso est essentiel, bien qu’inexistant dans de nombreuses entreprises : puisque 5 jours sur 7 sont consacrés au travail, la vie privée part déjà avec un handicap certain. Le travail doit être absolument proscrit le week-end. En effet, pour trouver un équilibre, tant la vie professionnelle que la vie privée doivent faire l’objet de concessions. Parfois, cela signifie que la vie doit prendre le dessus sur le travail, même durant les jours de semaine.

  • Une culture saine dépend aussi du recrutement des employés : chez Basecamp, les CV importent peu, seul le travail compte. Les candidats sont testés sur de vrais projets concrets. Et ils doivent être des « gens bien », car « la qualité de ton travail importe peu si tu te comportes comme un con ». Voilà pourquoi la « guerre des talents » doit être ignorée. La « superstar » d’une entreprise ne sera pas forcément une superstar dans une autre société. « Il faut arrêter de penser au talent comme à une chose pouvant être volée, et plutôt l’envisager comme quelque chose devant être choyé et encouragé. »

  • L’entreprise ne doit pas perdre de temps ou d’énergie avec des négociations salariales inutiles : tout le monde est payé au prix le plus élevé du marché, et toutes les personnes occupant un poste similaire touchent le même salaire. À travail égal, rémunération égale. Personne n’aura plus la motivation de quitter son emploi pour un poste mieux payé. Et en effet, le taux de turnover de Basecamp est très bas. Fried et Hansson n’accordent aucun crédit aux avantages incitant les salariés à rester sur leur lieu de travail. La plupart des entreprises de la Silicon Valley offrent des repas et des massages gratuits dans leurs locaux. Les avantages en nature offerts par Basecamp ne profitent qu’à leurs salariés : congés payés, week-ends de 3 jours pendant l’été, massage mensuel en dehors du bureau, forfait fitness… « Aucun de nos avantages n’a pour objectif de garder nos employés prisonniers dans nos bureaux ».

  • Pour une meilleure concentration au travail, des « règles de bibliothèque » devraient être appliquées sur le lieu de travail : les congés ne devraient jamais être interrompus pour des raisons professionnelles, sous peine de développer une « culture de l’épuisement mental ». Les auteurs ne croient pas aux congés illimités, car de l’ambiguïté naît l’anxiété. En effet, comme personne ne veut sembler paresseux, les gens ont tendance à imiter le membre de l’équipe qui prend le moins de vacances.

4. Attention aux mauvaises méthodes

  • Les discussions en temps réel avec les outils collaboratifs sont comme des tapis roulants, qui « s’éloignent constamment de vous » : ils peuvent être utiles en cas d’urgence, mais nous avons tendance à y avoir recours bien trop souvent. La communication asynchrone devrait être le mode de communication par défaut. Et « si c’est suffisamment important pour que tout le monde soit concerné, alors n’en discutez pas entre vous ».

  • La plupart des deadlines sont en fait des « dreadlines » (délais qui font peur) : « lorsque quelqu’un continue à vous confier du travail, sans vous donner plus de temps pour le faire, alors vous travaillez de manière frénétique et fébrile. Il n’y a rien de plus démoralisant que de travailler sur un projet sans en voir le bout ». On sait mieux dépenser l’argent d’un budget donné que estimer la date de réalisation d’un projet. Les échéances réalistes doivent avoir des conditions flexibles, incitant au compromis et à la négociation.

  • Des équipes travaillant sur différents projets ne devraient pas dépendre les unes des autres sans raison : voilà pourquoi Basecamp livre toujours différentes fonctionnalités séparément. Si l’équipe Android dispose d’une fonctionnalité prête, bien avant l’équipe iOS, pourquoi attendre ?

  • « C’est suffisant » est une attitude qui changera votre vie : « C’est suffisant » vous mènera loin. Cela ne veut pas dire que vous ne pouvez pas être excellent lorsqu’il le faut, mais cela signifie que vous parviendrez à accomplir beaucoup plus de choses. De même, il est préférable de limiter ses ambitions si l’on veut réussir à progresser. « Consacrez-vous à une idée. Menez-la à son terme. Réalisez-la ».
    Enfin, nous devrions toujours nous efforcer d’avoir moins à faire. Comme Peter Drucker, gourou en management, l’a si bien dit, « il n’y a rien de plus inutile que de faire de manière efficace quelque chose qui ne devrait pas du tout être fait ».

Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.

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