« Si de Gaulle s'était appelé Robert Pichon, aurait-il eu le même destin ? »

29 oct. 2021

11min

« Si de Gaulle s'était appelé Robert Pichon, aurait-il eu le même destin ? »
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Cindy Valeine

Rédactrice

Alors que Facebook a annoncé son changement de nom en optant pour Meta, nous nous sommes interrogés sur l’impact stratégique du choix, ou du changement de nom de son entreprise. Et si celui-ci avait, lui aussi, un réel impact sur votre marque employeur ? Il est courant d’avoir des a priori sur les prénoms des individus mais qu’en est-il pour les noms de marque et d’entreprise ? Spécialisé en « naming », Marcel Botton, fondateur et directeur de l’agence de création de marques Nomen, crée depuis des années des noms d’entreprises et de produits pour ses client.e.s. À son actif : plus de 2 000 marques en 40 ans de carrière. Des marques par ailleurs bien connues du public, si on vous dit : Thalès, Vivendi, Safran, Pôle emploi, ou encore Vinci, ça vous parle ? Aujourd’hui, toujours à la tête de son agence, il est également auteur de quatre livres sur le nom de marque. Dans cet entretien, Marcel Botton nous dévoile les raisons pour lesquelles il est important de bien choisir son nom d’entreprise et nous livre ses conseils sur comment y parvenir.

Parlez-nous de vous : d’où venez-vous, qu’est-ce que vous avez fait avant la création de votre société Nomen, qu’est-ce qui vous a donné envie de vous lancer dans cette voie ?

Marcel Botton : Avant j’étais spécialiste en créativité. J’ai par ailleurs écrit plusieurs bouquins à ce sujet et des client.e.s m’ont dit « Et beh tiens, vu que tu es spécialiste en créativité, est-ce que tu peux nous trouver des noms ? ». Ça s’est reproduit deux ou trois fois puis j’ai fini par comprendre qu’il y avait un réel besoin. Pour autant, j’attribue l’essentiel de ma carrière à la sérendipité comme on dit, c’est-à-dire au hasard. J’étais sur le marché de la création et puis on est venu me chercher, le hasard a fait que certaines de mes compétences se sont croisées avec le marché. Ceci dit, ce n’est pas 100% de hasard puisque j’ai toujours eu cette affection pour les mots. Je suis arrivé en France quand j’avais 4 ans, ma langue maternelle étant donc l’anglais, je ne comprenais rien à l’école primaire (rires). Alors petit à petit je me suis mis au français et j’ai pris l’habitude de garder avec moi un petit carnet dans lequel j’écrivais les mots que je ne connaissais pas pour aller chercher ce qu’ils voulaient dire.

Qu’est-ce que vous notiez dans ce petit carnet ?

Je me souviens du mot « étique » qui veut dire maigre et « érémitique » qui a un rapport avec les ermites (rires). Je notais ces mots que j’entendais et qui m’intriguaient dans mon carnet, puis j’attendais de rentrer à la maison pour aller chercher leur définition dans le dictionnaire. C’était un vrai effort de recherche et au final j’ai gardé cette habitude. Par exemple, s’il arrive que je ne connaisse pas un mot lors d’une réunion, je l’arrête pour demander ce qu’il veut dire. Il y a beaucoup de personnes qui n’osent pas dire « je ne sais pas » ou « je ne comprends pas », mais il faut oser !

Et c’est une bonne situation, ça, inventeur de noms d’entreprises ?

Quand j’ai voulu créer Nomen, les gens m’ont dit que je ne vivrais pas de ce métier. Aujourd’hui dans le groupe, il y a 30 salarié.e.s qui sont employé.e.s à plein temps. Jamais je n’aurais imaginé que 30 personnes vivraient de cette activité.
Mais je ne reprocherais jamais à ceux qui n’étaient pas favorabls à mon projet de ne pas y avoir cru, car, en réalité c’est plutôt bon signe. Quand tout le monde vous dit « c’est une super bonne idée, ça va marcher ! » en général ça veut dire que c’est une mauvaise idée. Pourquoi ? Parce que ça veut dire que tout le monde y a pensé et donc que c’est trop tard. Pour qu’une idée soit vraiment neuve il faut qu’elle rencontre une résistance. Au final, c’est peut être le fait qu’ils m’aient mis au défi qui m’a donné de l’énergie. Rien n’est prévisible, et tant mieux. Sinon, qu’est-ce qu’on s’ennuierait !

Pourquoi faut-il accorder une importance particulière au nom de son entreprise ou de sa marque ?

Imaginons que De Gaulle se soit appelé Robert Pichon, est-ce qu’il aurait eu le même destin ? Je ne pense pas. Je pense qu’un nom détermine un destin. Ce n’est pas moi qui le dit d’ailleurs : c’est attribué à Ciceron dans une phrase qui dit « Nomen omen », qui signifie que le nom est présage. Évidemment, le nom ne fait pas tout, il ne faut pas exagérer. On peut réussir avec un mauvais nom comme on peut échouer avec un très bon. Maintenant, c’est un fait : quand on a un bon nom ça aide, on gagne du temps au niveau de la conquête de la clientèle et de l’adhésion du public.

En 40 ans de carrière, quel est le nom dont vous êtes le plus fier ? Pourquoi ?

Je vais choisir la marque Vélib. En effet, cette marque a généré pleins d’enfants comme Doctolib, Autolib, etc. Quand un nom ou une marque sont recopiés, c’est souvent signe de succès. Après, évidemment, il ne faut pas que ce soit imité de trop près, ça peut la déprécier, il faut donc faire attention. Par ailleurs, cette marque n’a pas été créée par moi-même mais par une stagiaire qui s’appelle Elodie Cordier. Elle a eu cette idée pendant son stage au sein de Nomen, pour lequel l’agence a reçu le Grand Prix Stratégie. Vélib est une marque qui s’est imposée tout de suite, elle a carrément été intégrée dans la langue française. Souvent, quand la marque devient un mot du langage, c’est un succès pour le mot mais c’est un échec total pour la marque comme par exemple avec Escalator ou encore Frigidaire qui, à la base, étaient des marques. Ce n’est pas le cas pour Vélib. Le fait qu’elle ait beaucoup d’imitateurs montre sa réussite.

Existe-t-il un nom d’entreprise ou de marque dont vous êtes jaloux de ne pas être le créateur ? Qu’est-ce que ce nom / cette marque vous inspire ?

Je peux citer Twingo. Je trouve que c’est un mot qui, sans avoir de sens, renvoie bien à la personnalité du véhicule. On y voit un petit personnage marrant, quelque chose de sympa. Dans un tout autre registre, il y a Google. J’aime bien ce nom car il y a une histoire à raconter. Google vient du terme mathématique « googol » c’est un nombre colossale qui correspond à 10 puissance 100, soit le nombre de particules dans l’univers. J’aime bien les noms cryptiques, donc on essaye toujours dans nos créations de mettre du sens aux mots concrets. Comme par exemple avec l’entreprise Mersen, une entreprise industrielle. Pourquoi Mersen ? Il y a 3 explications : ce nom renvoie à l’Abbé Mersenne qui était l’un des correspondant de Descartes à l’origine de la pensée scientifique; ça renvoie également au traité de Meerssen qui a créé la France et la Lorraine et ce sont aussi les initiales de Material Electrical Research and Sustainable Energy, un acronyme qui décrit leur activité. C’est un mot que j’appellerais polysémique. Dans l’agence, j’incite toujours mes créatif.ve.s à partir à la recherche de mots rares, des « pépites » comme j’aime dire. Je leur conseille d’aller feuilleter dans le dictionnaire et d’aller chercher des mots qui sont peu connus, dont le sens est intéressant et qui sont beaux. Il y a les mots courants et ceux qui ne veulent rien dire, mais entre les deux il y a des mots intéressants qui existent et que très peu de gens connaissent.

« Quand tout le monde vous dit “C’est une super bonne idée, ça va marcher !” en général ça veut dire que c’est une mauvaise idée. (…) Pour qu’une idée soit vraiment neuve il faut qu’elle rencontre une résistance. Au final, c’est peut être le fait qu’ils m’aient mis au défi qui m’a donné de l’énergie. »

Quelles sont les grandes étapes pour choisir un nom d’entreprise ?

La première étape c’est de bien connaître l’entreprise. Pour cela, il faut que je vienne vous voir, que je visite votre usine si vous en avez une, que je vois comment elle marche, que je parle avec votre contremaître, que j’aille à l’accueil voir comment ça se passe. Je dois m’intégrer de la culture de l’entreprise, ce qui prend du temps, mais c’est essentiel. L’étape d’après, je vais aller chercher un nom d’entreprise avec vous, car beaucoup de bonnes idées viennent des dirigeant.e.s, des manager.euse.s et des salarié.e.s. L’étape suivante est de proposer plusieurs centaines de noms, puis on va trier en regardant ce qui est intéressant, ce qui est libre, et on va réduire à 20, 30, 40 noms. Il faut également faire des contrôles, un crash test qui consiste à vérifier si le nom est acceptable dans les principales langues étrangères et s’il est disponible juridiquement. Notre métier c’est comme le chapeau chinois pour le chercheur d’or : manipuler énormément de mots pour trouver une pépite à la fin.

Quelles sont les motivations qui amènent vos clients à venir vous voir pour un naming ?

Soit la plupart de nos client.e.s créent une nouvelle société; soit ils/elles fusionnent deux sociétés déjà existantes mais ne veulent prendre le nom ni de l’une ni de l’autre et cherchent donc un troisième nom; soit ils/elles créent une filiale qui doit porter un nom différent. Pour vous dire la vérité, souvent mes client.e.s commencent à chercher un nom de société ou de marque au départ en interne, puis ils/elles se rendent compte que c’est compliqué et qu’ils/elles n’y arrivent pas alors ils/elles font appel à nos services en catastrophe. C’est une grande partie de notre business. L’astuce c’est de ne pas chercher qu’un seul nom mais plusieurs.

« Par exemple, il y a eu l’entreprise Mitsubishi, qui n’est pas cliente chez nous, qui a un véhicule qui s’appelle Pajero ce qui signifie “branleur” en espagnol »

En moyenne, combien y a-t-il de propositions de noms rejetées pour une gardée ? Avez-vous un exemple avec une vraie marque où il a été difficile de trouver un nom ?

Pour donner quelques chiffres, disons 5, 50, 500. C’est-à-dire qu’on va en examiner 500, on va en proposer 50, on va en retenir 5 et à l’issue il n’en restera qu’un. Par exemple, pour Vivendi, on en a examiné 4 000 ! Pour citer une autre société avec laquelle j’ai collaboré, il y a Pôle Emploi. On travaillait avec le patron [de Pôle emploi] et le ministre de l’emploi de l’époque, Laurent Wauquiez. Avant de trouver le nom Pôle Emploi, on avait pensé à NOE (Nouvelle Opérateur pour l’Emploi) mais le problème c’est que c’était ni nous, ni eux, qui décidaient, mais le Président de la République, Nicolas Sarkozy. Et le Président, il ne pouvait pas assister aux réunions or pour nous c’est une règle absolue : la personne qui décide doit y assister. Évidemment, lui, on ne pouvait pas l’obliger à venir (rires) ! Finalement, Nicolas Sarkozy a refusé notre proposition. Ça a été un processus très difficile pour nous car il a fallu tout recommencer depuis le début…

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On parle beaucoup d’impact en externe du nom d’une entreprise, mais est-ce que le nom d’une entreprise peut aussi avoir un impact en interne, sur la manière dont l’équipe la perçoit ?

Ce que les gens ne savent pas, c’est que lorsqu’on travaille avec des clients, l’enjeu principal d’une marque n’est pas l’externe mais l’interne. La marque c’est d’abord le drapeau des personnes qui travaillent dans l’entreprise, c’est l’étendard. Donc les premières cibles du nouveau nom de société sont les salarié.e.s. Il faut qu’ils y adhèrent. Pour cela, on associe l’interne, on l’invite à créer, on organise des événements pour lancer la nouvelle marque, etc. Évidemment, on prend en compte les autres parties prenantes mais ce n’est pas la première préoccupation. Par exemple, quand nous avons créé Enedis anciennement nommé ERDF, l’enjeu principal était de faire adhérer ce nouveau nom d’entreprise à l’ensemble des milliers de manager.euse.s et employé.e.s. On a mis des opérations de lancement en interne pour la nouvelle marque sous forme de manifestation, de réunion, de site dédié sur l’intranet… Et tout ça, c’est un vrai challenge car en général il faut que ce soit révélé en 24 heures, ce qui est très court. C’est notre théorie du big bang, si on veut que ça marche, il faut frapper un bon coup. Si vous laissez une période de transition, vous courez le risque qu’elle ne se fasse jamais.

« La marque c’est d’abord le drapeau des personnes qui travaillent dans l’entreprise, c’est l’étendard »

Quels sont les pièges à éviter lors de la création d’un nom ?

Le principal piège à éviter, ce sont les transpositions négatives à l’international. Autant une blague, ça passe, mais quand le mot a un sens très négatif dans un pays majeur, ça pose alors un réel problème. Il faut donc vérifier l’acceptabilité dans les langues principales. Pour certains domaines, comme dans le milieu automobile par exemple, on va vérifier la traduction dans 80 langues différentes. On a créé un réseau qui s’appelle Intercheck, qui est présent dans plus de 100 pays et qui a au total plus de 1 000 correspondants dans le monde qui nous répondent en quelques heures pour voir si dans leur langue et dans leur pays, le nom est acceptable. Cet outil est notamment très utilisé dans le domaine automobile où il y a eu beaucoup d’erreurs auparavant. Par exemple, il y a eu l’entreprise Mitsubishi, qui n’est pas cliente chez nous, qui a un véhicule qui s’appelle Pajero ce qui signifie « branleur » en espagnol. Et je ne parle pas de branleur au sens “qu’il/elle ne fait rien” (rires) ! Alors pour un 4x4 qui se veut viril, ça le fait moins. Ils l’ont donc rebaptisé Montero. Il y a aussi un véhicule Toyota très connu qui s’appelle MR2, autant dire qu’à la lecture en français ce n’est vraiment pas terrible [merdeux], il a donc été rebaptisé MR en France. Dans un autre registre, il y a la boisson croate nommée Pipi, qui signifie « couette » en Croatie. Ils voulaient une implantation à l’international mais tout compte fait ils ont dû laisser tomber cette idée.

Existe-t-il des tendances en matière de noms de marque ?

Il y a eu une époque bien connue où, dès qu’on touchait au monde du numérique il y avait systématiquement ou presque des marques en double “o” : Wanadoo, Google, Yahoo… C’était une grande tendance qui s’est ralentie mais pas complètement puisqu’on observe encore Deliveroo, Kelkoo, etc. Aujourd’hui, je remarque qu’il y a une tendance de marque qui finit par “go”, est-ce que ça traduit un élan dynamique ? Je ne sais pas. Cependant, les gens sont très demandeurs de ces terminaisons. Il y a une autre tendance d’utiliser le chiffre 2 pour remplacer le “to” comme par exemple dans Free2Move. En ce qui concerne les applications, il y a les noms en quatre lettres permettant ainsi de mettre le nom en entier dans l’app.

Certains déplorent l’utilisation du terme “BIO” pour des produits ou des entreprises qui ne le sont pas… Comme le greenwashing, pensez-vous que le greennaming existe ?

Il est difficile d’avoir un greenaming et ce pour une raison légale : la loi sur les propriétés intellectuelles et sur les marques dit qu’une marque ne doit pas être déceptive, descriptive et contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs. L’office des marques françaises qui s’appelle l’INPI ou l’office européen des marques, peut refuser une marque si elle affirme une promesse qu’elle ne tient pas (décéptive). Or, le greenwashing fait partie de ça. “Bio” a longtemps était le nom de marque d’un yaourt mais il a fallu qu’ils/elles changent de nom car ils/elles n’étaient pas nécessairement bio. De même, si vous voulez vous appeler « Eco Chauffage » et que vous n’êtes pas écologique, l’INPI (Institut national de la propriété industrielle) peut vous refuser ce nom. Il y a des examinateurs qui regardent si la marque remplit bien les conditions légales. De fait, affirmer auprès du public qu’on est vert alors qu’on ne l’est pas, c’est mentir. Il ne faut pas non plus que la marque soit descriptive, par exemple donner le nom pomme à une marque de pommes, sinon les autres ne sauraient pas comment faire. En ce qui concerne la mention “être contraire à l’ordre public”, on ne peut pas donner le nom gendarmerie nationale à notre société ou à notre produit, par exemple.

3 conseils fondamentaux que vous pourriez donner à des entrepreneurs pour choisir le nom de leur entreprise ?

C’est un conseil en trois morceaux : le nom doit ouvrir sur l’espace, le temps et l’activité. Je m’explique : il ne faut pas s’enfermer dans une époque donnée. C’est-à-dire, si vous êtes à la mode aujourd’hui, le temps passe et vous pouvez devenir démodé. S’enfermer dans l’espace, c’est par exemple s’appeler France Telecom, mais comment faire si on veut s’implanter au Maroc demain ? Et bien on s’appelle Orange. La même chose pour British Telecom qui est devenu BT. La troisième chose c’est de s’enfermer dans une activité, c’est-à-dire avoir dans sa marque une description très précise de ce que l’on fait. Par exemple, vous vous appelez « Streaming France », mais peut-être que dans 5 ans vous ferez autre chose et donc le nom ne sera plus du tout adapté. De fait, il faut ouvrir son regard sur ces trois dimensions.

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Article publié le 21/05/21, mis à jour le 29/10/21

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